mardi 16 janvier 2018

Soubresaut (suite)


Sur scène, les corps, les sons, les objets surgissent, glissent, s’effacent en un mouvement permanent. Hommages non-référencés, les mots de Kafka, Celan,
Ovide, Valéry ou Dante essaiment, tout comme les musiques de Bach, Haendel, Kagel ou Rossini. Le début de la pièce, quant à lui, rappelle directement celui du
livre de Samuel Beckett, Soubresauts: « Assis une nuit à sa table la tête sur les mains, il se vit se lever etpartir. » Pièce kaléidoscopique, Soubresaut est un
prisme, à travers lequel le spectateur est amené à remettre sans cesse en cause sa perception.
Radical depuis ses débuts, le théâtre de François Tanguy n’a pas toujours eu le même usage des textes.En 1981, il s’est d’abord emparé de Dom Juan. À la
faveur d’un stage, il s’agissait alors de « traverser », de « visiter » l’œuvre de Molière, en questionnant « tout ce qu’on ne comprenait pas », tout en le reliant au
monde actuel. Au milieu des champs, les participants construisent un échafaudage, qu’ils traverseront au fil des ateliers. Ce seront les premiers pas d’un théâtre qui ne se revendique pas comme spectacle, mais comme un moment de partage qui passe par l’occupation provisoire d’une scène.

Les années suivantes, Shakespeare ou Büchner fournissent au groupe un matériau à manipuler, tandis que prend également forme une création à part entière, qui abandonnera le fil narratif à partir du Chant du bouc en 1991. Au cours de diverses expérimentations, la voix a pu s’y réduire à un grommellement ou s’affirmer dans des fragments de grandiloquence, mais jamais les textes n’ont pris le dessus. Et de fait, cet univers à la fois plastique et textuel ne prétend pas à la transmission d’un discours, à une quelconque narration. À l’inverse, les pièces du Théâtre du Radeau distillent une matière brute, qu’acteurs et spectateurs auront à expérimenter. Chacune est une traversée, faite d’actions, de paroles et de mélodies. Affranchi des codes traditionnels, bousculant l’ordre de la représentation, ce théâtre se vit plus qu’il ne se pense.
Poussé à ses extrêmes limites – y compris celles du plateau –, doté de formes et d’objets nouveaux, le théâtre connaît depuis la seconde partie du XXe siècle plusieurs métamorphoses. Comme d’autres de sa génération, François Tanguy détourne dès ses débuts la marchandisation du théâtre, allant dans le sens opposé de l’avènement de l’ère médiatique et de la crise des idéologies qui ouvrent les années 1990. L’auteur et metteur en scène Jacques Nichet, dans son cours intitulé « Le théâtre n’existe pas », dispensé en 2010 au Collège de France, revient sur cette période de réinvention : « En réponse à la bousculade et à la fragmentation d’un monde échappant à nos repères ,les spectacles n’ont cessé de se multiplier et de se différencier. Ils tentent de faire écho à nos douloureuses impressions de désorientation et d’incertitude. Les artistes, chacun à leur manière, essaient de réagir par d’autres pratiques, d’autres alliances, d’autres modes de production. » Une redéfinition du théâtre qui passe par un retour aux fondamentaux et par un questionnement profond de la représentation, dans son rapport au texte comme dans son rapport au spectateur.
Au Théâtre du Radeau, cela commence dès les « chantiers », moments de cogitation, d’improvisations, de bouts de textes et de mouvements qui sont les prémices des pièces. Un processus désormais indissociable de la Fonderie, lieu de convivialité et de pensée implanté au Mans dans une ancienne succursale automobile, et où tout est mis en œuvre pour recréer un « être ensemble » le plus large possible. Ce cheminement singulier n’est pas scandé par la sortie d’un pro-duit culturel appelé spectacle mais se vit en continu, au long cours. « Nous fabriquons de la matière d’histoires, explique l’acteur Frode Bjørnstad, qui a com-mencé à travailler avec François Tanguy il y a vingt-six ans. On ne peut jamais dire de quoi ça parle, mais à chaque fois, on peut se demander : qu’est-ce qu’un spectacle, qu’est-ce que le théâtre ? »
Avec pour principe l’instabilité de la forme, ce théâtre active l’imaginaire le plus profond du spectateur. Sans prétention, il touche à l’intime. « Nous sommes émus parce que nous approchons de ce qui continue à nous échapper, écrit Jacques Nichet au sujet du Chant du bouc. Ce théâtre nous dit sa vérité sous la forme d’une énigme. Nous touchons à l’origine du théâtre, à l’origine de la parole et des rêves. Nous restons sur le seuil, profanes, sans comprendre exactement l’oracle qui parle si intensément de nous en nous rendant cette part de mystère à jamais nouée en nous. »
Sur le seuil, ou plutôt au seuil, c’est là aussi que se tiennent les acteurs, n’entrant jamais à corps perdu dans la simulation de la représentation. Portant aussi
bien robes longues et collerettes que vestes ordinaires ou costumes de bric et de broc, ils et elles n’incarnent plus un personnage, mais évoluent sur le plateau, le
ponctuant de la raideur d’un geste répété ou d’un élan libérateur. Les objets qui font la scénographie sont parfois nouveaux, parfois rescapés d’expérimentations
précédentes ou issus de rafistolages d’autres éléments... « Ce n’est pas un décor, mais une entité, qui fait partie de nos compagnons de route, reprend Frode
Bjørnstad. Ce sont des éléments qui créent un espace, tracent des lignes. » Des lignes mobiles, manipulées à vue par les acteurs, qui ne produisent pas des
tableaux figés mais amènent elles aussi l’esprit du spectateur à prendre conscience, dans l’instant, de sa propre expérience.
in  https://www.festival-automne.com/uploads/spectacle/Th_du_Radeau_BD.pdf

Extrait sur youtube

article de jean-Pierre Thibaudat