Les Chaises
: une constellation de thèmes
Par rapport
aux pièces antérieures, les Chaises présente une plus grande richesse
thématique, une construction dramatique plus abstraite, un symbolisme plus
élaboré.
Une fois
encore, Ionesco met en scène le couple mais il l’évoque sous un jour nouveau.
Les Vieux ont derrière eux un passé : une histoire vraie ou fictive, des
souvenirs, des regrets, des rêves. Le couple est ici une réalité morale et non
biologique. Cette perspective explique le réseau thématique de la pièce.
L’âge des
personnages appelle le thème du temps qui use et dégrade. Les Vieux n’ont pas
la « sagesse des anciens », leur dialogue n’est qu’un radotage, un tissu
d’inepties sur des sujets insignifiants. Le temps use
l’intelligence ; il use aussi les sentiments : un ennui moite et lourd comme
l’eau croupie de la lagune enveloppe toute la première partie de la pièce. La
comédie qu’ils se donnent ne les trompe qu’à partir du moment où le
rêve se change en délire, où ils peuplent leur solitude de présences
imaginaires. Le temps est aussi la mort, une mort absurde et grotesque. Le
suicide des Vieux est vanité et dérision : personne ne
délivrera
leur message, ils n’entreront pas dans la légende, ils n’auront pas leur nom
sur les plaques d’une rue. Il n’y a pas pour Ionesco de mort sereine et douce.
La fin de la pièce est une parodie grinçante de la légende de
Philémon et Baucis. La peur de la mort se grime en nostalgie de l’enfance.
Lorsque le Vieux sanglote dans les bras de la Vieille et gémit qu’il est
orphelin, il croit tromper le temps ; elle le console, elle lui
tient lieu de mère, jouant son jeu et sa folie. Mais le thème de l’enfance
prend une autre dimension quand les Vieux parlent de leur fils. Un fils qui,
malgré leurs supplications les a quittés sans retour «
lorsqu’il a
eu sept ans, l’âge de raison », dit la Vieille. Un fils qu’ils auraient bien
voulu avoir mais ils n’ont jamais eu d’enfant, dit le Vieux. Souvenir ou
regret, cette image les hante. L’enfance est-elle vraiment un paradis ? La
Vieille raconte comment son fils a pris conscience du mal. D’autre part elle
parle de la piété filiale de son mari tandis que lui raconte comment il a
abandonné sa mère et l’a laissée mourir seule dans un fossé.
Leurs paroles contradictoires évoquent une vérité toujours ambiguë : le temps
de l’innocence est aussi celui de la cruauté : « Les fils, toujours,
abandonnent leur mère, tuent plus ou moins leur père ... La
vie est
comme cela ... »
Enfin dans
la conversation des Vieux il y a tous les rêves déçus. Elle parle de son génie
: « Si tu avais voulu ... », de tout ce qu’il aurait pu être ou faire. Il se
donne une contenance en trouvant les raisins trop verts : «A quoi cela
nous aurait-il servi ? On n’en aurait pas mieux vécu ... » Elle tient au
photograveur des propos érotiques et son jeu obscène avoue une personnalité
refoulée. Il raconte à « la Belle » un amour qui n’a pas osé être
et qui reste comme une écharde au cœur des souvenirs. Ainsi l’image du couple
sert de pôle à toutes les pensées d’une vie d’échecs. Les thèmes de la pièce
composent la constellation de l’existence ratée
La «
Parlerie »
Le mouvement
dramatique qui ordonne les thèmes est d’abord le flux de la parole. Les
souvenirs et les rêves, les personnages invisibles n’existent que par les mots
qui les évoquent. Les Vieux parlent, rabâchent, ressassent - et une réalité se
cristallise. Mais si, au début, les personnages semblent penser ce qu’ils
disent, très vite, et de plus en plus nettement, on sent qu’ils ne font que
transmettre une parole qui s’organise seule, selon ses mécanismes propres.
Quelque chose parle à travers les personnages.
Les mots, à
l’état brut, s’alignent dans le lexique. Et dans la parlerie des Vieux les
énumérations tournent à l’inventaire, à l’enchaînement métonymique des images :
toutes les divisions du temps, ou les parties du
corps, le
nom des professions ou des maladies à virus.
- On était
tout mouillés, glacés jusqu’aux os, depuis des heures, des jours, des nuits,
des semaines ...
- Des mois
...
- Dans la
pluie ... On claquait des oreilles, des pieds, des genoux, des nez, des dents.
Quelquefois
la chaîne métonymique accroche et entraîne des mots d’un autre registre :
- Les
gardiens ? les évêques ? les chimistes ? les chaudronniers ? les violonistes ?
les délégués ? les présidents ? les policiers ? Les marchands ? les bâtiments ?
les porte-plume ? les chromosomes ?
Ailleurs, le
lien associatif n’est plus la métonymie mais l’homophonie : « Le Pape, les
papillons et les papiers ? » La phrase n’est plus qu’un jeu sonore :
- Alors on a
ri du drôle, alors arrivé tout nu, on a ri, la malle, la malle de riz, le riz
au ventre, à terre...
- Pour
préparer des crêpes de Chine? Un œuf de bœuf, une heure de beurre, du sucre
gastrique...
Vous avez
des doigts adroits...
Ces
énumérations sont burlesques ou humoristiques. Mais le jeu n’est pas toujours
gratuit. Dans les associations surgissent des images insolites qui révèlent,
comme un lapsus, des pensées qu’on refuse d’avouer. Parfois aussi le flot des
paroles charrie des maximes morales ou des citations littéraires qui grimacent
en surface avant de disparaître :
- Je ne suis
pas moi-même. Je suis un autre. Je suis l’un dans l’autre.
- Mes
enfants, méfiez-vous les uns des autres.
Le mouvement
de cette parole mécanique, de cette logorrhée, est un crescendo brusquement
rompu. Le dialogue intime devient bavardage insipide; et le flot des mots
grossit ; le Vieux déclame, debout sur une chaise ; la
Vieille répète en écho ses paroles ; ce sont enfin les cris de « Vive
l’Empereur ! » Puis tout cesse ; on n’entend plus que les grognements du
sourd-muet.
Le
tourbillon
Le mouvement
du dialogue est doublé par le jeu des acteurs. Au début les gestes des Vieux
portent la marque de l’âge. Le rythme est lent. Jusqu’au premier coup de
sonnette. La vieille amène alors une chaise, puis une autre et le mécanisme peu
à peu se met en branle : les portes s’ouvrent et se ferment, les chaises
circulent et s’alignent, les personnages vont et viennent de plus en plus vite.
La vie est mangée par l’automatisme ; tout n’est plus que mécanique. Ce
mouvement de tourbillon est la figure du vide. Il crée un monde imaginaire qui
sombre brutalement à la fin comme un rêve doré au néant. Il donne à la pièce sa
signification. C’est pourquoi un jeu réaliste trahit l’intention de l’auteur.
Si la «Vieille» reste pendant la réception
une vieille femme aux gestes lents, si le metteur en scène calcule que le
dialogue ne fait allusion qu’à douze personnages invisibles et se contente d’un
nombre égal de chaises, le ballet fantastique est
supprimé,
l’impression de foule absente disparaît ; il ne reste plus que deux vieillards
gâteux qui se donnent la comédie.
Le néant et
la solitude
Le mouvement
du tourbillon ôte au réel sa consistance. Les personnages sont des pantins, les
actes se réduisent à des gestes, les invités sont une absence, la parole ne communique
aucun message. Le monde, dérisoire ou
illusoire, perd toute essence et toute valeur. Il n’existe plus vraiment. Le
tourbillon crée un vertige métaphysique. « Farce tragique », écrit Ionesco en
sous-titre : des êtres médiocres, une pantomime burlesque
tentent de combler le vide et dévoilent le néant. Mais la pièce signifie aussi
la solitude humaine, une autre forme du vide. Dans leur tour, dans leur île
entourée d’eau à perte de vue, les Vieux sont seuls,
brouillés
avec le monde entier, n’ayant jamais rien réussi : leur solitude n’est pas
l’impossible rencontre de deux consciences séparées ; c’est une situation vécue
archétypale, c’est une forme de la condition humaine : la solitude de la
médiocrité et de l’échec. Avec les Chaises, le théâtre de Ionesco acquiert une dimension
métaphysique.
C. Abastado, Ionesco, Editions
Bordas.