Rituel dionysiaque : Thiase ( bande d’adeptes) et costumes du bacchant
La
participation aux rites orgiastiques de Dionysos et, en particulier, à l'oreibasie
( la course dans la montagne) suppose
que l'on se soit agrégé à un thiase. Un thiase est un groupement de
fidèles, une confrérie religieuse spécialement vouée au culte d'une divinité
qui, à l'origine du moins, ne fait pas partie du panthéon de la cité. Il se
situe donc en marge des cultes civiques, même si, et ce fut le cas pour les
cultes orgiastiques de Dionysos, on observe ultérieurement des phénomènes
d'intégration à la religion de la cité. Les plus anciens thiases semblent avoir
été dionysiaques, mais, dès l'époque classique, beaucoup d'autres divinités
" étrangères " avaient leurs thiases à Athènes (et ailleurs).
Les thiases
de Dionysos sont, en principe, ouverts à tous. Ils ignorent les ségrégations
sociales ou ethniques. Ils pourront même à l'époque hellénistique, devenir
mixtes et regrouper femmes et hommes. Mais, à l'époque classique, les thiases
masculins, apparemment moins nombreux, en tout cas mal connus, s'opposent aux
thiases féminins qui semblent représenter le groupement dionysiaque originaire
Si, en effet, comme le rappelle le Tirésias de Baccantes, Dionysos exige
que son culte soit célébré " par tous, en commun ", l'orgie n'en
reste pas moins, essentiellement, une affaire de femmes. Ce sont elles et elles
seules que nous voyons danser la danse de possession sur les vases à sujets
dionysiaques ; ce sont les seules Thébaines que Dionysos a " chassées de
leurs demeures, l'esprit fou " pour les contraindre à célébrer l'oreibasie
sur le Cithéron. Ajoutons que Dionysos est Gynaïmanès, c'est-à-dire
: " Celui qui fait délirer les femmes ", et qu'il n'existe pas
d'épithète analogue pour désigner le délire qu'éventuellement il suscite aussi
chez les hommes. Au reste, le modèle de tous les possédés de Dionysos est une
femme : Sémélè, sa propre mère, qu'il fit " délirer " avant même de
naître, alors qu'il était encore dans son sein. Une tradition ancienne indique,
en outre, que toutes les femmes qui touchaient le ventre de Sémélè étaient à
leur tour saisies par la Mania, mais là non plus rien ne suggère que la
contagion se soit étendue aux hommes.
Ces constatations ne signifient pas que les hommes soient exclus des
pratiques orgiastiques. Il existait, nous l'avons dit, des thiases masculins.
Mais elles signifient qu'en s'agrégeant à un thiase le Grec adoptait un
comportement réputé féminin.
On ne
pouvait participer à l'oreibasie sans avoir revêtu un costume dont les
éléments et accessoires, nettement reconnaissables sur les documents figurés,
ont presque tous une signification aisée à restituer.
Ce costume est un costume de femme. Il est identique pour les bacchants et
pour les ménades. Ce qui revient à dire que, pour participer à la danse orgiastique,
les hommes doivent se travestir en femmes. Or, comme les résistances du Penthée
d'Euripide le montrent bien,il ne s'agit pas d'un simple déguisement, mais bien
de renoncer à sa virilité pour passer provisoirement dans l'autre camp, celui
des femmes. Au reste, Dionysos ne limite pas cette exigence à ceux de ses
adeptes qui pratiquaient les orgies de la montagne. Ceux qui escortaient le
phallos dans les Phallophories devaient eux aussi revêtir des habits de femme ;
il fallait être habillé en femme pour exécuter la danse dionysiaque appelée Ithyphallos
; enfin, deux jeunes gens déguisés en femmes marchaient en tête de la
procession que comportait, à Athènes, la fête dionysiaque des Oschophories
La première
pièce de ce qu'on pourrait appeler la " livrée dionysiaque ", c'est
une longue tunique plissée, le péplos, que les femmes grecques portaient
à même le corps et que l'usage leur réservait. Dionysos lui-même est très
souvent représenté vêtu de cette tunique. Dans la vie courante, elle était
ordinairement de laine, mais il semble que celle des ménades (et des bacchants)
était plutôt de lin : c'est ce que suggèrent les représentations figurées, où
le vêtement porté par les danseuses dionysiaques paraît particulièrement léger
et transparent. Des impératifs religieux dictaient sans doute ce choix : dans
une expérience exceptionnellement vive de la présence du sacré (la possession),
le lin pouvait être porté sans risque à même la peau parce qu'il était
d'origine végétale. Il en eût été autrement de la laine qui, coupée sur du
vivant, devait à cette origine des pouvoirs éventuellement dangereux.
Mais, de même que le rameau du suppliant associe l'élément végétal (la
branche d'arbre) à des bandelettes de laine blanche (qui entourent le rameau)
et confère ainsi à celui qui le porte la protection des dieux, autrement dit
signifie qu'il est adopté par eux, de même, autour de la taille du thiasote,
une ceinture de laine blanche maintient la tunique de lin et consacre à son
dieu le fidèle de Dionysos. Nous avons plusieurs témoignages attestant que le
port de cette ceinture marquait l'appartenance définitive au dieu des "
orgies ".
Un détail encore, en ce qui concerne la ceinture : elle est tressée dans de
la laine brute ; autrement dit, loin d'avoir l'aspect lisse d'une cordelette,
elle est barbelée de petits poils blancs (qui rappellent la toison de l'animal
d'où elle provient Le choix de la laine brute est significatif : il représente,
pourrait-on dire, un compromis entre la nécessité où sont placées les femmes de
s'occuper à transformer la laine, produit naturel, selon des normes culturelles
définies, et le refus que Dionysos exige qu'elles opposent à ce type d'activité
(et aux normes auxquelles il répond) lorsqu'il les appelle à le rejoindre sur
la montagne.
Sur leurs épaules, les bacchantes portent la nébride. C'est la peau
d'un petit animal sauvage, le faon moucheté, ou, plus souvent, dans la pratique
culturelle, d'un animal semi-sauvage, le chevreau. ( les fameuses peaux
ocellées) Les bacchantes nouaient deux pattes de cette dépouille par devant,
sur leur poitrine, laissant flotter le reste dans leur dos, ou, au contraire,
l'attachant à leur taille par la ceinture de laine. La nébride était sans doute
la peau de l'animal sacrifié par l'impétrante (ou l'impétrant) lors de sa
réception dans le thiase Elle est donc le signe de consécration, mais, de plus,
elle associe étroitement le fidèle à son dieu. Car Dionysos est lui-même
invoqué parfois comme chevreau ou un
faon.
Dans leur main, bacchantes et bacchants portent (comme, sur certaines
représentations, le dieu lui-même) un bâton rituel communément nommé thyrse.
C'est peut-être le symbole le plus représentatif des orgies dionysiaques, le
signe le plus spécifique de l'appartenance du fidèle à son dieu. A l'époque
classique, le thyrse est fait de la tige d'une grande ombellifère sauvage
(fenouil ou férule) dont le nom, narthèx, peut d'ailleurs désigner
l'objet tout entier. On enguirlande le narthèx de lierre et, à son extrémité,
on attache un bouquet de feuilles (de lierre ou du vigne) ou une pomme de pin.
La réunion de ces éléments confère au thyrse son pouvoir. Celui qui le tient,
tient alors le dieu (et, davantage encore, est tenu par lui). Le fenouil et la
férule sont, en effet, des plantes dont l'" exubérance "
(multiplication et croissance rapides dans la nature sauvage) pouvait aisément
être interprétée comme épiphanie de Dionysos. le lierre paraît avoir été
l'élément indispensable, faute duquel un thyrse n'était pas un thyrse, mais
restait un simple bâton. Euripide l'indique clairement lorsqu'il appelle "
thyrse défunt ", thyrse qui a perdu ses pouvoirs, un thyrse dégarni de son
lierre.
Couronne ou mitra coiffent une chevelure dont le rituel exige
qu'elle soit longue et qu'elle puisse, le moment venu, flotter librement sur
les épaules. Ce qui est féminin n’est pas la longueur des cheveux que les
hommes pouvaient porter long à l’époque mais le fait qu’ils soient lâchés :
un homme qui gardait les cheveux longs se devait de les natter, de les ramener
sur sa tête et de les nouer sur son front : ainsi, il était prêt pour la lutte,
ou le combat. Si, au contraire, il laissait sa chevelure dénouée, il suggérait
que devant l'adversaire ou l'ennemi, son comportement serait celui d'une femme.
L'élément qui indique le passage à la féminité dionysiaque (celle d'un homme
arborant des caractères féminins, ou d'une femme s'identifiant à un
homme-femme) est donc le fait que la chevelure du bacchant (ou de la bacchante)
reste dénouée et susceptible de flotter sur les épaules.
Bien entendu, c'est Dionysos lui-même qui a donné l'exemple de cette
coiffure à ses fidèles. Cela apparaît sur de nombreuses représentations du
dieu. Et Euripide, dans ses Bacchantes, a insisté sur les " boucles
blondes ", la " chevelure parfumée " qui caractérisent
l'Etranger (Dionysos) et l'opposent à Penthée, jeune prince viril aux cheveux
relevés et nattés. Aussi bien, lorsque ce même Penthée, envoûté par Dionysos,
sera allé malgré lui revêtir la " livrée dionysiaque " et
réapparaîtra au public costumé en bacchant, le dieu ne manquera pas de lui
faire observer (avec une cruelle ironie) le désordre de sa chevelure.
Au total, le
costume rituel que nous venons de décrire apparaît certes comme un ensemble de
signes manifestant la consécration du fidèle à son dieu (le revêtir est donc
l'équivalent d'une prise d'habit) mais davantage encore il exprime la recherche
d'une identification avec ce dieu, particulièrement en tant qu'il est
homme-femme. Par lui-même, un tel costume appelle la possession et
l'extase.