L'art et la
révolte ne mourront qu'avec le dernier homme"
Albert
Camus, L'homme révolté
«Le Prométhée
est une pièce politique», affirme d’entrée de jeu Olivier Py. Ce qui ne va pas
sans paradoxe apparent. La politique n’est-elle pas l’affaire de la polis, donc
des citoyens mortels qui la constituent ? Or la trilogie que formait Prométhée
enchaîné, Prométhée délivré, Prométhée porte-feu (et dont le
premier volet est seul à avoir survécu) se jouait à peu près entièrement entre
Immortels. Mais la politique n’est pas à entendre ici en son sens le plus
étroit.
Elle prend
sa source sur l’Olympe. Platon, dans un mythe célèbre du Protagoras, rappelle
d’ailleurs que l’humanité n’aurait jamais pu survivre grâce aux seuls dons de
Prométhée, car le feu et le savoir technique n’enseignent pas à vivre ensemble
; faute de l’art politique, que le Titan n’avait pu dérober à Zeus, les hommes
se seraient depuis longtemps
entre-massacrés jusqu’au dernier. Même les dieux, s’ils sont rationnels,
doivent régler leurs rapports selon certaines lois, observer certains
principes, ne pas s’en tenir à la simple et brutale loi du plus fort. Même Zeus
doit rendre hommage à la justice, s’il ne veut pas que sa royauté ne soit que
tyrannie. Et la tyrannie, qui est négation de toute communauté, exaltation de
l’arbitraire, pose une question qui est politique par excellence. Faut-il plier
devant sa violence ? La sagesse n’est-elle que la prudence de qui sait
survivre, et Prométhée est-il fou de se dresser
contre le nouveau maître du monde? Eschyle, poursuit Olivier Py, nous donne
dans sa dernière pièce «une leçon d’insurrection». Une leçon, pour les simples
mortels, difficile entre toutes à suivre, puisque parmi les dieux mêmes, seul
le Titan a osé désobéir aux ordres. Quand Prométhée prend le risque de dérober
le feu pour assurer le salut des hommes, il le fait en toute connaissance de
cause, sans le moindre espoir de se soustraire aux terribles conséquences
de son geste. Lui dont le nom même indique, en grec, qu’il sait d’avance ce qui
doit arriver ne peut ignorer quel châtiment l’attend. Tel est son héroïsme :
avant même de passer à l’action, il a «le sens des combats perdus».
Mais la
tragédie grecque telle que la concevait Eschyle n’est-elle pas «un drame qui
finit bien», comme l’affirmait Olivier Py
il y a cinq ans déjà, alors qu’il s’attaquait à l’Orestie? Aussi a-t-il songé
quelque temps à compléter cette dernière étape d’un Prométhée déchaîné, afin de
nous rappeler que le pessimisme apparent de la tragédie n’est qu’une illusion
de perspective.
Si nous
avions conservé l’ensemble de la trilogie, nous serions mieux en mesure
d’apprécier comment le conflit apparemment inexpiable entre Zeus et Prométhée
s’achevait en réconciliation. Cependant, Py a renoncé à doter le texte antique
d’un prolongement contemporain. C’est que la tonalité sombre du Prométhée, même
si elle s’explique surtout par les hasards de la transmission textuelle, n’est
pas pour déplaire à Py. Il se trouve en effet qu’il a entrepris de
travailler sur sa version du poème au moment même où se déclenchait le
Printemps arabe. Nul ne pouvait alors prédire quelle issue connaîtraient à
court terme les mouvements insurrectionnels en Egypte, en Tunisie, en Libye. Py
a relu Eschyle à la lumière de ces événements, tout comme il a ressenti
l’insurrection à la lumière du
poète tragique. Et ce Printemps l’a fait songer à Camus, qui écrivait dans L’Homme
révolté : «l’art et la révolte ne mourront qu’avec le dernier homme». Le
pouvoir est toujours exposé à la tentation de la démesure, il l’est
essentiellement et inévitablement – c’est là son point aveugle. Il est donc
tout aussi fatal qu’il provoque la révolte et la résistance. Mais cette fatalité ne
s’accompagne d’aucune garantie de victoire. La seule certitude de Prométhée,
calme malgré la souffrance, c’est que Zeus devra bien finir par comprendre
quelque chose qu’il ignore encore. Alors, il lui faudra faire un pas vers celui
qu’il tourmente et refuse d’entendre. Même écrasée, anéantie, la révolte laisse
une trace, un écho – une attente qui est son héritage. Elle «prouve par là
qu’elle est le mouvement même de la vie et qu’on ne peut la nier sans renoncer
à vivre». Voilà tout. Si Prométhée est immortel, c’est qu’il incarne cette
certitude, aussi indestructible, dit Olivier Py, qu’un volcan endormi qui doit
se réveiller un jour.
Daniel
Loayza