jeudi 18 mai 2017

Andy Warhol - Exploding Plastic Inevitable

Andy Warhol - Exploding Plastic Inevitable:  film, musique du Velvet Underground, source d'inspiration possible pour l'atmosphère sonore dionysiaque des Bacchantes.


"Dionysos, le dieu au fouet d’Euripide, dont les Bacchantes chantent les puissances : « Tout à coup toute cette terre va danser quand le dieu du fracas conduira sa procession sur les montagnes, sur une montagne où l’attendent des femmes qui se sont rassemblées loin de leur lieu de travail qu’elles ont abandonné sous le fouet délirant du dieu 1. » Selon Jean-Pierre Vernant, le Dionysos des Bacchantes est le dieu du fantastique. Dionysos ne fait pas entrer dans un autre monde : son apparition altère ce monde-ci, le présente comme étrange, le déforme, en dissout les formes. Le connu devient inconnu, le monde stable des objets, les contours et les formes rassurantes sont inquiétées, basculent dans le domaine des métamorphoses. Vernant attribue à Dionysos un régime particulier du visible. Il tient à se faire voir, à apparaître, mais masqué, méconnaissable. Si Dionysos est visible sans être reconnaissable, c’est qu’il n’a pas de forme définie. Il incarne la possibilité d’un refus de la forme. « La vision de Dionysos consiste à faire éclater du dedans, à réduire en miettes cette vision « positive » qui se prétend la seule valable et où chaque être a sa forme précise, sa place définie, son essence particulière dans un monde fixe assurant à chacun sa propre identité à l’intérieur de laquelle il demeure enfermé toujours semblable à lui-même » (1992, p. 267).
Dans Exploding Plastic Inevitable est à l’œuvre la puissance double, ambivalente, du dionysiaque : puissance de libération des gestes, de métamorphose infinie, puissance aussi de dislocation des corps, de démembrement. Arabesques déliées des mélodies du Velvet, et leur délitement soudain.
Gérard Malanga serait un des masques possibles de Dionysos. Le film se termine sur un gros plan de son visage. La montée d’Heroin achève de se fondre en un chaos sonore, l’emballement des surimpressions a dissous les corps en un magma coloré d’où s’extirpe lentement le visage de Malanga. Après l’accélération, l’engourdissement, le suspens : le rythme binaire s’est effondré sur une plage de bruit étale, le défilement des images ralentit, pétrifie progressivement les rotations de la tête de Malanga, le mouvement de ses lèvres. La lumière colorée sculpte encore la chair, mais soudain tout achève de se figer. Soustrait au mouvement, arraché au temps, le sourire narcissique du danseur devient un rictus de souffrance. Il n’y aura pas de statue de l’éphèbe, mais un masque de mort à la bouche ouverte, aux yeux troués. Pour Nietzsche, le dionysiaque à l’état pur est absence d’image, « pure souffrance originaire et écho de cette souffrance ». Approchant du pur dionysiaque, images et musique fondues en une masse presque informe, le film ne peut plus enchaîner, il se fige en une dernière image avant le néant.
Dans La Naissance de la tragédie, le philosophe développe une conception bipolaire de l’art : toute œuvre, toute création est le produit du conflit entre deux tendances, l’apollinien et le dionysiaque. L’apollinien est le pôle plastique de l’art, le dionysiaque est le pôle non plastique. L’apollinien est le domaine des formes stables, individualisées, de leur contemplation remémorante. Le dionysiaque est celui de la dissolution des formes, de la rupture du principe d’individuation, de l’oubli. Le cinéma a la capacité naturelle de refléter les apparences du monde, d’en reproduire les formes. Pour certains, comme Clément Rosset, cette facilité est une malédiction, un handicap premier auquel il doit s’arracher pour prétendre à l’art. La déformation est un des moyens dont disposent les cinéastes pour faire autre chose du cinéma qu’un simple dispositif technique de reconduction du donné. Faire que le cinéma n’enregistre plus la succession des formes dans la durée, mais leur dissolution. Substituer à la reproduction du visible la dialectique infinie de sa formation et de sa déformation.
Aller vers Dionysos. Exploding Plastic Inevitable (exploser les formes, inévitablement...) serait un manifeste pour un cinéma dionysiaque. La danse, en elle-même, est une déformation des corps. Déformer la danse, par l’alliance des surimpressions, des variations de la lumière, de la projection des couleurs, c’est élever la déformation au carré.