Andy Warhol - Exploding
Plastic Inevitable: film, musique du Velvet Underground, source d'inspiration
possible pour l'atmosphère sonore dionysiaque des Bacchantes.
"Dionysos, le dieu au fouet
d’Euripide, dont les Bacchantes chantent les puissances : « Tout à
coup toute cette terre va danser quand le dieu du fracas conduira sa procession
sur les montagnes, sur une montagne où l’attendent des femmes qui se sont
rassemblées loin de leur lieu de travail qu’elles ont abandonné sous le fouet
délirant du dieu 1. » Selon Jean-Pierre Vernant, le Dionysos
des Bacchantes est le dieu du fantastique. Dionysos ne fait pas entrer dans un
autre monde : son apparition altère ce monde-ci, le présente comme
étrange, le déforme, en dissout les formes. Le connu devient inconnu, le monde
stable des objets, les contours et les formes rassurantes sont inquiétées,
basculent dans le domaine des métamorphoses. Vernant attribue à Dionysos un
régime particulier du visible. Il tient à se faire voir, à apparaître, mais masqué,
méconnaissable. Si Dionysos est visible sans être reconnaissable, c’est qu’il
n’a pas de forme définie. Il incarne la possibilité d’un refus de la forme.
« La vision de Dionysos consiste à faire éclater du dedans, à réduire en
miettes cette vision « positive » qui se prétend la seule valable et
où chaque être a sa forme précise, sa place définie, son essence particulière
dans un monde fixe assurant à chacun sa propre identité à l’intérieur de
laquelle il demeure enfermé toujours semblable à lui-même » (1992,
p. 267).
Dans Exploding Plastic
Inevitable est à l’œuvre la puissance double, ambivalente, du
dionysiaque : puissance de libération des gestes, de métamorphose infinie,
puissance aussi de dislocation des corps, de démembrement. Arabesques déliées
des mélodies du Velvet, et leur délitement soudain.
Gérard Malanga serait un des
masques possibles de Dionysos. Le film se termine sur un gros plan de son
visage. La montée d’Heroin achève de se fondre en un chaos sonore,
l’emballement des surimpressions a dissous les corps en un magma coloré d’où
s’extirpe lentement le visage de Malanga. Après l’accélération,
l’engourdissement, le suspens : le rythme binaire s’est effondré sur une
plage de bruit étale, le défilement des images ralentit, pétrifie progressivement
les rotations de la tête de Malanga, le mouvement de ses lèvres. La lumière
colorée sculpte encore la chair, mais soudain tout achève de se figer.
Soustrait au mouvement, arraché au temps, le sourire narcissique du danseur
devient un rictus de souffrance. Il n’y aura pas de statue de l’éphèbe, mais un
masque de mort à la bouche ouverte, aux yeux troués. Pour Nietzsche, le
dionysiaque à l’état pur est absence d’image, « pure souffrance originaire
et écho de cette souffrance ». Approchant du pur dionysiaque, images et
musique fondues en une masse presque informe, le film ne peut plus enchaîner,
il se fige en une dernière image avant le néant.
Dans La Naissance de la
tragédie, le philosophe développe une conception bipolaire de l’art :
toute œuvre, toute création est le produit du conflit entre deux tendances,
l’apollinien et le dionysiaque. L’apollinien est le pôle plastique de l’art, le
dionysiaque est le pôle non plastique. L’apollinien est le domaine des formes
stables, individualisées, de leur contemplation remémorante. Le dionysiaque est
celui de la dissolution des formes, de la rupture du principe d’individuation,
de l’oubli. Le cinéma a la capacité naturelle de refléter les apparences du
monde, d’en reproduire les formes. Pour certains, comme Clément Rosset, cette
facilité est une malédiction, un handicap premier auquel il doit s’arracher
pour prétendre à l’art. La déformation est un des moyens dont disposent les
cinéastes pour faire autre chose du cinéma qu’un simple dispositif technique de
reconduction du donné. Faire que le cinéma n’enregistre plus la succession des
formes dans la durée, mais leur dissolution. Substituer à la reproduction du
visible la dialectique infinie de sa formation et de sa déformation.
Aller vers Dionysos. Exploding
Plastic Inevitable (exploser les formes, inévitablement...) serait un
manifeste pour un cinéma dionysiaque. La danse, en elle-même, est une
déformation des corps. Déformer la danse, par l’alliance des surimpressions,
des variations de la lumière, de la projection des couleurs, c’est élever la
déformation au carré.