Sur scène,
les corps, les sons, les objets surgissent, glissent, s’effacent en un
mouvement permanent. Hommages non-référencés, les mots de Kafka, Celan,
Ovide,
Valéry ou Dante essaiment, tout comme les musiques de Bach, Haendel, Kagel ou
Rossini. Le début de la pièce, quant à lui, rappelle directement celui du
livre de
Samuel Beckett, Soubresauts: « Assis une nuit à sa table la tête sur les mains,
il se vit se lever etpartir. » Pièce kaléidoscopique, Soubresaut est un
prisme, à
travers lequel le spectateur est amené à remettre sans cesse en cause sa
perception.
Radical
depuis ses débuts, le théâtre de François Tanguy n’a pas toujours eu le même
usage des textes.En 1981, il s’est d’abord emparé de Dom Juan. À la
faveur d’un
stage, il s’agissait alors de « traverser », de « visiter » l’œuvre de Molière,
en questionnant « tout ce qu’on ne comprenait pas », tout en le reliant au
monde
actuel. Au milieu des champs, les participants construisent un échafaudage, qu’ils
traverseront au fil des ateliers. Ce seront les premiers pas d’un théâtre qui
ne se revendique pas comme spectacle, mais comme un moment de partage qui passe
par l’occupation provisoire d’une scène.
Les années
suivantes, Shakespeare ou Büchner fournissent au groupe un matériau à
manipuler, tandis que prend également forme une création à part entière, qui
abandonnera le fil narratif à partir du Chant du bouc en 1991. Au cours de
diverses expérimentations, la voix a pu s’y réduire à un grommellement ou
s’affirmer dans des fragments de grandiloquence, mais jamais les textes n’ont
pris le dessus. Et de fait, cet univers à la fois plastique et textuel ne
prétend pas à la transmission d’un discours, à une quelconque narration. À l’inverse, les pièces
du Théâtre du Radeau distillent une matière brute, qu’acteurs et spectateurs auront
à expérimenter. Chacune est une traversée, faite d’actions, de paroles et de
mélodies. Affranchi des codes traditionnels, bousculant l’ordre de la représentation,
ce théâtre se vit plus qu’il ne se pense.
Poussé à ses
extrêmes limites – y compris celles du plateau –, doté de formes et d’objets
nouveaux, le théâtre connaît depuis la seconde partie du XXe siècle plusieurs métamorphoses. Comme d’autres de sa génération,
François Tanguy détourne dès ses débuts la marchandisation du théâtre, allant
dans le sens opposé de
l’avènement de l’ère médiatique et de la crise des idéologies qui ouvrent les
années 1990. L’auteur et metteur en scène Jacques Nichet, dans son cours
intitulé « Le théâtre n’existe pas », dispensé en 2010 au Collège de France,
revient sur cette période de réinvention : « En réponse à la bousculade et à la fragmentation
d’un monde échappant à nos repères ,les spectacles n’ont cessé de se multiplier
et de se différencier. Ils tentent de faire écho à nos douloureuses impressions
de désorientation et d’incertitude. Les artistes, chacun à leur manière,
essaient de réagir par d’autres pratiques, d’autres alliances, d’autres modes de
production. » Une redéfinition du théâtre qui passe par un retour aux
fondamentaux et par un questionnement profond de la représentation, dans son
rapport au texte comme dans son rapport au spectateur.
Au Théâtre du Radeau, cela commence dès les « chantiers
», moments de cogitation, d’improvisations, de bouts de textes et de mouvements
qui sont les prémices des pièces. Un processus désormais indissociable de la
Fonderie, lieu de convivialité et de pensée implanté au Mans dans une ancienne
succursale automobile, et où tout est mis en œuvre pour recréer un « être
ensemble » le plus large possible. Ce cheminement singulier n’est pas scandé
par la sortie d’un pro-duit culturel appelé spectacle mais se vit en continu, au
long cours. « Nous fabriquons de la matière d’histoires, explique l’acteur
Frode Bjørnstad, qui a com-mencé à travailler avec François Tanguy il y a
vingt-six ans. On ne peut jamais dire de quoi ça parle, mais à chaque fois, on
peut se demander : qu’est-ce qu’un spectacle, qu’est-ce que le théâtre ? »
Avec pour
principe l’instabilité de la forme, ce théâtre active l’imaginaire le plus
profond du spectateur. Sans prétention, il touche à l’intime. « Nous sommes
émus parce que nous approchons de ce qui continue à nous échapper, écrit
Jacques Nichet au sujet du Chant du bouc. Ce théâtre nous dit sa vérité sous la
forme d’une énigme. Nous touchons à l’origine du théâtre, à l’origine de la
parole et des rêves. Nous restons sur le seuil, profanes, sans comprendre
exactement l’oracle qui parle si intensément de nous en nous rendant cette part
de mystère à jamais nouée en nous. »
Sur le
seuil, ou plutôt au seuil, c’est là aussi que se tiennent les acteurs,
n’entrant jamais à corps perdu dans la simulation de la représentation. Portant
aussi
bien robes
longues et collerettes que vestes ordinaires ou costumes de bric et de broc,
ils et elles n’incarnent plus un personnage, mais évoluent sur le plateau, le
ponctuant de
la raideur d’un geste répété ou d’un élan libérateur. Les objets qui font la
scénographie sont parfois nouveaux, parfois rescapés d’expérimentations
précédentes
ou issus de rafistolages d’autres éléments... « Ce n’est pas un décor, mais une
entité, qui fait partie de nos compagnons de route, reprend Frode
Bjørnstad.
Ce sont des éléments qui créent un espace, tracent des lignes. » Des lignes
mobiles, manipulées à vue par les acteurs, qui ne produisent pas des
tableaux
figés mais amènent elles aussi l’esprit du spectateur à prendre conscience,
dans l’instant, de sa propre expérience.
in https://www.festival-automne.com/uploads/spectacle/Th_du_Radeau_BD.pdf
Extrait sur youtube
article de jean-Pierre Thibaudat
in https://www.festival-automne.com/uploads/spectacle/Th_du_Radeau_BD.pdf
Extrait sur youtube
article de jean-Pierre Thibaudat