suite de l'article. dont je donne des extraits.
" Sigismund Krzyzanowski et Marc-Antoine Mathieu n’auraient jamais dû se rencontrer. Le premier écrit, le second dessine. Sigismund est mort en 1950, quasi inconnu en Russie de son vivant. Marc-Antoine est né en 1959, c’est un des trésors vivants des éditions Delcourt où, depuis 1990, il publie la série Julius Corentin Acquefacques, prisonnier des rêves, BD qui lui a valu un prix au festival d’Angoulême 1991. Krzyzanowski n’a jamais reçu de prix de son vivant et ses livres n’ont pas été publiés, ce qui ne qui ne l’a pas empêché de faire partie de l’union des écrivains de l’Union soviétique.
Remugle de l’espace-temps
Le héros de Marc-Antoine Mathieu travaille au Ministère de l’humour,
ce qui n’est pas donné à tout le monde, mais la plupart des héros gris
de Krzyzanowski auraient pu y travailler tout autant. La vraie vie est
ailleurs, pensent-ils de concert en partageant le thème de la fuite.
Oui, vivre ailleurs, mais où ? Dans les rêves, dans un remugle de
l’espace-temps, arguent-ils de concert. C’est ce genre de propos qui
crée d’objectifs liens entre l’écrivain russe d’origine polonaise et le
dessinateur français d’origine angevine.Jusqu’à une date récente (quinze ans), ni Marc-Antoine Mathieu ni personne n’avaient pu lire les livres à couverture jaune (Verdier) de Krzyzanowski traduits en français après avoir été publiés à Moscou près de quarante ans après sa mort suite à une patiente et rocambolesque enquête menant à la découverte de la malle où ils gisaient. Une malle ou valise où ses mots, au bord du suicide, étaient sur le point de faire le deuil de leur vie. Cette dernière phrase se veut une modeste imitation de ce que peut-être l’ambiance des phrases quand on ouvre un livre de l’auteur russe. Car chez Krzyzanowski, les mots vivent, comme les pensées, comme les murs, pour ne citer qu’eux.
J’ai déjà évoqué cet auteur des plus passionnants , je ne résiste pas à citer quelques lignes de son dernier livre (dans tous les sens du terme), Rue involontaire (une rue du quartier de l’Arbat que le cadastre ignore mais qui existe bel et bien, assure Krzyzanowski qui habitait à deux pas), retrouvé dans les archives du KGB glissé dans le dossier d’un autre écrivain. C’est extrait de la nouvelle « Un feutre gris », le chaotique destin d’un chapeau voyageant de tête en tête, haut lieu de pensée. Ce qui nous vaut ces vagues de l’âme : « Certaines pensées mènent une vie solitaire, pantouflarde, dans leurs neurones. D’autres parcourent en tous sens les circonvolutions du cerveau en quête d’un surcroît de pensée. A la nuit, la ville cérébrale, bien à l’abri sous la calotte crânienne, s’endort. Les passerelles entre les dendrites se retirent. Les pensées sombrent dans le sommeil – et seuls les rêves gardent la nuit en patrouillant dans les méandres vides du cerveau. »
Cette dernière phrase semble être une tentative de description prémonitoire d’une planche de Marc-Antoine Mathieu. Depuis le premier épisode titré L’Origine jusqu’au dernier, Décalage, des aventures de Julius Corentin, on ne quitte guère une impression de vertige où le temps et l’espace en voient de toutes les couleurs (bien que la plupart des épisodes soient dessinés en noir et blanc) dans une sorte de cavalcade de cases où la fuite en avant et l’introspection semblent avoir fait alliance pour asseoir les bases solides d’une constante déstabilisation du lecteur, articulation qui vaut aussi pour le lecteur de Krzyzanowski.
Adapter un texte de Sigismund Krzyzanowski, en faire autant pour un lot de planches de Marc-Antoine Mathieu sont des options possibles mais probablement réductrices. En croisant ces œuvres, en les faisant dialoguer – elles ne demandent que ça – et en s’en détachant tout en les enveloppant dans le lit d’une écriture tierce, Pauline Ringeade débouche sur une voix haute et féconde. Elle écrit une pièce qui puise dans les deux univers, les fait se renvoyer la balle comme deux inconnus qui, s’étant découverts réciproquement des tas d’affinités lors d’un dîner chez des amis, à l’heure de se quitter, s’étreignent comme deux vieux potes.
Dans l’œuvre de Krzyzanowski, Pauline Ringeade s’appuie sur deux recueils de nouvelles, Le Thème étranger et Le Marque-Page. Dans ce dernier figure « La Superficine » : l’histoire d’un produit miracle. Lorsqu’on en badigeonne les murs, ces derniers prennent leurs aises, se déplient, la pièce s’agrandit. Dans les années 30 à Moscou, les problèmes de logement étaient considérables – Krzyzanowski et son épouse (une actrice) vivaient dans huit mètres carrés près de la rue Arbat – publier une telle nouvelle (humoristique et provocatrice) pouvait conduire directement au goulag.
Double décalage
C’est par cette nouvelle que le spectacle commence dans un étroit lieu où se succèdent des personnages tout droit sortis de la saga de Marc-Antoine Mathieu, à commencer par Julius, le héros.
La pièce étroite de la nouvelle est aussi au centre de la pièce (celle qu’écrit Pauline Ringeade) et au centre de la scénographie, si bien que les personnages sont aussi des acteurs qui ne sont pas en quête d’auteur mais à la recherche du héros, Julius, qui, on ne sait trop quand ni pourquoi, disparaît. Une situation que l’on retrouve dans Décalage, le dernier épisode de la série Julius Corentin Acquefacques.
La grande force de ce spectacle de Pauline Ringeade est d’associer ses propres obsessions d’auteure et metteure en scène (danse décalée, espace glissant vers un fantastique du quotidien avec pertes de repères, dialogues et situations oscillant entre Kafka et Beckett) à deux univers qui lui sont chers. Pour la remercier de les avoir fait se rencontrer, Sigismund Krzyzanowski et Marc-Antoine Mathieu la prennent par l’épaule à leur tour et l’accompagnent au bord du plateau où elle écrit avec des mots, des espaces, des lumières et des sons sa première pièce titrée La Pièce, signant un spectacle des plus singuliers.
Damien Briançon (acteur et danseur), Julien Geoffroy (acteur), Sofia Teillet (actrice) et Thomas Carpentier (acteur et musicien) sont sur le plateau où la scénographie de Hervé Cherblanc va de dévoilement en dévoilement, éclairée par les lumières subtiles de Fanny Perreau."