Fiche: L'essentiel sur la tragédie grecque
Extraits de la conférence de Monsieur Fischer
1. Le théâtre et la cité.
Donnons tout d’abord quelques repères nécessaires. L’installation de la
démocratie en Grèce ancienne est un processus historique qui s’étend au moins
sur un siècle et demi entre le sixième et le cinquième siècle avant J.C. Il
suppose la création de ce qu’on appelle la cité qui n’est pas simplement une
ville et son territoire, mais l’ensemble des citoyens qui la composent. Ce sont
donc les relations qui s’organisent entre ces citoyens qui importent et non
leur nombre. Babylone est une ville immense, mais ce n’est pas une cité, une
polis parce que tous ses habitants sont sujets/esclaves du Grand Roi. Par
contre dans la cité (qui regroupe à la fois la ville et sa campagne : Athènes
=l’Attique)) ce sont des citoyens libres et égaux devant la loi qui organisent
leur vie en commun dans un espace public où ils se rencontrent et se parlent.
Dans la cité, c’est la loi qui est le roi.
Évidemment liberté et égalité ne valent ici que pour les citoyens, une
citoyenneté de laquelle sont exclues les femmes, les métèques (c’est-à-dire les
étrangers même grecs) et les esclaves. Athènes au 5ème siècle comptait à peu
près 50000 citoyens et une centaine de ces cités formaient quelque chose comme
la nation grecque qui se retrouvait durant les Jeux Olympiques.
Il faudrait rajouter ici que durant tout ce début du 5ème siècle cette
nation grecque est en guerre contre les Perses et que les guerres dites
médiques sont l’arrière fond des grandes transformations politiques. Et cette
guerre fut gagnée par les grecs à Marathon et à Salamine, ce qui a représenté
l’événement incroyable d’un petit peuple libre qui a vaincu une immense armée
de sujets.
Compte-tenu des développements politiques différents selon les cités, je
m’en tiendrai exclusivement à Athènes parce que c’est là une cité exemplaire et
que la tragédie dont il sera question est essentiellement attique avant de se
généraliser au quatrième siècle.
Dès la deuxième moitié du sixième siècle un certain nombre de réformes
rendent possible la démocratie, c’est-à-dire le gouvernement des citoyens par
eux-mêmes. Il y a tout d’abord la législation de Solon (592) qui rogne déjà
largement le pouvoir des aristocrates, puis surtout la réforme de Clisthène en
508, essentielle en ce qu’elle casse les regroupements aristocratiques. Une
nouvelle division quasi mathématique oblige des populations diverses à
s’entendre et à coopérer créant une véritable égalité entre les citoyens, limitant
le rôle des familles et des phratries. On voit bien comment l’organisation de
la cité s’oppose aux poids et aux manigances des familles aristocratiques et
tyranniques. J’y insiste parce que ce sont précisément les destinées
malheureuses de ces anciennes familles et phratries qui sont représentées la
plupart du temps dans la tragédie devant les citoyens.
Et finalement c’est Ephialte en 462 qui en remplaçant
l’ancien conseil de d’Aréopage (toujours aux mains des familles
aristocratiques) par la Boulè, le conseil des 500 citoyens tirés au sort, qui
ouvre véritablement la voie à la démocratie sous l’archontat de Périclès. Cette
démocratie, rappelons le rapidement, est directe, elle ne connaît ni
représentants, ni spécialistes, elle suppose un peuple de citoyens rassemblés
sur l’agora (l’Assemblée, l’ekklesia) qui juge et décide à partir d’un même
temps de parole pour chacun l’iségorie et la parhésie (le franc parler, le dire
vrai dont Foucault avait fait un de ses derniers cours)1. Et c’est ce peuple qui
fait la loi, mettant en question toute loi héritée aussi bien naturelle que
divine (qui se serait imposée d’elle-même) ouvrant ainsi un véritable abîme,
car pour la première fois les hommes marquent leur autonomie en décidant à
partir d’eux-mêmes pour eux-mêmes et le faisant ils se construisent eux-mêmes. (...°
Castoriadis montre que que ce qui fait la Grèce ,
c’est d’avoir maintenu ouvert l’abîme ou le non être chaotique sur lequel nous
vivons alors que la plupart des sociétés s’empressent de l’obturer par un magma
de significations rassurantes, d’abord d’essence religieuses et mythiques. Les
lois qui permettent de vivre dans ces sociétés sont ou divines ou naturelles,
en tout cas elles sont intangibles, éternelles. Et c’est justement ce qui est
rompu en Grèce au 5ème siècle. A la nature immuable (phusis) s’opposent les
lois des communautés humaines (nomoi), contingentes, conventionnelles,
arbitraires, mais absolument nécessaires, car nous ne pouvons vivre sans elles.
Et dès lors que nous avons cessé d’accorder un privilège irréfléchi à notre
loi, comment ne pas se demander quelle est la bonne loi, et qu’est ce qu’une
loi ? (Castoriadis, 1, 283).C’est précisément cette interrogation qui va devenir
le cœur de l’activité démocratique.
Quelle est alors dans une telle problématique la place du théâtre ?
Toutes les grandes civilisations connaissent des formes théâtrales
généralement liées à des rituels religieux, à Bali, en Chine, en Inde. Il en
est ainsi du théâtre grec qui s’origine au départ dans le culte de Dionysos,
très exactement dans le dithyrambe, la lamentation douloureuse du dieu (morcelé
à sa naissance) et dans les chœurs qui l’accompagnaient.
Toutefois, autour de 500, dans l’Attique, apparaît cette création absolument
originale qu’est la tragédie, un « objet artistique extrêmement riche et
complexe » (Castoriadis, 2, 138) qui, même s’il garde des marques du religieux,
s’en éloigne néanmoins assez pour se présenter comme une institution civique à
part entière, très exactement ce que nous appelons « théâtre », un mot grec qui
désigne non une communauté de fidèles, mais la communauté des citoyens qui
regardent, assis sur les gradins, le théâtron. En ce sens, comme le dit Brecht
« Quand on dit que le théâtre est sorti des cérémonies du culte, on affirme et
rien de plus, que c’est en sortant qu’il est devenu théâtre. »
Un coup d’œil bref sur le dispositif scénique grec devrait nous permettre de
nous familiariser avec cet objet singulier qu’est la tragédie parce qu’elle est
écrite pour ce lieu spécifique dont la signification n’est pas immédiatement
évidente, même si il constitue toujours et très lointaine ment l’arrière fond
de tous nos lieux théâtraux.
Ce qui importe toutefois, c’est la dimension civique de ce théâtre qui
accompagne l’ensemble des transformations politiques du 5ème siècle. Rappelons
que ce théâtre n’est pas un divertissement ludique comme on pourra le retrouver
à Rome, mais une rencontre obligatoire pour les citoyens qui a lieu deux fois
l’an lors de petites et grandes dionysies, une sorte de festival de quatre ou
cinq jours où des auteurs sont mis en compétition. Chaque auteur présente 3
tragédies qui se suivent et un drame satyrique qui permet de rire et de se
détendre après la trilogie tragique.
Tôt, en amont, l’archonte éponyme avait fait le choix des choristes, de
jeunes éphèbes libérés du service militaire. On avait fait le tri des auteurs,
tous sont rémunérés et c’est un jury de citoyens tirés au sort qui choisira le
lauréat fêté comme un héros national au même titre qu’un gagnant des Jeux
Olympiques. Mais l’essentiel se tient sans doute dans la complexité du jeu et
du texte qu’il est aujourd’hui la plupart du temps très difficile de repérer
parce que c’est là un spectacle total, musical, chantant, dansant, quasi
impossible à reconstituer.
Disons seulement que ce qui frappe, c’est la position du chœur intermédiaire
entre les protagonistes et les citoyens. Il offre la possibilité d’une mise en
distance réflexive, dans la mesure où il commente l’action portée sur scène.Le
chœur se plaint, doute, s’interroge et représente moins le peuple des citoyens
actifs que ceux qui subissent passivement les faits, femmes, vieillards,
étrangères comme ce sera le cas des Suppliantes. Quant au texte, jusqu’au début
du quatrième siècle, il ne sera joué qu’une seule fois, ce qui implique une
variation indéfinie à partir du même matériau mythologique. D’où plusieurs
Électre ou Thébaïde chaque fois repensées dans le contexte historique de leur
composition. Par exemple, l’Etéocle d’Eschyle n’est pas celui des Phéniciennes
d’Euripide etc. Chaque pièce, de manière singulière, permet d’ouvrir un débat
sur des événements en cours, sans pour autant se présenter comme un théâtre à
thèses explicitement politique.
Résumons rapidement en deux traits ce qui unit si profondément la tragédie à
la démocratie.
1. En me référant à l’idée centrale de J. Pierre Vernant et P. Vidal-Naquet
dans Mythe et tragédie, je dirai que le théâtre tragique est le moment où la
cité démocratique se représente elle-même devant les citoyens en se mettant en
question, et elle le fait de manière bien particulière en jouant sur une
confrontation entre l’ancien et le nouveau. Selon la formule de Walter Nestlé «
la tragédie prend naissance quand on commence à regarder le mythe avec l’œil du
citoyen », c’est-à-dire quand on est assez éloigné du monde ancien mythique et
héroïque pour pouvoir le questionner. Et, de fait, on projette sur la skénè,
devant le chœur, ces personnages grandioses de la tradition, héros, demi-dieux et
dieux de la mythologie en montrant leurs fautes, leur aveuglement, leurs choix
erronés qui les conduisent à la catastrophe. Sous leur masque et leur apparence
hiératique, ces personnages devaient impressionner très fortement le public
puisque prenaient vie devant eux, dans la mimesis, les figures archétypales de
leur imaginaire collectif, un peu comme l’apparition du loup sur scène peut
aujourd’hui terroriser un jeune enfant.D’ailleurs le chœur s’adresse à eux dans
leur langue ancienne, poétique et rythmée (ce qui manifeste leur éloignement).
Pourtant, et inversement les personnages, eux, parlent la langue (on va dire
moderne) des citoyens, ce qui les rapproche du nouveau monde de la cité
démocratique et ouvre (moyennant l’identification) une mise en question de la
cité elle-même. Et si les malheurs de l’ancien monde mythique (celui des tyrans
et des rois) se répétaient dans une cité démocratique qui cherchait précisément
à s’en libérer ? Comment se prémunir contre cette violence passionnelle que les
Grecs nommaient HUBRIS, la démesure, qui toujours conduit au désastre et à la
désolation ?
2. Ceci nous amène à un deuxième point, où nous retrouvons l’hypothèse forte
de Cornélius Castoriadis, à savoir que dans le cadre des institutions
démocratiques, la tragédie a un rôle d’autolimitation. Elle n’est pas que cela
et elle n’est pas seule à avoir ce rôle, mais elle en est l’institution la plus
exemplaire. D’autant plus nécessaire aussi qu’avec la démocratie et l’absence
de garde fou religieux ou naturel, l’hybris, la démesure, guette plus que
jamais la vie en commun des hommes.
« La démocratie dit Castoriadis, est le
régime qui n’a à craindre que ses propres erreurs -et où l’on a renoncé à se
plaindre auprès de qui que ce soit de ce qui arrive, parce que l’on est, autant
que c’est humainement faisable, l’auteur. La démocratie est effectivement le
régime qui risque de par son propre fait. Elle n’est pas garantie contre
elle-même. Les autres régimes ne connaissent pas le risque, ils sont toujours
dans la certitude de la servitude. » Seule la raison partagée et l’éducation
citoyenne à la prudence peuvent prémunir de la démesure. Ce qui pose de manière
explicite la question de l’homme, car c’est lui maintenant, seul, qui est
confronté à la mesure et à la démesure, mortel sans appui et sans salut, mesure
de toute chose et donc ouvert à la démesure, il est l’homme tragique qu’il se
reconnaît être dans les personnages de la scène. (Œdipe et le Sphinx et
commentaires de Hegel dans l’Esthétique). « L’homme mesure de toute chose »,
c’est ce que nous avons retenu du sophiste Protagoras, l’ami de Périclès. On
dit aussi que Protagoras était agnostique. Ce qui n’était pas sans danger, car
les Grecs tenaient à une sorte de religion civile qui, quand même, sur le sans
fond de toute fondation, permettait de penser un ordre stable du Cosmos. Ce à
quoi servaient les dieux de l’Olympe et la Dikè, la fameuse justice de Zeus.
Mais la démocratie avait libéré la suspicion, le doute. Et si la Dikè, la
justice des dieux qui préservait l’ordre et la mesure, n’était en fin de compte
rien de plus qu’une insupportable démesure. Et si les dieux ressemblaient aux
hommes, alors il n’ y a rien à attendre d’eux.