Je joins aux documents déjà fournis des extraits d'une conférence qui a eu lieu à Paris l'an dernier:
"
Dans Illusions comiques, puisque le Pape dit que « le théâtre,
comme l’eucharistie, est présence réelle», il s’agit de faire l’expérience
d’une présence réelle théâtrale. Non pas présence réelle du Christ comme dans
l’eucharistie, mais présence réelle de Jean-Luc Lagarce, le Poète mort trop
tôt. Pensons à la définition 51 : « Le théâtre est la présence réelle
d’une absence. » Que dit le Christ à ses apôtres avant de mourir :
« Vous ferez cela en mémoire de moi. » Que dit la dédicace d’Illusions comiques ? « A la
mémoire de Jean-Luc Lagarce ». Illusions
comiques explore donc les possibilités de faire mémoire d’un mort, les
modes théâtraux de présence réelle et les conditions de la présence du Poète
mort trop tôt.
La condition la plus simple est de
continuer à jouer après sa mort, de se réunir pour répéter. La scène
d’exposition d’Illusions comiques –
qui est par ailleurs parfaite en terme de construction globale – est une scène
de lassitude face à la répétition, face aux répétitions : « Encore Le poète et la mort ! », dit
Monsieur Balazuc. Pour parler comme Bernanos, c’est une scène d’ « à
quoi bon ? » Il n’est pas inutile de montrer à nos élèves que le
théâtre n’est pas l’euphorie artificielle perpétuelle des émissions de
télévision. La première condition de la présence du Poète mort trop tôt est que
Mademoiselle Mazev ait dit : « Le
poète et la Mort, pour la millième fois ! » et que monsieur
Girard ajoute, malgré sa lassitude : « Je fais le poète mort trop
tôt, et sans gloire. » Olivier Py, a-t-on vu, fait un parallèle avec
l’eucharistie. Les curés disent parfois : Jésus t’invite, viens à la fête,
il t’attend, ou, comme le dit ironiquement Houellebecq : « Avec Jésus
tu vis plus fort ! ». En réalité, cela ne se passe pas ainsi dans les
Evangiles. Dans les récits évangéliques, après la mort du Christ, les apôtres
se réunissent : ce n’est pas tellement la fête. Et parce qu’ils sont
réunis, malgré tout, pour faire mémoire, alors le Christ se rend présent. Dans Illusions comiques, cela se passe
ainsi : il faut commencer par répéter, même sans enthousiasme.
L’intrigue principale d’Illusions comiques n’est peut-être rien
d’autre que l’histoire d’un refus de répéter. Comme c’est l’histoire d’une
troupe, qui se divise puis se retrouve, le refus de répéter peut venir des
comédiens, mais tout autant du poète-metteur en scène. Dans les premières
répliques, ce sont les comédiens qui réclament une autre pièce – celle qui
deviendra à la fin Illusions comiques par
un jeu de mise en abyme. Ensuite, c’est le poète qui juge inutile de
continuer :
MADEMOISELLE MAZEV : Ne
pourrions-nous pas nous contenter de faire du théâtre, par exemple on pourrait
répéter la scène du Poète et la
Mort !
MOI-MÊME : A quoi bon ?
C’est déjà un triomphe planétaire.[1]
[1]
IC, p.24. entre en scène et parle, quoi de plus banal, quoi de
plus miraculeux ? C’est la souffrance surmontée qui donne puissance à sa parole ».
Illusions comiques déploie tout ce
qui peut empêcher la parole d’être dite et tout ce qui peut ainsi empêcher la
présence réelle d’advenir. « Le désenchantement du monde s’est arrêté à la
porte du théâtre. », dit la Mort. Il est clair que cette porte est
violemment prise d’assaut tout au long de la pièce : par l’ « à
quoi bon ? » personnel, on l’a vu, mais aussi par un « à quoi
bon ? » plus général, qui est notamment un « à quoi
bon ? » culturel, évoqué à l’acte III, dans la troisième leçon de
théâtre de tante Geneviève, consacrée au drame lyrique, après le vaudeville et
la tragédie[1] :
MONSIEUR GIRARD : La société de
consolation tient la quinzaine marchande, puisque la parole est morte, on peut
spéculer sur les brosses à dents, le théâtre a honte de lui-même. Tout a eu
droit de vivre après Auschwitz, l’industrie, le profit, le nationalisme,
l’idéologie raciale, le nettoyage ethnique, mais pas le drame lyrique. La terre
entière a lavé sa tache, l’Histoire elle-même s’est parfumée à nouveau en abattant
un mur, mais pas le lyrisme. Le drame lyrique reste coupable.
TANTE GENEVIEVE : Faut pas vous
mettre dans des états pareils ![1]
Au cœur de ce dialogue entre le lyrisme enthousiaste et le
monde de la farce , entre la toge rouge sang et le tailleur rose bonbon, la
tirade de Monsieur Girard est un bon résumé de la mort proclamée de la parole,
mort de la parole devenue une sorte de présupposé culturel, par la
multiplication des Adorno minuscules. Cela donne le discours du marchand de
mode, comme intermède au milieu du procès du poète : tableau du monde de
la communication, dans lequel le
Président de la République française est élu dans une émission de télé-réalité[1].
Encore une fois, pour rendre présent
Lagarce, il est nécessaire de continuer à répéter, de continuer à parler, de
croire au pouvoir de la parole et de conserver les paroles reçues. Refuser la
parole n’est en ce sens pas un choix purement individuel ; refuser la
parole met à mort l’autre, à la fois celui à qui on s’adresse et celui dont on a
reçu la parole. Ecrire une pièce « à la mémoire de Jean-Luc Lagarce »
consiste ici à se souvenir de lui, à le faire parler en conservant ses mots –
tirés à la fois de ses œuvres et de son testament – et à en faire un personnage
de théâtre, parce que c’est sur scène qu’il vit désormais[1].
Pensons au refrain de La jeune fille, le
diable et le moulin : « Toute chose est à sa place ». A la
fin d’Illusions comiques, Lagarce est
à sa place ; il a trouvé sa place, sur scène et même dans le décor veillé
par la servante. Il devient assistant de la servante dans sa tâche protectrice.
Mais, en plus de la mémoire, de la
parole, de la présence, il y a la nécessaire réponse à l’exigence transmise par
Lagarce, spectre « paternel et exigeant » : la fidélité à la
parole ne consiste pas seulement à la répéter, mais à être animé par elle, à y
voir un appel. C’est ce qu’on trouve dans une des dernières répliques du Poète
mort trop tôt. Rappelons la situation : ce sont les dernières
retrouvailles. La lumière est éteinte, les paillettes ont disparu, il n’y a
plus d’escalier servant de podium de gloire ; on est à ras du sol. Le
poète a enfin retrouvé Verdun, une sorte de tréteau sur le pont Neuf[1]
(…), ainsi que les vieux accessoires du drame. Il a accompli la réplique
initiale de Monsieur Girard : « Nous n’avons pas besoin d’épée d’or,
mais viens nous retrouver quand tu auras besoin d’une épée de bois. » Le
fait que la réplique donne lieu à des variations amusées des comédiens n’enlève
rien, au contraire, à son importance littérale. Parmi les vieux accessoires du
drame que le poète retrouve, il y a bien l’épée de bois.
LE POETE MORT TROP TÔT : (…) Tu
te souviens, ce viaduc sur lequel je marchais une nuit, seul, sachant que
j’allais mourir.
J’aurais voulu crier ma Joie !
J’aurais voulu crier un grand cri de Joie.
Mais je n’ai pas osé. Je le regrette.
Oui, c’est ce que je regrette du monde, ce cri de Joie.
Je pensais que toi, toi qui croyais
en quelque chose, toi tu le pourrais.
MOI-MÊME. Pourquoi nous avoir
interdit tout enterrement ? Pourquoi ce testament daté du premier avril,
qui se termine par ces mots : Ni tombe, ni cérémonie, rien. (…)[1]
La juxtaposition des deux répliques nous suggère sans doute
que le véritable testament doit être cherché dans la première réplique. Le
véritable testament est l’œuvre théâtrale rejouée mais aussi prolongée. La
réplique du poète mort trop tôt reprend bien sûr les mots de Louis, dans
l’épilogue de Juste la fin du monde.
À un moment, je suis à l’entrée d’un
viaduc immense,
il domine la vallée que je devine sous la lune,
et je marche seul dans la nuit,
à égale distance du ciel et de la terre.
Ce que je pense
(et c’est cela que je voulais dire)
c’est que je devrais pousser un grand et beau cri,
un long et joyeux cri qui résonnerait dans toute la vallée,
que c’est ce bonheur-là que je devrais m’offrir,
hurler une bonne fois,
mais je ne le fais pas,
je ne l’ai pas fait.
Je me remets en route avec seul le bruit de mes pas sur le gravier.
il domine la vallée que je devine sous la lune,
et je marche seul dans la nuit,
à égale distance du ciel et de la terre.
Ce que je pense
(et c’est cela que je voulais dire)
c’est que je devrais pousser un grand et beau cri,
un long et joyeux cri qui résonnerait dans toute la vallée,
que c’est ce bonheur-là que je devrais m’offrir,
hurler une bonne fois,
mais je ne le fais pas,
je ne l’ai pas fait.
Je me remets en route avec seul le bruit de mes pas sur le gravier.
Ce sont des oublis comme celui-là
que je regretterai. Juillet 1990. Berlin.[1]
« Le théâtre comme
l’eucharistie est présence réelle » : la présence réelle est un
moment présent qui, par sa densité, par l’épaisseur de la parole, contient le
passé et ouvre l’avenir. La présence réelle fait tenir ensemble deux formules
du poète : « Toute parole est requiem » et « Toute parole
est promesse ». Ici, le Poète mort trop tôt ne reprend pas seulement les
mots de Lagarce ; il confie une mission au poète Moi-même : pousser
le cri de Joie qu’il n’a pas osé pousser. Le théâtre d’Olivier Py est le cri de
Joie qui est resté bloqué au seuil de la bouche de Lagarce. « Joie, joie,
joie » : le cri du mémorial de Pascal se retrouve dans les derniers
mots d’Axel, un des héros des Vainqueurs :
« Joie, joie, joie ! Toutes les joies, toutes les joies, toutes les
joies.[1] »
Le mot qui peut réunir Pascal et Nietzsche, dit Py, réunir le Christ et
Dionysos, est le mot « Joie ». Dans Illusions comiques, le passage de flambeau, ou le passage de
servante, entre Lagarce et Py, est un appel au cri de Joie.(...)