samedi 20 mai 2017

Ce que l'on sait du rituel dionysiaque (3)

Description du rituel: sparagmos et ômophagie


Lieu du rituel la montagne : Le cri eïs oros, eïs oros (" à la montagne ! à la montagne ! ") retentit au début des Bacchantes d'Euripide et le mot court ensuite tout au long de la pièce comme un leit-motiv. C'est que l'association de Dionysos et de la montagne est étroite : il est oreïos (" de la montagne "), oréïtrephès (" nourrisson de la montagne "), oreïphoïtès (" qui hante la montagne ")

 Lieu haut. Or, il est à peine besoin de rappeler que, pour les Grecs, comme pour beaucoup d'autres peuples, les lieux-hauts sont le séjour des dieux et que le fait de les escalader pouvait, en lui-même, être vécu comme une approche du divin. Mais la montagne est aussi, pour un Grec de l'Antiquité, un lieu sauvage, c'est-à-dire un lieu qui se situe en dehors de l'espace cultivé (et culturalisé), qui est donc propice à une rencontre avec Dionysos en tant qu'il représente l'exubérance naturelle de la vie : le dieu est là " chez lui " et, symétriquement, son dévôt, se trouvant " hors de chez lui ", hors de sa culture, pourra plus facilement se laisser pénétrer par la folie dionysiaque.Au reste, la diminution des défenses que le caractère sauvage du lieu induisant chez les ménades (ou éventuellement les bacchants) était d'autant plus sensible que l'ascension pouvait présenter de réelles difficultés et que, dans ce cas, les ménades se trouvaient, au moment de l'orgie, dans un état de complet épuisement physique : il suffira de rappeler, à ce propos, que le Parnasse s'élève à 2457 mètres d'altitude et que les femmes du thiase delphique devaient le gravir jusqu'à son sommet, en plein hiver.
Autre circonstance favorable au déclenchement de la crise, à l'invasion de la personnalité du bacchant par son dieu : le fait que l'orgie ait lieu, en général, la nuit.

Mis en condition par l'étrangeté de l'ambiance où il se trouve plongé (la montagne nocturne), le thiasote (adepte)va se livrer à une danse extatique, laquelle peut conduire à un sparagmos (sacrifice par déchirement et lacération), voire à une ômophagie (dévoration des chairs crues de la victime).

La danse a pour fonction de provoquer un état de surexcitation, un paroxysme qui débouche sur la possession proprement dite, l'extase.

La flûte, plus précisément la double flûte, accompagne le mouvement des ménades. Les flûtistes jouent dans le mode phrygien dont le caractère " vif et bruyant " semblait propre à exciter l'enthousiasme des danseurs. En lui-même, d'ailleurs, le son de la flûte était considéré comme capable d'exciter la mania.
Simultanément, une partie des bacchantes marquent la cadence au moyen de leur thyrse, dont elles frappent le sol. Parmi les autres (celles qui sont en train de danser) certaines, qui ont abandonné leur thyrse, soulignent le rythme en frappant sur des tambourins. Cet usage du tambourin était ressenti comme étrange, exotique. Car les Grecs avaient l'habitude de cadencer leurs mouvements (danses, marches militaires, rythme des rameurs) non au moyen d'instruments à percussion, mais au son de la flûte (comme c'est aussi le cas ici) ou des instruments à cordes. De plus, l'instrument lui-même était " étranger " : on savait qu'il provenait d'Asie Mineure, où il était associé aux cultes de Cybèle. (Dans ces conditions, l'effet produit par le tambourin devait être aussi insolite que serait pour nous l'introduction d'un tam-tam dans un orchestre symphonique.

Tout ce tapage (flûte, tambourins, martèlement, musique et clameurs) était encore renforcé par une excitation d'ordre visuel : le mouvement des torches. Le bacchant devait, en effet, tantôt brandir sa torche à bout de bras, tantôt l'abaisser en la rapprochant de son corps.

Quant à la danse elle-même,  importance attachée au mouvement de la tête et de la chevelure. A consisté d'abord en bonds.lancer la tête d'abord en arrière, puis en avant, de façon à projeter vers le ciel les boucles de leur chevelure. C'est donc une véritable " danse de la chevelure " à laquelle se livraient bacchantes et bacchantsOn comprend mieux, dans ces conditions, pourquoi le Penthée de la tragédie d'Euripide se conduit en sacrilège lorsqu'il prétend couper la chevelure de l'Etranger.

La danse se poursuit jusqu'à l'ekstasis et l'enthousiasmos, c'est-à-dire cette " folie " (mania) qui met le danseur " hors de lui" (ek-stasis) parce que le dieu a pénétré " en lui " (enthousiasmos).
la danse extatique pouvait se prolonger en une sorte de course, ou de poursuite, pendant laquelle les thiasotes se livraient (du moins à date ancienne) à des conduites violemment agressives : razzias de villages, vols d'enfants... C'est sans doute pendant cette course qu'on peut situer du sparagmos et de l'ômophagie.
De nouveau, comme au début de la danse, l'exarque, qui  dirige et courait " avec le thiase, s'en détache. A ce moment, il (ou elle) pouvait présenter des symptômes épileptoïdes (bave aux lèvres, yeux roulant dans les orbitesC'est dans cet état qu'Euripide a représenté Agavé au moment où, donnant le signal de la mise à mort, elle se précipite sur son fils Penthée (Bacchantes, v 1 122-1123)
Mais les thiasotes ne voient en lui que le Bacchos, le possédé de Dionysos. Soudain, il se jette sur la victime, que son mouvement même désigne comme telle : disons pour l'instant que c'est un faon, ou un chevreau. Il couvre l'animal de son corps, l'arrête dans sa course, le plaque au sol et commence à lacérer la chair, à main nue.
D'autres bacchantes rejoignent alors l'exarque et, ensemble, elles écartèlent la bête, tirant chacune à elle un membre ou un morceau de chair : c'est le sparagmos, " déchirement " qui, jusqu'au bout, s'effectue en principe à main nue, sans l'usage d'aucun couteau sacrificiel.

Il reste aux bacchantes à dévorer la chair crue de victime, ou, du moins, à en boire le sang encore chaud. C'est l'ômophagie sous sa forme primitive (manducation des chairs), ou atténuée (ingestion du sang).
Le sens général du sparagmos et de l'ômophagie apparaît clairement : la victime est une hypostase du dieu et il s'agit de faire jaillir les pouvoirs accumulés en elle (c'est le rôle du sparagmos), puis de les faire passer dans son propre corps (c'est le rôle de l'ômophagie). Mode élémentaire, magique de communion avec le divin

Danse extatique, sparagmos, ômophagie : trois expériences orgiastiques dont la première pouvait suffire, semble-t-il, à faire du thiasote un bakchos, c'est-à-dire un possédé de Dionysos (qui est lui-même Bakchos, le Grand Bacchant, le Maître de la Folie). Mais la notion de possession doit être ici précisée : il s'agit d'une extase collective où chaque participant tout à la fois est possédé par le dieu, au sens habituel du mot (le dieu le pénètre, le dieu est dedans) et voit le même dieu se révéler hors de lui.

La possession se double donc d'une sorte de parousie.( retour et apparition du dieu) Chaque possédé voit Dionysos dans tous les autres et dans la nature entière. Mais, puisqu'il est lui-même, en tant que possédé, Bakchos-Dionysos, c'est lui-même qu'il voit dans tous les autres et dans la nature. Mieux encore : il est tous les autres. Il ne s'agit donc pas seulement de substituer à une personnalité une personnalité nouvelle (celle du dieu) mais bien d'abolir le moi individuel, la possibilité de dire " je " sans dire aussi, et simultanément, " il " et " nous ". L'être (je-Dionysos) est en même temps savoir (Dionysos, lui, devant moi) puisqu'il est l'être de tous (nous-Dionysos).

Etre Dionysos (l'avoir en soi) et le voir autour de soi en même temps que tous les autres possédés le voient et le sont comme soi rend possible ce qui, dans un état " normal ", apparaîtrait comme relevant du miracle : les pouvoirs de la vie sont multipliés, l'élan vital s'inscrit comme en liberté dans le réel (ou ce qui apparaît comme tel).

La terre devient un paradis où ruissellent le lait, le vin, le miel. Nous avons déjà cité les vers d'Euripide (Les Bacchantes vv. 704-713) où il montre les bacchantes frappant le sol de leurs thyrses pour en faire jaillir de l'eau, du vin, ou encore le grattant du bout de leurs doigts pour en obtenir des ruisseaux de lait.
Mais l'état de possession ne se traduit pas seulement par ces hallucinations collectives. Les bacchantes se sentent toutes ensemble (et parce que le dieu les possède toutes ensemble) douées d'une force surnaturelle. Elles peuvent briser les branches d'un chêne avec la même violence que si la foudre était tombée sur l'arbre. La comparaison est d'Euripide
Elle n'est en rien une amplification poétique car Dionysos, dont la mère, Sémélè, avait été " accouchée par l'éclair ", était lui-même " Maître du feu céleste.
 C'est avec aisance que toujours selon Euripide, " mille mains n'en faisant qu'une ", les bacchantes extirpent du sol le sapin où était juché le malheureux Penthée Et cela devient pour elles un jeu de saisir des taureaux et de les dépecer vivants. Le Messager de la tragédie d'Euripide avait vu la scène et l'avait racontée au jeune prince incrédule : " Les taureaux furieux (...) s'écroulaient à terre, entraînés par mille mains de jeunes femmes. Et elles en déchiraient la dépouille en moins de temps qu'il ne t'en faut à toi pour voiler d'un clin d'œil Dans cet ordre de choses le " miracle " peut-être le plus significatif se produit lorsque, sur le Cithéron, des paysans viennent attaquer les bacchantes pour protéger leurs villages qu'elles soumettent à une sorte de razzia : armées de leurs seuls thyrses, alors que les villageois ont des javelots, les bacchantes les mettent en déroute " eux des hommes, elles des femmes ", comme le précise avec stupeur le même Messager, dans le même récit.
Mais c'est aussi que le dieu les a rendues invulnérables (les javelots des paysans les atteignent sans les blesser), de même qu'il les protège contre les brûlures : elles peuvent " porter du feu " " à même leurs cheveux bouclés " : le feu ne les brûle pas
Autre "miracle" encore : les bacchantes peuvent charger sur leurs épaules (et sur leur tête) toutes sortes d'objets, elles peuvent courir sans prendre aucune précaution pour les maintenir : rien ne tombe, tout " tient " tout reste soudé à elles, comme par un effet de magnétisme, ou comme si les lois de la pesanteur n'existaient plus.Elles-mêmes semblent d'ailleurs en état d'apesanteur. Emportées dans leur course frénétique sur la montagne, elles " décollent " du sol, comme des oiseaux
Tels sont donc les effets (réels ou imaginaires) de la transe dionysiaque