récit du messager
Alors que Dionysos, sous les traits de l’étranger, converse tout
sourire avec le furax Penthée devant son palais à Thèbes, un messager,
berger des montagnes, arrive en hâte du Cithéron pour raconter ce qu’il y
a vu à propos des femmes de la cité. Connaissant la susceptibilité et
la violence du roi, le pâtre commence sur la pointe des pieds, tant son
récit est incroyable. Mais, curieux, Penthée lui promet de ne pas le
punir, quoi qu’il dise.
Et le messager de raconter que, tôt le matin, alors qu’il venait de
conduire son troupeau de jeunes bêtes à cornes du côté des rochers,
alors que les rayons du soleil commençaient à chauffer le sol, il est
tombé sur trois groupes de femmes, reconnus comme autant de thiases
bachiques. Trois groupes de bacchantes emmenés par les trois dames les
plus importantes de la cité : Autonoé et Ino, les tantes du roi, et
Agavé, sa mère ! D’abord, toutes dormaient encore, le corps relâché et
détendu. Les unes le dos appuyé contre les branches d’un sapin ; les
autres à même le sol, la tête posée sur des feuilles de chêne ;
visiblement étalées au hasard, mais tout de même avec une certaine
précaution. Bien loin en tout cas des femmes telle que les décrit
Penthée : débauchées, enivrées de vin et de musique, chassant Cypris à
l’écart des regards, à travers la forêt. Loin de courir frénétiquement
les bois, assoiffées de désirs, de fécondité, d’amours et de plaisirs,
la gente féminine était au contraire tranquillement installées, au
calme.
Mais voilà que les bœufs cornus se sont mis à mugir. Et Agavé de se
réveiller, de se dresser au milieu des bacchantes et de se mettre à
faire écho aux bêtes en poussant l’ololugé, le fameux cri de
rassemblement dionysiaque, ordonnant ainsi à ses comparses de se
réveiller. Et celles-ci n’ont pas tardé à jeter loin de leurs yeux le
florissant et ressourçant sommeil et à se dresser : non pas doucement,
l’une après l’autre, comme c’est le cas généralement quand un groupe se
réveille après une longue nuit, mais rapidement et de manière ordonnée,
les jeunes, les vieilles, les vierges, toutes en même temps. Quelle
vision étonnante et merveilleuse !
Ensuite, elles ont fait tomber leur chevelure sur leurs épaules, ont
renoué leur nébride – peau de faon symbole d’insouciance et de liberté.
Et pas n’importe comment. L’image est insolite, incroyable : leur peau
tachetée, elles l’ont ceinte avec… des serpents, terribles animaux
sauvages ; serpents complices qui en même temps léchaient leurs joues.
Et ce n’est pas tout : celles qui avaient enfanté il y a peu, qui
avaient abandonné leur nourrisson et avaient donc les seins gonflés,
elles portaient dans leurs bras – pulsion à la fois humaine et animale
–un… chevreuil ou des petits loups sauvages qui tétaient leur lait
blanc.
Puis, elles se sont posé des couronnes sur la tête : couronnes de
lierre, de rameaux de chêne et de smilax fleuri, attributs précédemment
chantés par le chœur comme indispensables pour les suivantes de Dionysos
et pour l’ensemble de la ville de Thèbes.
Ce qui se passait n’était pas seulement insolite et incroyable, mais
encore miraculeux. Pas moins de trois prodiges se sont joués là, comme
ça, juste devant les yeux du berger, non loin de son troupeau. Soudain,
une des bacchantes a empoigné un thyrse et en a frappé violemment un
rocher, avec pour conséquence que ce dernier devienne humide, se mette à
suinter et à faire couler de l’eau, semblable à de la rosée.
Une autre a quant à elle fait tomber un narthex « sur le sol de la
terre », dit le messager de manière redondante, comme pour souligner
l’importance de la terre sur laquelle tout se joue. Et là, « sur le sol
de la terre », justement – deuxième miracle –, le dieu a fait jaillir
une source de… vin ! Le dieu ? Tout le monde comprend qu’il ne s’agit de
nul autre que de Dionysos, le dieu de la fécondité, de l’humidité et de
tous les mystères de la vie, – tels l’eau et le vin, bien sûr, mais
finalement tels tous les sucs générés par les plantes et les corps.
La suite du récit va justement dans ce sens. Des bacchantes ne
désiraient pas boire de l’eau ou du vin, mais plutôt du lait ? Elles
pouvaient le faire sans peine : elles n’avaient qu’à gratter le sol du
bout de leurs doigts pour que – troisième prodige – la blanche boisson
en jaillisse généreusement, « comme un essaim », dit le messager. Du
lait comme un essaim ? Comme un essaim… d’abeille ? Sans doute, car la
profusion implique à la fois la fusion : en même temps que le lait
jaillissait du sol, un doux miel s’écoulait, goutte à goutte, des
thyrses de lierre. Images de prodigalité, d’abondance, de ravissement,
d’extase et de délices divins.
Et le messager de conclure, toujours en s’adressant à Penthée, debout
à côté de Dionysos – forcément tout sourire, on l’imagine bien –, que
si le roi avait été présent à cet étonnant spectacle, loin de continuer à
blâmer le dieu honni, il s’empresserait de le célébrer et de le prier.
Comment Penthée va-t-il réagir ? Prend-il le récit du berger au
sérieux ? Sa description l’a-t-elle convaincu ? Va-t-il abandonner ses
principes sèchement logiques et rationnels et s’ouvrir aux mystères du
monde ?