mardi 12 décembre 2017

A retenir sur la tragédie grecque

Fiche: L'essentiel sur la tragédie grecque

Extraits de la conférence de Monsieur Fischer



1. Le théâtre et la cité.
Donnons tout d’abord quelques repères nécessaires. L’installation de la démocratie en Grèce ancienne est un processus historique qui s’étend au moins sur un siècle et demi entre le sixième et le cinquième siècle avant J.C. Il suppose la création de ce qu’on appelle la cité qui n’est pas simplement une ville et son territoire, mais l’ensemble des citoyens qui la composent. Ce sont donc les relations qui s’organisent entre ces citoyens qui importent et non leur nombre. Babylone est une ville immense, mais ce n’est pas une cité, une polis parce que tous ses habitants sont sujets/esclaves du Grand Roi. Par contre dans la cité (qui regroupe à la fois la ville et sa campagne : Athènes =l’Attique)) ce sont des citoyens libres et égaux devant la loi qui organisent leur vie en commun dans un espace public où ils se rencontrent et se parlent. Dans la cité, c’est la loi qui est le roi.
Évidemment liberté et égalité ne valent ici que pour les citoyens, une citoyenneté de laquelle sont exclues les femmes, les métèques (c’est-à-dire les étrangers même grecs) et les esclaves. Athènes au 5ème siècle comptait à peu près 50000 citoyens et une centaine de ces cités formaient quelque chose comme la nation grecque qui se retrouvait durant les Jeux Olympiques.
Il faudrait rajouter ici que durant tout ce début du 5ème siècle cette nation grecque est en guerre contre les Perses et que les guerres dites médiques sont l’arrière fond des grandes transformations politiques. Et cette guerre fut gagnée par les grecs à Marathon et à Salamine, ce qui a représenté l’événement incroyable d’un petit peuple libre qui a vaincu une immense armée de sujets.
Compte-tenu des développements politiques différents selon les cités, je m’en tiendrai exclusivement à Athènes parce que c’est là une cité exemplaire et que la tragédie dont il sera question est essentiellement attique avant de se généraliser au quatrième siècle.
Dès la deuxième moitié du sixième siècle un certain nombre de réformes rendent possible la démocratie, c’est-à-dire le gouvernement des citoyens par eux-mêmes. Il y a tout d’abord la législation de Solon (592) qui rogne déjà largement le pouvoir des aristocrates, puis surtout la réforme de Clisthène en 508, essentielle en ce qu’elle casse les regroupements aristocratiques. Une nouvelle division quasi mathématique oblige des populations diverses à s’entendre et à coopérer créant une véritable égalité entre les citoyens, limitant le rôle des familles et des phratries. On voit bien comment l’organisation de la cité s’oppose aux poids et aux manigances des familles aristocratiques et tyranniques. J’y insiste parce que ce sont précisément les destinées malheureuses de ces anciennes familles et phratries qui sont représentées la plupart du temps dans la tragédie devant les citoyens.
Et finalement c’est Ephialte en 462 qui en remplaçant l’ancien conseil de d’Aréopage (toujours aux mains des familles aristocratiques) par la Boulè, le conseil des 500 citoyens tirés au sort, qui ouvre véritablement la voie à la démocratie sous l’archontat de Périclès. Cette démocratie, rappelons le rapidement, est directe, elle ne connaît ni représentants, ni spécialistes, elle suppose un peuple de citoyens rassemblés sur l’agora (l’Assemblée, l’ekklesia) qui juge et décide à partir d’un même temps de parole pour chacun l’iségorie et la parhésie (le franc parler, le dire vrai dont Foucault avait fait un de ses derniers cours)1. Et c’est ce peuple qui fait la loi, mettant en question toute loi héritée aussi bien naturelle que divine (qui se serait imposée d’elle-même) ouvrant ainsi un véritable abîme, car pour la première fois les hommes marquent leur autonomie en décidant à partir d’eux-mêmes pour eux-mêmes et le faisant ils se construisent eux-mêmes. (...°


Castoriadis montre que que ce qui fait la Grèce , c’est d’avoir maintenu ouvert l’abîme ou le non être chaotique sur lequel nous vivons alors que la plupart des sociétés s’empressent de l’obturer par un magma de significations rassurantes, d’abord d’essence religieuses et mythiques. Les lois qui permettent de vivre dans ces sociétés sont ou divines ou naturelles, en tout cas elles sont intangibles, éternelles. Et c’est justement ce qui est rompu en Grèce au 5ème siècle. A la nature immuable (phusis) s’opposent les lois des communautés humaines (nomoi), contingentes, conventionnelles, arbitraires, mais absolument nécessaires, car nous ne pouvons vivre sans elles. Et dès lors que nous avons cessé d’accorder un privilège irréfléchi à notre loi, comment ne pas se demander quelle est la bonne loi, et qu’est ce qu’une loi ? (Castoriadis, 1, 283).C’est précisément cette interrogation qui va devenir le cœur de l’activité démocratique.

Quelle est alors dans une telle problématique la place du théâtre ?
Toutes les grandes civilisations connaissent des formes théâtrales généralement liées à des rituels religieux, à Bali, en Chine, en Inde. Il en est ainsi du théâtre grec qui s’origine au départ dans le culte de Dionysos, très exactement dans le dithyrambe, la lamentation douloureuse du dieu (morcelé à sa naissance) et dans les chœurs qui l’accompagnaient.
Toutefois, autour de 500, dans l’Attique, apparaît cette création absolument originale qu’est la tragédie, un « objet artistique extrêmement riche et complexe » (Castoriadis, 2, 138) qui, même s’il garde des marques du religieux, s’en éloigne néanmoins assez pour se présenter comme une institution civique à part entière, très exactement ce que nous appelons « théâtre », un mot grec qui désigne non une communauté de fidèles, mais la communauté des citoyens qui regardent, assis sur les gradins, le théâtron. En ce sens, comme le dit Brecht « Quand on dit que le théâtre est sorti des cérémonies du culte, on affirme et rien de plus, que c’est en sortant qu’il est devenu théâtre. »
Un coup d’œil bref sur le dispositif scénique grec devrait nous permettre de nous familiariser avec cet objet singulier qu’est la tragédie parce qu’elle est écrite pour ce lieu spécifique dont la signification n’est pas immédiatement évidente, même si il constitue toujours et très lointaine ment l’arrière fond de tous nos lieux théâtraux.
Ce qui importe toutefois, c’est la dimension civique de ce théâtre qui accompagne l’ensemble des transformations politiques du 5ème siècle. Rappelons que ce théâtre n’est pas un divertissement ludique comme on pourra le retrouver à Rome, mais une rencontre obligatoire pour les citoyens qui a lieu deux fois l’an lors de petites et grandes dionysies, une sorte de festival de quatre ou cinq jours où des auteurs sont mis en compétition. Chaque auteur présente 3 tragédies qui se suivent et un drame satyrique qui permet de rire et de se détendre après la trilogie tragique.
Tôt, en amont, l’archonte éponyme avait fait le choix des choristes, de jeunes éphèbes libérés du service militaire. On avait fait le tri des auteurs, tous sont rémunérés et c’est un jury de citoyens tirés au sort qui choisira le lauréat fêté comme un héros national au même titre qu’un gagnant des Jeux Olympiques. Mais l’essentiel se tient sans doute dans la complexité du jeu et du texte qu’il est aujourd’hui la plupart du temps très difficile de repérer parce que c’est là un spectacle total, musical, chantant, dansant, quasi impossible à reconstituer.
Disons seulement que ce qui frappe, c’est la position du chœur intermédiaire entre les protagonistes et les citoyens. Il offre la possibilité d’une mise en distance réflexive, dans la mesure où il commente l’action portée sur scène.Le chœur se plaint, doute, s’interroge et représente moins le peuple des citoyens actifs que ceux qui subissent passivement les faits, femmes, vieillards, étrangères comme ce sera le cas des Suppliantes. Quant au texte, jusqu’au début du quatrième siècle, il ne sera joué qu’une seule fois, ce qui implique une variation indéfinie à partir du même matériau mythologique. D’où plusieurs Électre ou Thébaïde chaque fois repensées dans le contexte historique de leur composition. Par exemple, l’Etéocle d’Eschyle n’est pas celui des Phéniciennes d’Euripide etc. Chaque pièce, de manière singulière, permet d’ouvrir un débat sur des événements en cours, sans pour autant se présenter comme un théâtre à thèses explicitement politique.

Résumons rapidement en deux traits ce qui unit si profondément la tragédie à la démocratie.

1. En me référant à l’idée centrale de J. Pierre Vernant et P. Vidal-Naquet dans Mythe et tragédie, je dirai que le théâtre tragique est le moment où la cité démocratique se représente elle-même devant les citoyens en se mettant en question, et elle le fait de manière bien particulière en jouant sur une confrontation entre l’ancien et le nouveau. Selon la formule de Walter Nestlé « la tragédie prend naissance quand on commence à regarder le mythe avec l’œil du citoyen », c’est-à-dire quand on est assez éloigné du monde ancien mythique et héroïque pour pouvoir le questionner. Et, de fait, on projette sur la skénè, devant le chœur, ces personnages grandioses de la tradition, héros, demi-dieux et dieux de la mythologie en montrant leurs fautes, leur aveuglement, leurs choix erronés qui les conduisent à la catastrophe. Sous leur masque et leur apparence hiératique, ces personnages devaient impressionner très fortement le public puisque prenaient vie devant eux, dans la mimesis, les figures archétypales de leur imaginaire collectif, un peu comme l’apparition du loup sur scène peut aujourd’hui terroriser un jeune enfant.D’ailleurs le chœur s’adresse à eux dans leur langue ancienne, poétique et rythmée (ce qui manifeste leur éloignement). Pourtant, et inversement les personnages, eux, parlent la langue (on va dire moderne) des citoyens, ce qui les rapproche du nouveau monde de la cité démocratique et ouvre (moyennant l’identification) une mise en question de la cité elle-même. Et si les malheurs de l’ancien monde mythique (celui des tyrans et des rois) se répétaient dans une cité démocratique qui cherchait précisément à s’en libérer ? Comment se prémunir contre cette violence passionnelle que les Grecs nommaient HUBRIS, la démesure, qui toujours conduit au désastre et à la désolation ?

2. Ceci nous amène à un deuxième point, où nous retrouvons l’hypothèse forte de Cornélius Castoriadis, à savoir que dans le cadre des institutions démocratiques, la tragédie a un rôle d’autolimitation. Elle n’est pas que cela et elle n’est pas seule à avoir ce rôle, mais elle en est l’institution la plus exemplaire. D’autant plus nécessaire aussi qu’avec la démocratie et l’absence de garde fou religieux ou naturel, l’hybris, la démesure, guette plus que jamais la vie en commun des hommes.
 « La démocratie dit Castoriadis, est le régime qui n’a à craindre que ses propres erreurs -et où l’on a renoncé à se plaindre auprès de qui que ce soit de ce qui arrive, parce que l’on est, autant que c’est humainement faisable, l’auteur. La démocratie est effectivement le régime qui risque de par son propre fait. Elle n’est pas garantie contre elle-même. Les autres régimes ne connaissent pas le risque, ils sont toujours dans la certitude de la servitude. » Seule la raison partagée et l’éducation citoyenne à la prudence peuvent prémunir de la démesure. Ce qui pose de manière explicite la question de l’homme, car c’est lui maintenant, seul, qui est confronté à la mesure et à la démesure, mortel sans appui et sans salut, mesure de toute chose et donc ouvert à la démesure, il est l’homme tragique qu’il se reconnaît être dans les personnages de la scène. (Œdipe et le Sphinx et commentaires de Hegel dans l’Esthétique). « L’homme mesure de toute chose », c’est ce que nous avons retenu du sophiste Protagoras, l’ami de Périclès. On dit aussi que Protagoras était agnostique. Ce qui n’était pas sans danger, car les Grecs tenaient à une sorte de religion civile qui, quand même, sur le sans fond de toute fondation, permettait de penser un ordre stable du Cosmos. Ce à quoi servaient les dieux de l’Olympe et la Dikè, la fameuse justice de Zeus. Mais la démocratie avait libéré la suspicion, le doute. Et si la Dikè, la justice des dieux qui préservait l’ordre et la mesure, n’était en fin de compte rien de plus qu’une insupportable démesure. Et si les dieux ressemblaient aux hommes, alors il n’ y a rien à attendre d’eux.