Théâtre et religion.
Si toutes les sociétés
humaines connaissent des rituels religieux (même la nôtre, encore
quoique sans doute grandement édulcorés), elles n’ont pas toutes inventé
du théâtre. Par exemple, l’Islam sunnite n’a produit aucun théâtre
contrairement à l’Inde, la Chine, le Japon, l’Indonésie. Je fais
évidemment référence au Kathakali, bunraku, kabuki, opéra chinois,
théâtre balinais et bien d’autres.
Il est convenu aussi de
considérer que ces théâtres sont largement issus de rituels religieux,
en relation avec une dimension sacrée dont ils gardent très souvent
encore des marques, ne serait-ce que dans la manifestation d’une forme
figée, intemporelle que l’on reconnaît dans les masques, les gestes, les
danses, les paroles proférées. Le théâtre occidental, comme nous
l’avons vu la dernière fois avec la tragédie grecque, provient lui aussi
d’un rituel relatant les souffrances du dieu Dionysos, le dithyrambe.
D’ailleurs la pierre sacrificielle, le thymélé, au centre de l’orchestra
en témoigne.
Toutefois quel que soit l’aspect déjà théâtral de
tout rituel, religieux, politique ou social, le théâtre (c’est
d’ailleurs son étymologie) rassemble des spectateurs et ne réunit pas
des fidèles, suppose des acteurs et non des prêtres et des officiants et
enfin nécessite une prise de distance et de la réflexion par rapport à
ce que l’on voit. En ce sens Brecht dira que « la tragédie sort du
culte, mais justement elle en sort ».
Pourtant cette « sortie »
n’a jamais été ni simple ni définitive. Tout comme il y a du théâtre
dans tout rituel, il reste un fond de sacré dans le théâtre. N’a -t-on
pas vu au XXème siècle de larges tentatives pour remobiliser l’origine
sacrificielle du théâtre à la suite d’Antonin Artaud qui avait reçu le
choc du théâtre balinais en 1931.
Mais l’exemple
le plus frappant de cet échange possible entre spectateurs et fidèles
est pour moi l’installation proposée par Abbas Kiarostami, le grand
cinéaste iranien (décédé en 2016) d’abord à Rome, puis en France. Il
s’agit du Tazieh iranien.( islam chiite)
video sur le Tazieh
Article sur le Tazieh
Le réalisateur iranien Abbas Kiastoramis a d'ailleurs utilisé le tazieh dans l'une de ses installations artistiques:installation à Paris et Venise en 2004
Comment le Christianisme a-t-il réagi à ce pouvoir du théâtre qui
permet de toucher des foules, d’en tirer des larmes ou du rire, de
produire ou de contrôler des émotions ?
On dira pour
faire vite que c’est dans une véritable ambivalence que la tradition
chrétienne a su à la fois condamner le théâtre et s’en servir à son
profit.
Partons de la condamnation.
Elle
apparaît très tôt chez les Pères de l’Eglise, à Carthage ou à Antioche,
chez Tertullien, Théophile d’Antioche, Saint Jean Chrysostome, et
s’adresse à cette société des jeux qu’était l’empire romain finissant,
et plus particulièrement les jeux dits grecs, reprises des tragédies et
comédies païennes souvent dans des conditions spectaculaires.
L’argument
central porte sur l’imitation (selon une logique platonicienne).
Imiter, c’est produire du faux et le faire passer pour vrai, séduire par
des illusions ou encore comme le dit Tertullien dans
son essai Contre les spectacles (en ce moment mis en scène à Paris) :
« Toute imitation attente à la dignité de la création divine ». Elle
s’avère donc l’œuvre du diable. Le seul spectacle acceptable est celui,
attendu, de la gloire de Dieu ou de la fin du monde lorsqu’on verra
philosophes et histrions rôtir en enfer.
Plus diabolique encore est l’acteur qui, impudique, se met en scène
devant les autres, joue à ce qu’il n’est pas, prend toutes les formes
pour séduire alors qu’il n’est rien et qui, non content de se travestir
en femmes, leur ressemble et se prostitue ouvertement.
C’est
évidemment à partir de là qu’on peut comprendre le statut de réprouvé
qui a été celui du comédien, soumis à l’excommunication jusque très
tard. A sa décharge, il faut ajouter aussi que l’Eglise ne fait que
reprendre cette particularité romaine qu’est l’infamie des acteurs.
Contrairement au théâtre citoyen de la Grèce, les gens de spectacle à
Rome étaient frappés d’incapacité juridique et morale, globalement
déshonorés au même titre que les gladiateurs et les prostitué(e)s.
Les
textes des Pères de l’Eglise reprennent cette condamnation des acteurs
en insistant tout particulièrement sur le travestissement et la
féminisation des acteurs. Rien de pire qu’une femme sur scène ou un
acteur qui nous séduit par sa duplicité. Véritable œuvre du diable, le
théâtre nous égare et nous fourvoie. Bien entendu, la morale chrétienne
ne fait ici que se conformer à un interdit beaucoup plus large
(puisqu’il a cours au Japon, en Chine et ailleurs), un interdit qui
concerne la présence des femmes sur scène.
En Europe, les
premières femmes montent sur scène au cours du 16ème siècle dans le
cadre de la Commedia d’ell’ Arte italienne2, un théâtre masqué. Au grand
dam du clergé.
Et puis, comme rien n’est jamais simple, il y a l’envers de cette condamnation.
Il y eut en même temps un immense théâtre chrétien issu de la Passion du Christ.
Sans
doute déjà en gestation dès le quatrième siècle, ce théâtre ne prendra
véritablement sa dimension qu’au cours du Moyen-Age (à partir du 11ème
siècle), passant de l’intérieur de l’Eglise au parvis (les miracles)
jusqu’aux grandes places publiques qui rassemblent au cours du quinzième
siècle des milliers de personnes pendant plus d’une semaine autour de
Noël, de Pâques ou de la Pentecôte. On joue des textes de 30000 vers. Le
peuple lui-même incarne les personnages de l’Ancien ou du Nouveau
Testament. Dans ce cas nulle condamnation pour des acteurs occasionnels.
Ces Mystères, ces grandes cérémonies (c’est le sens du mot Mystère)
théâtrales populaires ont souvent fait rêver aujourd’hui. Fonctionnant
sous forme de tableaux, ces cérémonies se présentaient selon un
dispositif de mansions, des sortes de maisons figurant le ciel, l’enfer
et autres lieux. Farce et tragique étaient liés entretenant une forte
cohésion sociale dans le rire et la pitié, une sorte de communion
religieuse festive.
Exemple du martyre de Sainte Apolline de Jean Fouquet
Bien sûr, c’était aussi l’occasion de troubles, de vols, parfois de
rixes et de crimes. Pour toutes ces raisons les mystères furent
interdits en 1548 par le Parlement de Paris. On attribua aux Confrères
de la Passion la seule salle de théâtre de Paris : l’Hôtel de Bourgogne
où se joueront surtout des farces et des bouffonneries.
Mais
ce même 16ème siècle voit aussi le développement du théâtre dans les
lieux d’enseignement, dans les collèges, humanisme oblige.
Ici,
il importe de faire une mention particulière en ce qui concerne
l’éducation protestante. Laissons pour l’instant, Paris. Dès les années
1530, à Strasbourg, Jean Sturm introduit la pratique du théâtre en
troisième au Gymnase. Il s’agit de former les collégiens aux textes
latins et grecs, mais aussi de revenir au christianisme originel par
l’art du théâtre et la musique.
Et très vite, ce sont les Jésuites qui, dans toute l’Europe prennent
le relais. L’apprentissage du théâtre devient un élément central de leur
système éducatif, le Ratio Studiorum. On écrit, on joue du théâtre dans
tous les collèges (salle des Actes au lycée du lycée Bartholdi). Il
s’agit d’éduquer à la morale et à la foi chrétienne par le théâtre.
Position
plutôt aristotélicienne vis à vis de la mimesis, imiter éduque et
apprend. Il s’agit de se frotter aux passions pour mieux les comprendre
et les rectifier et non pour les répéter ou s’y complaire (comme le
croient les dévots et bientôt les jansénistes). Plus même, l’époque est à
la contre Réforme3 et au baroque pour lequel le monde est un théâtre où
sous le regard divin chacun doit jouer son rôle. Ce théâtre triomphe en
Espagne et en Angleterre.
La pratique du théâtre chez les
Jésuites est toutefois moins pensée pour l’édification des spectateurs
que pour celle des acteurs qui se mesurent ainsi aux martyrs et aux
saints de la tradition hagiographique.
La pièce la plus
emblématique de toute cette période (et qui doit beaucoup aux Jésuites)
est incontestablement le Véritable Saint Genest de Rotrou (1645). Dans
la pièce le comédien romain Genest doit jouer devant l’empereur
Dioclétien, persécuteur des chrétiens, le rôle d’Adrien converti au
christianisme et condamné à mort. A mesure que la pièce avance, Genest
s’identifie à son personnage et proclame réellement sa nouvelle foi sur
scène. L’acteur sera exécuté.
Théâtre dans le théâtre, la pièce prend surtout acte de la puissance du théâtre, de son pouvoir sur les esprits.
C’est
dans ce contexte que Corneille déjà célèbre, ancien élève des Jésuites à
Rouen et qui bientôt se consacrera longuement à la traduction en vers
français de l’Imitation de Jésus Christ, écrit Polyeucte martyr,
tragédie chrétienne. (...)