Interview octobre 2007
Pour votre première saison à l’Odéon, vous remontez Illusions comiques,
que vous aviez créées en 2006 à Orléans. Dans cette pièce, le
personnage du poète (« moi-même ») se voit d’abord nommer directeur de
l’Odéon et de la Comédie-Française, puis de tous les théâtres de France,
avant que le ministre de la Culture ne lui cède sa place en étendant
ses compétences à l’Éducation, aux Affaires étrangères, au Budget et à
la Défense. Maintenant que vous êtes directeur de l’Odéon, pensez-vous
au ministère ?
Absolument (rires). Mais à la
différence du « moi-même » de la pièce, je m’arrêterai à la Culture. Le
passage que vous citez vise l’élargissement excessif du périmètre du
ministère, et la façon dont la culture est aujourd’hui écartelée entre
l’événementiel, le patrimonial, et surtout la communication, qui figure
d’ailleurs dans l’intitulé du ministère. Cette évolution a commencé sous
l’impulsion de Jack Lang et a été poursuivie par tous les ministres qui
se sont depuis succédés, pour le meilleur et pour le pire. Le meilleur,
c’est la démocratisation de l’idée culturelle : les collectivités
locales se sont enfin mises à considérer la culture comme un enjeu
politique. Le pire, c’est la dissolution dans l’événement démagogique.
Quand Vilar parlait d’un « théâtre populaire », quand Vitez à sa suite
revendiquait un art « élitaire pour tous », leur idée n’était pas de
concevoir des œuvres adéquates au projet préalable de faire venir un
maximum de public ; elle était de faire des œuvres qui aient valeur en
elles-mêmes, et de travailler sur la médiation avec l’ensemble de la
société civile. Voilà mon programme pour quand je serai ministre de la
Culture ! (...)
Comment entendez-vous l’expression « théâtre populaire » aujourd’hui ?
À
l’époque de Vilar, le théâtre est encore un vecteur d’opinion de la
société. Ce n’est plus le cas. Nous avons mis des années à en faire
notre deuil ; nous voulions croire que nous avions encore une influence,
mais il a bien fallu se rendre à l’évidence... Et pourtant, la
décentralisation a réussi : on en parle souvent comme d’un échec, ou
comme si sa réussite avait été tout au plus symbolique. Mais c’est faux.
Traversez la France de Forbach à Toulouse, vous pourrez partout aller
au théâtre, dans des salles qui ne sont pas vides. Il n’en reste pas
moins qu’en termes de débat public, le théâtre a perdu sa place centrale
dans la vie de la cité. Pourquoi ? Simplement parce que ce n’est pas
une élite qui vient au théâtre. Quand on me dit : « Votre métier est un
métier pour l’élite », je réponds : « J’aimerais tellement que l’élite —
l’élite médiatique, financière, le mécénat, l’élite politique — vienne
plus souvent ! » Mais elle ne vient pas. Ce n’est pas elle, le public...
(...)
Vous défendez souvent une conception très exclusive du
théâtre : vous privilégiez un théâtre de la parole, de la dramaturgie
textuelle, qui laisse penser que vous avez des réticences à l’égard de
formes plus hybrides qui s’aventurent aux frontières du genre — le
théâtre d’objet, les installations et réalisations mêlant vidéo,
électronique, arts de la rue, etc.
Il suffit qu’on dise
« J’aime le poème dramatique » pour qu’immédiatement, quelqu’un se lève
et dise « Donc vous n’aimez pas la danse, pas le cirque, pas la
musique ! » Évidemment qu’il y a du très grand théâtre sans texte ;
évidemment qu’il y a du grand théâtre qui fait appel à la vidéo. Prenez
le travail de Frank Castorf : chez lui, la vidéo est parfaitement
intégrée — elle l’est de manière critique, pas comme un cache-misère.
J’ai adoré ses pièces, pour les mêmes raisons que je n’aime pas les
spectacles où la vidéo me semble n’être rien d’autre qu’un signe de
modernité. Quant à moi, je défends un geste théâtral qui parte du poème,
parce que j’ai l’impression qu’il n’y a aujourd’hui pas assez de place
pour le poème dramatique au sein de cette profession. Ce théâtre-là est
beaucoup plus vulnérable que tout le reste, parce qu’il peut
difficilement se transformer en forme spectaculaire.
Qu’est-ce qui fonde, selon vous, la distinction entre théâtre et spectacle ?
C’est
d’abord une question de proportion. Le théâtre est lié à la présence
réelle ; c’est un rapport d’homme à homme. Si vous en augmentez les
proportions, vous le cassez : l’éloignement physique de l’homme en scène
et de l’homme qui regarde change l’ontologie de cette activité. On
passe alors dans l’ordre du spectacle, qui ne marche que dans un seul
sens. Le spectacle va du plateau — ou de l’écran — au spectateur, un
point c’est tout. L’expérience théâtrale est, au contraire, une
expérience où le spectateur a une certaine liberté de lecture. Cette
liberté, on peut l’appeler la « distance » ou tout ce qu’on voudra.
Quand cette liberté n’est pas préservée, on est dans le spectaculaire,
pas dans le théâtre.
Mais pourquoi la liberté de lecture serait-elle spécifique au théâtre plutôt qu’à toute œuvre d’art ?
Parce
que le théâtre est une présence réelle. Je ne fais aucune théologie en
disant cela : il faut l’entendre le plus littéralement possible. Le
théâtre est l’art de la parole en présence. Or je pense que la parole en
présence est la solution à l’impossibilité de la parole. C’est clair ?
Cela le sera peut-être si vous développez.
Si je développe, cela sera moins bien (rires). Vous savez, je mets du temps à les pondre, mes aphorismes. Bon, essayons. J’ai réalisé un film [2],
et j’ai bien vu qu’entre l’homme qui est derrière la caméra et celui
qui est devant l’écran, il ne pouvait pas y avoir d’égalité. Alors qu’au
théâtre, la parole en présence met tout le monde à égalité.
Il
n’y a pourtant pas d’espace plus hiérarchisé qu’un théâtre à
l’italienne comme la vieille salle de l’Odéon : entre la scène et la
salle, mais aussi dans la salle, entre les places de riches et les
places de pauvres...
C’est vrai. Mais tous ont la même arme, qui est la parole.
Au théâtre, on demande au spectateur de se taire, non ?
Si
vous pensez qu’au théâtre, le spectateur se tait, c’est parce que vous
n’avez pas les bonnes oreilles. Moi, je l’entends très bien. Il parle de
manière éloquente par son silence. C’est vertigineux pour l’homme en
scène, de sentir que ce silence devient de la pensée incarnée. Par son
rire, il se manifeste aussi. Quand je joue une comédie, les jours où
cela ne rit pas, c’est difficile. Bref, j’entends le spectateur penser
quand je suis en scène. Je ne l’entends pas penser quand je suis aux
prises avec une caméra.
Dans certaines de vos pièces — L’Épître aux jeunes acteurs pour que soit rendue la Parole à la Parole, par exemple — comme dans certains de vos textes de circonstances — « Avignon se débat entre les images et les mots » [3] notamment —, vous mettez sans cesse en garde contre le risque qu’il y aurait, pour le théâtre, à privilégier l’image.
Ce
que je veux dire, c’est qu’au théâtre, il n’y a pas d’image. Il n’y a
que de la présence. Une chaise, au théâtre, on peut s’asseoir dessus. En
même temps, cette présence devient symbolique. Le théâtre est ce qui
m’apprend à lire le monde comme un livre. Quand je vois une chaise au
théâtre, je me dis : « Que me dit cette chaise ? Ah, ce doit être le
palais. » C’est le palais, mais on peut quand même s’asseoir dessus.
L’expérience des images n’est-elle pas, à sa manière, expérience de la présence ?
Pas toutes les images. Un tableau de Soulages ou de Fra Angelico, si. Mais ce ne sont pas des images...
Ce que vous appelez « images », ce sont donc les images médiocres, les images réduites à la communication ou à la décoration ?
Ce
que je veux dire, c’est que quand il n’y a pas de parole dans l’image,
quand l’image est réduite à du pulsionnel, alors cette image-là est une
saloperie.
Mais il y a aussi du pulsionnel dans l’écriture...
Je
ne dis pas qu’il n’y en a pas. Je dis qu’il ne peut pas y avoir que
cela. Quand les surréalistes ont voulu faire du pulsionnel en
littérature, comme Breton dans Clair de terre, ils ont foncé dans
une impasse. Il y a des impasses nécessaires, ne serait-ce que pour y
faire des trucs cochons, mais ce sont tout de même des impasses. J’ai le
même sentiment quand l’art contemporain se résume au pulsionnel. Mes
défécations et mes humeurs ne sont pas plus vraies que ma pensée, que
mes tentatives de dire « je t’aime » à quelqu’un et de le lui faire
entendre. Mes larmes ne sont pas plus vraies que ma parole. Je ne vous
demande pas du tout de prendre la carte de mon parti, et je ne cherche
pas du tout à vous convaincre. Il y a simplement des images que j’aime
et d’autres que je n’aime pas.
Comme il y a un théâtre que vous aimez et un théâtre que vous n’aimez pas ?
Eh
non ! Il n’y a pas de théâtre que je n’aime pas, parce que j’aime le
théâtre au-delà de tous les critères de valeur. C’est le processus
humain lui-même que j’aime dans le théâtre. Quand je vois ma petite
voisine faire du théâtre à la fête de l’école, au fond, cela me
passionne autant qu’un spectacle de Castorf. Ma méditation sur le
théâtre dépasse les critères de valeur. Ce qui est parfois un peu
encombrant pour une programmation !
Autre sujet qui
fâche : vous avez souvent critiqué la façon dont le metteur en scène
était devenu le personnage central de l’écriture théâtrale.
Ce
que je conteste, c’est la façon dont le metteur en scène est parfois
devenu la seule légitimité du monde théâtral, au point que le passeur
semble parfois plus important que la personne qui passe. La majeure
partie du geste du metteur en scène est un geste herméneutique. Or on en
est à la troisième génération de commentaires : certains spectacles ne
proposent plus une lecture, mais une lecture d’une lecture d’une
lecture. Il y a là un risque de stérilité. J’ai été très proche de
Didier-Georges Gabily et de Jean-Luc Lagarce — « le poète mort trop
tôt » des Illusions comiques. Ce que nous voulions tous les
trois, c’était, justement, sortir le théâtre du geste strictement
herméneutique, parce que nous trouvions qu’il manquait de corps et
d’engagement physique. Ils ont mis tous les deux leur corps au centre de
leur œuvre. J’admire tous les gens qui travaillent avec leur corps —
comme les chanteurs, les prostituées, les sapeurs-pompiers.
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