On le sait
depuis longtemps, le mariage est un prétexte idéal pour le théâtre. S'y
entremêlent les problématiques intimes, familiales, sociales, religieuses, à
tel point que l’on a l’impression de connaître intuitivement toutes les
histoires de mariage.
Ce qui nous
intéresse ici n’est pas le récit d’un n-ième mariage mais l’aspect « sous
terrain » d’un mariage qui a lieu « ailleurs » et dont les enjeux nous offrent
la possibilité de faire, en creux, un portrait de notre temps. Nous n’assistons
pas au mariage réel, nous plongeons dans un endroit de la conscience (Conscience
d’un personnage ? Du spectateur ? Conscience collective?) où se mêlent par la
voix des différents personnages : pensées conscientes, rêves, intentions,
souvenirs, non-dits, pulsions, fantasmes,pensées refoulées, mémoires
enfouies... C’est en cet endroit invisible que se « fabrique» la réalité
visible.
C’est ici
que se tisse la trame d’une histoire que nous avons le sentiment de bien
connaître. Le double mariage entre Jasmine et Ivanov et Tania et Ibrahim campe
une histoire éternelle et contemporaine :
- Eternelle
car l’institution du mariage pose un certain nombre de questions : le mariage
est la porte par laquelle la société entre dans l’intime pour y fixer des
règles et des normes et on le sait, cette entrée procède d’un système
patriarcal (l’homme prend femme) qui n’hésite pas à s’imposer par la force
lorsque cela est nécessaire. (Dans notre histoire, Patoun, le patriarche, se
pose comme le puissant organisateur de la fête).
-
Contemporaine, car en invitant deux communautés à confronter leurs vérités lors
de cette réunion,notre
mariage se teinte d’une actualité brûlante. Pour autant, il ne nous intéresse
pas, ici, de nous engouffrer dans une
peinture sociale, mais plutôt de nous demander ce qui dans nos problématiques
actuelles a quelque chose d’universel et si notre époque a de quoi nous
permettre de faire le rêve d’une issue qui ne soit pas tragique.
L’intention
affichée de Patoun est de sceller la réconciliation des deux familles dans la
paix et dans l’amour. Or,
il est rapidement évident que le projet est miné. Les blessures cachées, les
non-dits, les sentiments refoulés, les humiliations subies, les injustices, les
viols, toute la farandole des crimes qui appartiennent à l’histoire de
l’humanité est là, tapie dans l’ombre. Tout ce qui par le passé a été écarté, écrasé,
déconsidéré, ressurgit à l’occasion de ce mariage.
C’est
l’éternelle histoire d’Antigone qui vient réclamer, au moment où l’on ne s’y
attend pas, ce que l’ordre social veut gommer, ce que Créon ne veut pas prendre
en compte. C’est l’histoire de l’individuel qui dépasse du collectif, le
perturbe et le dérange, la sempiternelle dialectique entre le « un » et le «
tout », entre le « Je » et la communauté, qui dans la tragédie ne trouve sa résolution
sublime que dans le sacrifice du « un ».
Ainsi ce
mariage s'écroule. Et personne ne semble rien y pouvoir. Tout s'affale
irrémédiablement.
Pourtant au
milieu de la débâcle, quelque chose est à l'oeuvre à l'intérieur des couples
qui donne une chance à un nouvel équilibre: Jasmine et Tania posent face à
leurs hommes une parole libérée, une parole qui s'affirme et ne transige pas;
et Ivanov et Ibrahim ne peuvent faire autrement que d'y être attentifs.
Quelque
chose a profondément changé: les femmes ne peuvent plus se taire et les hommes
ne peuvent plus rester
sourds. Cette nouvelle donne offre un espace de création qui, quoique fragile,
laisse une chance à quelque
chose de nouveau.
Aussi,
lorsqu'au beau milieu de la noce un enfant se perd, il va se trouver un certain
nombre d'invités pour accepter d'interrompre la fête et se mettre en quête de
cet enfant. Plus encore, ils accepteront une fois l'enfant retrouvé d'écouter
l'écho de ses pleurs en eux même. L'enfant est alors, on l'a compris la clé
qui mène chacun à la source de lui même. Et le processus de retour à soi est l'issue
que tente d'explorer les protagonistes du mariage pour résister à la
reproduction des schémas archaïques et s'en libérer.
Ce mariage «réunit » une famille «blanche»
(celle de Patoun) et une famille «maghrébine» (celle de Mouloud). L'Histoire de
la France et de l'Algérie, celle de la colonisation, de la guerre
d'indépendance ou des événements d'Algérie (selon la vision que l'on adopte),
de l'immigration mais également les problématiques de l'identité, de
l'intégration, de la radicalisation teinte la pièce. Elles viennent prêter leur
matière complexe à l'histoire et permettent de poser la question de la mémoire:
Que faire de l'Histoire? De ses blessures? Y a t 'il une place pour le pardon?
Pour l'oubli?
En organisant ce mariage, les
amoureux engagent leur famille sur un chemin de résilience. Quelle que soit la
conscience qu'ils en aient, quelle que soit leur l'intention, c'est un fait:
ils devront s'affronter aux dénis, aux secrets, à l'innommable, à la divergence
des visions.... A tout un amas complexe et parfois inextricable de fait qui
appartient à la mémoire et qui s'invite dans le présent par le ressentiment
qu'ils ont généré.
Il ne s'agit pas d'un spectacle sur
le thème des rapports douloureux de la France et de l'Algérie, notre projet est
davantage de se poser la question du rôle de l'Histoire dans le présent...
On ne peut expliquer l'actualité
qu'en connaissant l'Histoire, qu'en se confrontant à la réalité de la mémoire
(consciente ou inconsciente). On ne peut donner une chance au présent qu'en
tenant compte de ce qui s'est passé «avant».