samedi 17 mars 2018

Extraits de la conférence de Monsieur Fischer sur Polyeucte

 Théâtre et religion.


Si toutes les sociétés humaines connaissent des rituels religieux (même la nôtre, encore quoique sans doute grandement édulcorés), elles n’ont pas toutes inventé du théâtre. Par exemple, l’Islam sunnite n’a produit aucun théâtre contrairement à l’Inde, la Chine, le Japon, l’Indonésie. Je fais évidemment référence au Kathakali, bunraku, kabuki, opéra chinois, théâtre balinais et bien d’autres.
Il est convenu aussi de considérer que ces théâtres sont largement issus de rituels religieux, en relation avec une dimension sacrée dont ils gardent très souvent encore des marques, ne serait-ce que dans la manifestation d’une forme figée, intemporelle que l’on reconnaît dans les masques, les gestes, les danses, les paroles proférées. Le théâtre occidental, comme nous l’avons vu la dernière fois avec la tragédie grecque, provient lui aussi d’un rituel relatant les souffrances du dieu Dionysos, le dithyrambe. D’ailleurs la pierre sacrificielle, le thymélé, au centre de l’orchestra en témoigne.
Toutefois quel que soit l’aspect déjà théâtral de tout rituel, religieux, politique ou social, le théâtre (c’est d’ailleurs son étymologie) rassemble des spectateurs et ne réunit pas des fidèles, suppose des acteurs et non des prêtres et des officiants et enfin nécessite une prise de distance et de la réflexion par rapport à ce que l’on voit. En ce sens Brecht dira que « la tragédie sort du culte, mais justement elle en sort ».
Pourtant cette « sortie » n’a jamais été ni simple ni définitive. Tout comme il y a du théâtre dans tout rituel, il reste un fond de sacré dans le théâtre. N’a -t-on pas vu au XXème siècle de larges tentatives pour remobiliser l’origine sacrificielle du théâtre à la suite d’Antonin Artaud qui avait reçu le choc du théâtre balinais en 1931. 
Mais l’exemple le plus frappant de cet échange possible entre spectateurs et fidèles est pour moi l’installation proposée par Abbas Kiarostami, le grand cinéaste iranien (décédé en 2016) d’abord à Rome, puis en France. Il s’agit du Tazieh iranien.( islam chiite)

video sur le Tazieh

Article sur le Tazieh

Le réalisateur iranien Abbas Kiastoramis a d'ailleurs utilisé le tazieh dans l'une de ses installations artistiques:installation à Paris et Venise en 2004


Comment le Christianisme a-t-il réagi à ce pouvoir du théâtre qui permet de toucher des foules, d’en tirer des larmes ou du rire, de produire ou de contrôler des émotions ?

On dira pour faire vite que c’est dans une véritable ambivalence que la tradition chrétienne a su à la fois condamner le théâtre et s’en servir à son profit.

Partons de la condamnation.

Elle apparaît très tôt chez les Pères de l’Eglise, à Carthage ou à Antioche, chez Tertullien, Théophile d’Antioche, Saint Jean Chrysostome, et s’adresse à cette société des jeux qu’était l’empire romain finissant, et plus particulièrement les jeux dits grecs, reprises des tragédies et comédies païennes souvent dans des conditions spectaculaires.

L’argument central porte sur l’imitation (selon une logique platonicienne). Imiter, c’est produire du faux et le faire passer pour vrai, séduire par des illusions ou encore comme le dit Tertullien dans
son essai Contre les spectacles (en ce moment mis en scène à Paris) : « Toute imitation attente à la dignité de la création divine ». Elle s’avère donc l’œuvre du diable. Le seul spectacle acceptable est celui, attendu, de la gloire de Dieu ou de la fin du monde lorsqu’on verra philosophes et histrions rôtir en enfer.

Plus diabolique encore est l’acteur qui, impudique, se met en scène devant les autres, joue à ce qu’il n’est pas, prend toutes les formes pour séduire alors qu’il n’est rien et qui, non content de se travestir en femmes, leur ressemble et se prostitue ouvertement.
C’est évidemment à partir de là qu’on peut comprendre le statut de réprouvé qui a été celui du comédien, soumis à l’excommunication jusque très tard. A sa décharge, il faut ajouter aussi que l’Eglise ne fait que reprendre cette particularité romaine qu’est l’infamie des acteurs. Contrairement au théâtre citoyen de la Grèce, les gens de spectacle à Rome étaient frappés d’incapacité juridique et morale, globalement déshonorés au même titre que les gladiateurs et les prostitué(e)s.
Les textes des Pères de l’Eglise reprennent cette condamnation des acteurs en insistant tout particulièrement sur le travestissement et la féminisation des acteurs. Rien de pire qu’une femme sur scène ou un acteur qui nous séduit par sa duplicité. Véritable œuvre du diable, le théâtre nous égare et nous fourvoie. Bien entendu, la morale chrétienne ne fait ici que se conformer à un interdit beaucoup plus large (puisqu’il a cours au Japon, en Chine et ailleurs), un interdit qui concerne la présence des femmes sur scène.
En Europe, les premières femmes montent sur scène au cours du 16ème siècle dans le cadre de la Commedia d’ell’ Arte italienne2, un théâtre masqué. Au grand dam du clergé.

Et puis, comme rien n’est jamais simple, il y a l’envers de cette condamnation.
Il y eut en même temps un immense théâtre chrétien issu de la Passion du Christ.

Sans doute déjà en gestation dès le quatrième siècle, ce théâtre ne prendra véritablement sa dimension qu’au cours du Moyen-Age (à partir du 11ème siècle), passant de l’intérieur de l’Eglise au parvis (les miracles) jusqu’aux grandes places publiques qui rassemblent au cours du quinzième siècle des milliers de personnes pendant plus d’une semaine autour de Noël, de Pâques ou de la Pentecôte. On joue des textes de 30000 vers. Le peuple lui-même incarne les personnages de l’Ancien ou du Nouveau Testament. Dans ce cas nulle condamnation pour des acteurs occasionnels. Ces Mystères, ces grandes cérémonies (c’est le sens du mot Mystère) théâtrales populaires ont souvent fait rêver aujourd’hui. Fonctionnant sous forme de tableaux, ces cérémonies se présentaient selon un dispositif de mansions, des sortes de maisons figurant le ciel, l’enfer et autres lieux. Farce et tragique étaient liés entretenant une forte cohésion sociale dans le rire et la pitié, une sorte de communion religieuse festive.

Exemple du martyre de Sainte Apolline de Jean Fouquet


Bien sûr, c’était aussi l’occasion de troubles, de vols, parfois de rixes et de crimes. Pour toutes ces raisons les mystères furent interdits en 1548 par le Parlement de Paris. On attribua aux Confrères de la Passion la seule salle de théâtre de Paris : l’Hôtel de Bourgogne où se joueront surtout des farces et des bouffonneries.

Mais ce même 16ème siècle voit aussi le développement du théâtre dans les lieux d’enseignement, dans les collèges, humanisme oblige.
Ici, il importe de faire une mention particulière en ce qui concerne l’éducation protestante. Laissons pour l’instant, Paris. Dès les années 1530, à Strasbourg, Jean Sturm introduit la pratique du théâtre en troisième au Gymnase. Il s’agit de former les collégiens aux textes latins et grecs, mais aussi de revenir au christianisme originel par l’art du théâtre et la musique.


Et très vite, ce sont les Jésuites qui, dans toute l’Europe prennent le relais. L’apprentissage du théâtre devient un élément central de leur système éducatif, le Ratio Studiorum. On écrit, on joue du théâtre dans tous les collèges (salle des Actes au lycée du lycée Bartholdi). Il s’agit d’éduquer à la morale et à la foi chrétienne par le théâtre.
Position plutôt aristotélicienne vis à vis de la mimesis, imiter éduque et apprend. Il s’agit de se frotter aux passions pour mieux les comprendre et les rectifier et non pour les répéter ou s’y complaire (comme le croient les dévots et bientôt les jansénistes). Plus même, l’époque est à la contre Réforme3 et au baroque pour lequel le monde est un théâtre où sous le regard divin chacun doit jouer son rôle. Ce théâtre triomphe en Espagne et en Angleterre.
La pratique du théâtre chez les Jésuites est toutefois moins pensée pour l’édification des spectateurs que pour celle des acteurs qui se mesurent ainsi aux martyrs et aux saints de la tradition hagiographique.
La pièce la plus emblématique de toute cette période (et qui doit beaucoup aux Jésuites) est incontestablement le Véritable Saint Genest de Rotrou (1645). Dans la pièce le comédien romain Genest doit jouer devant l’empereur Dioclétien, persécuteur des chrétiens, le rôle d’Adrien converti au christianisme et condamné à mort. A mesure que la pièce avance, Genest s’identifie à son personnage et proclame réellement sa nouvelle foi sur scène. L’acteur sera exécuté.
Théâtre dans le théâtre, la pièce prend surtout acte de la puissance du théâtre, de son pouvoir sur les esprits.

C’est dans ce contexte que Corneille déjà célèbre, ancien élève des Jésuites à Rouen et qui bientôt se consacrera longuement à la traduction en vers français de l’Imitation de Jésus Christ, écrit Polyeucte martyr, tragédie chrétienne. (...)