jeudi 16 novembre 2017

en remplacement du cours manquant de ce matin

Je suis désolée de ne pas avoir pu assurer mon cours ce matin alors que les heures nous sont comptées. Du coup il est capital que vous lisiez ce que j'ai mis en ligne sur le poète mort trop tôt, cela va aussi vous aider pour le sujet de type 2 que je vous ai donné.Je distribuerai vendredi des documents.

Je joins aux documents déjà fournis des extraits d'une conférence qui a eu lieu à Paris l'an dernier:
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Dans Illusions comiques, puisque le Pape dit que « le théâtre, comme l’eucharistie, est présence réelle», il s’agit de faire l’expérience d’une présence réelle théâtrale. Non pas présence réelle du Christ comme dans l’eucharistie, mais présence réelle de Jean-Luc Lagarce, le Poète mort trop tôt. Pensons à la définition 51 : « Le théâtre est la présence réelle d’une absence. » Que dit le Christ à ses apôtres avant de mourir : « Vous ferez cela en mémoire de moi. » Que dit la dédicace d’Illusions comiques ? « A la mémoire de Jean-Luc Lagarce ». Illusions comiques explore donc les possibilités de faire mémoire d’un mort, les modes théâtraux de présence réelle et les conditions de la présence du Poète mort trop tôt.
La condition la plus simple est de continuer à jouer après sa mort, de se réunir pour répéter. La scène d’exposition d’Illusions comiques – qui est par ailleurs parfaite en terme de construction globale – est une scène de lassitude face à la répétition, face aux répétitions : « Encore Le poète et la mort ! », dit Monsieur Balazuc. Pour parler comme Bernanos, c’est une scène d’ « à quoi bon ? » Il n’est pas inutile de montrer à nos élèves que le théâtre n’est pas l’euphorie artificielle perpétuelle des émissions de télévision. La première condition de la présence du Poète mort trop tôt est que Mademoiselle Mazev ait dit : « Le poète et la Mort, pour la millième fois ! » et que monsieur Girard ajoute, malgré sa lassitude : « Je fais le poète mort trop tôt, et sans gloire. » Olivier Py, a-t-on vu, fait un parallèle avec l’eucharistie. Les curés disent parfois : Jésus t’invite, viens à la fête, il t’attend, ou, comme le dit ironiquement Houellebecq : « Avec Jésus tu vis plus fort ! ». En réalité, cela ne se passe pas ainsi dans les Evangiles. Dans les récits évangéliques, après la mort du Christ, les apôtres se réunissent : ce n’est pas tellement la fête. Et parce qu’ils sont réunis, malgré tout, pour faire mémoire, alors le Christ se rend présent. Dans Illusions comiques, cela se passe ainsi : il faut commencer par répéter, même sans enthousiasme.
L’intrigue principale d’Illusions comiques n’est peut-être rien d’autre que l’histoire d’un refus de répéter. Comme c’est l’histoire d’une troupe, qui se divise puis se retrouve, le refus de répéter peut venir des comédiens, mais tout autant du poète-metteur en scène. Dans les premières répliques, ce sont les comédiens qui réclament une autre pièce – celle qui deviendra à la fin Illusions comiques par un jeu de mise en abyme. Ensuite, c’est le poète qui juge inutile de continuer :
MADEMOISELLE MAZEV : Ne pourrions-nous pas nous contenter de faire du théâtre, par exemple on pourrait répéter la scène du Poète et la Mort !
MOI-MÊME : A quoi bon ? C’est déjà un triomphe planétaire.[1]


[1] IC, p.24. entre en scène et parle, quoi de plus banal, quoi de plus miraculeux ? C’est la souffrance surmontée qui donne puissance à sa parole ». Illusions comiques déploie tout ce qui peut empêcher la parole d’être dite et tout ce qui peut ainsi empêcher la présence réelle d’advenir. « Le désenchantement du monde s’est arrêté à la porte du théâtre. », dit la Mort. Il est clair que cette porte est violemment prise d’assaut tout au long de la pièce : par l’ « à quoi bon ? » personnel, on l’a vu, mais aussi par un « à quoi bon ? » plus général, qui est notamment un « à quoi bon ? » culturel, évoqué à l’acte III, dans la troisième leçon de théâtre de tante Geneviève, consacrée au drame lyrique, après le vaudeville et la tragédie[1] :
MONSIEUR GIRARD : La société de consolation tient la quinzaine marchande, puisque la parole est morte, on peut spéculer sur les brosses à dents, le théâtre a honte de lui-même. Tout a eu droit de vivre après Auschwitz, l’industrie, le profit, le nationalisme, l’idéologie raciale, le nettoyage ethnique, mais pas le drame lyrique. La terre entière a lavé sa tache, l’Histoire elle-même s’est parfumée à nouveau en abattant un mur, mais pas le lyrisme. Le drame lyrique reste coupable.
TANTE GENEVIEVE : Faut pas vous mettre dans des états pareils ![1]

Au cœur de ce dialogue entre le lyrisme enthousiaste et le monde de la farce , entre la toge rouge sang et le tailleur rose bonbon, la tirade de Monsieur Girard est un bon résumé de la mort proclamée de la parole, mort de la parole devenue une sorte de présupposé culturel, par la multiplication des Adorno minuscules. Cela donne le discours du marchand de mode, comme intermède au milieu du procès du poète : tableau du monde de la communication,  dans lequel le Président de la République française est élu dans une émission de télé-réalité[1].
Encore une fois, pour rendre présent Lagarce, il est nécessaire de continuer à répéter, de continuer à parler, de croire au pouvoir de la parole et de conserver les paroles reçues. Refuser la parole n’est en ce sens pas un choix purement individuel ; refuser la parole met à mort l’autre, à la fois celui à qui on s’adresse et celui dont on a reçu la parole. Ecrire une pièce « à la mémoire de Jean-Luc Lagarce » consiste ici à se souvenir de lui, à le faire parler en conservant ses mots – tirés à la fois de ses œuvres et de son testament – et à en faire un personnage de théâtre, parce que c’est sur scène qu’il vit désormais[1]. Pensons au refrain de La jeune fille, le diable et le moulin : « Toute chose est à sa place ». A la fin d’Illusions comiques, Lagarce est à sa place ; il a trouvé sa place, sur scène et même dans le décor veillé par la servante. Il devient assistant de la servante dans sa tâche protectrice.
Mais, en plus de la mémoire, de la parole, de la présence, il y a la nécessaire réponse à l’exigence transmise par Lagarce, spectre « paternel et exigeant » : la fidélité à la parole ne consiste pas seulement à la répéter, mais à être animé par elle, à y voir un appel. C’est ce qu’on trouve dans une des dernières répliques du Poète mort trop tôt. Rappelons la situation : ce sont les dernières retrouvailles. La lumière est éteinte, les paillettes ont disparu, il n’y a plus d’escalier servant de podium de gloire ; on est à ras du sol. Le poète a enfin retrouvé Verdun, une sorte de tréteau sur le pont Neuf[1] (…), ainsi que les vieux accessoires du drame. Il a accompli la réplique initiale de Monsieur Girard : « Nous n’avons pas besoin d’épée d’or, mais viens nous retrouver quand tu auras besoin d’une épée de bois. » Le fait que la réplique donne lieu à des variations amusées des comédiens n’enlève rien, au contraire, à son importance littérale. Parmi les vieux accessoires du drame que le poète retrouve, il y a bien l’épée de bois. 
LE POETE MORT TROP TÔT : (…) Tu te souviens, ce viaduc sur lequel je marchais une nuit, seul, sachant que j’allais mourir.
J’aurais voulu crier ma Joie ! J’aurais voulu crier un grand cri de Joie.
Mais je n’ai pas osé. Je le regrette. Oui, c’est ce que je regrette du monde, ce cri de Joie.
Je pensais que toi, toi qui croyais en quelque chose, toi tu le pourrais.
MOI-MÊME. Pourquoi nous avoir interdit tout enterrement ? Pourquoi ce testament daté du premier avril, qui se termine par ces mots : Ni tombe, ni cérémonie, rien. (…)[1]

La juxtaposition des deux répliques nous suggère sans doute que le véritable testament doit être cherché dans la première réplique. Le véritable testament est l’œuvre théâtrale rejouée mais aussi prolongée. La réplique du poète mort trop tôt reprend bien sûr les mots de Louis, dans l’épilogue de Juste la fin du monde.
À un moment, je suis à l’entrée d’un viaduc immense,
il domine la vallée que je devine sous la lune,
et je marche seul dans la nuit,
à égale distance du ciel et de la terre.
Ce que je pense
(et c’est cela que je voulais dire)
c’est que je devrais pousser un grand et beau cri,
un long et joyeux cri qui résonnerait dans toute la vallée,
que c’est ce bonheur-là que je devrais m’offrir,
hurler une bonne fois,
mais je ne le fais pas,
je ne l’ai pas fait.
Je me remets en route avec seul le bruit de mes pas sur le gravier.
Ce sont des oublis comme celui-là que je regretterai.  Juillet 1990. Berlin.[1]

« Le théâtre comme l’eucharistie est présence réelle » : la présence réelle est un moment présent qui, par sa densité, par l’épaisseur de la parole, contient le passé et ouvre l’avenir. La présence réelle fait tenir ensemble deux formules du poète : « Toute parole est requiem » et « Toute parole est promesse ». Ici, le Poète mort trop tôt ne reprend pas seulement les mots de Lagarce ; il confie une mission au poète Moi-même : pousser le cri de Joie qu’il n’a pas osé pousser. Le théâtre d’Olivier Py est le cri de Joie qui est resté bloqué au seuil de la bouche de Lagarce. « Joie, joie, joie » : le cri du mémorial de Pascal se retrouve dans les derniers mots d’Axel, un des héros des Vainqueurs : « Joie, joie, joie ! Toutes les joies, toutes les joies, toutes les joies.[1] » Le mot qui peut réunir Pascal et Nietzsche, dit Py, réunir le Christ et Dionysos, est le mot « Joie ». Dans Illusions comiques, le passage de flambeau, ou le passage de servante, entre Lagarce et Py, est un appel au cri de Joie.(...)