samedi 9 décembre 2017

Prométhée enchaîné, présentation par le dramaturge de l'Odéon



L'art et la révolte ne mourront qu'avec le dernier homme"

Albert Camus, L'homme révolté

«Le Prométhée est une pièce politique», affirme d’entrée de jeu Olivier Py. Ce qui ne va pas sans paradoxe apparent. La politique n’est-elle pas l’affaire de la polis, donc des citoyens mortels qui la constituent ? Or la trilogie que formait Prométhée enchaîné, Prométhée délivré, Prométhée porte-feu (et dont le premier volet est seul à avoir survécu) se jouait à peu près entièrement entre Immortels. Mais la politique n’est pas à entendre ici en son sens le plus étroit.
Elle prend sa source sur l’Olympe. Platon, dans un mythe célèbre du Protagoras, rappelle d’ailleurs que l’humanité n’aurait jamais pu survivre grâce aux seuls dons de Prométhée, car le feu et le savoir technique n’enseignent pas à vivre ensemble ; faute de l’art politique, que le Titan n’avait pu dérober à Zeus, les hommes se seraient depuis longtemps entre-massacrés jusqu’au dernier. Même les dieux, s’ils sont rationnels, doivent régler leurs rapports selon certaines lois, observer certains principes, ne pas s’en tenir à la simple et brutale loi du plus fort. Même Zeus doit rendre hommage à la justice, s’il ne veut pas que sa royauté ne soit que tyrannie. Et la tyrannie, qui est négation de toute communauté, exaltation de l’arbitraire, pose une question qui est politique par excellence. Faut-il plier devant sa violence ? La sagesse n’est-elle que la prudence de qui sait survivre, et Prométhée est-il fou de se dresser contre le nouveau maître du monde? Eschyle, poursuit Olivier Py, nous donne dans sa dernière pièce «une leçon d’insurrection». Une leçon, pour les simples mortels, difficile entre toutes à suivre, puisque parmi les dieux mêmes, seul le Titan a osé désobéir aux ordres. Quand Prométhée prend le risque de dérober le feu pour assurer le salut des hommes, il le fait en toute connaissance de cause, sans le moindre espoir de se soustraire aux terribles conséquences de son geste. Lui dont le nom même indique, en grec, qu’il sait d’avance ce qui doit arriver ne peut ignorer quel châtiment l’attend. Tel est son héroïsme : avant même de passer à l’action, il a «le sens des combats perdus».
Mais la tragédie grecque telle que la concevait Eschyle n’est-elle pas «un drame qui finit bien», comme l’affirmait Olivier Py il y a cinq ans déjà, alors qu’il s’attaquait à l’Orestie? Aussi a-t-il songé quelque temps à compléter cette dernière étape d’un Prométhée déchaîné, afin de nous rappeler que le pessimisme apparent de la tragédie n’est qu’une illusion de perspective.
Si nous avions conservé l’ensemble de la trilogie, nous serions mieux en mesure d’apprécier comment le conflit apparemment inexpiable entre Zeus et Prométhée s’achevait en réconciliation. Cependant, Py a renoncé à doter le texte antique d’un prolongement contemporain. C’est que la tonalité sombre du Prométhée, même si elle s’explique surtout par les hasards de la transmission textuelle, n’est pas pour déplaire à Py. Il se trouve en effet qu’il a entrepris de travailler sur sa version du poème au moment même où se déclenchait le Printemps arabe. Nul ne pouvait alors prédire quelle issue connaîtraient à court terme les mouvements insurrectionnels en Egypte, en Tunisie, en Libye. Py a relu Eschyle à la lumière de ces événements, tout comme il a ressenti l’insurrection à la lumière du poète tragique. Et ce Printemps l’a fait songer à Camus, qui écrivait dans L’Homme révolté : «l’art et la révolte ne mourront qu’avec le dernier homme». Le pouvoir est toujours exposé à la tentation de la démesure, il l’est essentiellement et inévitablement – c’est là son point aveugle. Il est donc tout aussi fatal qu’il provoque la révolte et la résistance. Mais cette fatalité ne s’accompagne d’aucune garantie de victoire. La seule certitude de Prométhée, calme malgré la souffrance, c’est que Zeus devra bien finir par comprendre quelque chose qu’il ignore encore. Alors, il lui faudra faire un pas vers celui qu’il tourmente et refuse d’entendre. Même écrasée, anéantie, la révolte laisse une trace, un écho – une attente qui est son héritage. Elle «prouve par là qu’elle est le mouvement même de la vie et qu’on ne peut la nier sans renoncer à vivre». Voilà tout. Si Prométhée est immortel, c’est qu’il incarne cette certitude, aussi indestructible, dit Olivier Py, qu’un volcan endormi qui doit se réveiller un jour.
Daniel Loayza