dimanche 8 avril 2018

Les Chaises, C. Abastado, Ionesco, Editions Bordas.


Les Chaises : une constellation de thèmes

Par rapport aux pièces antérieures, les Chaises présente une plus grande richesse thématique, une construction dramatique plus abstraite, un symbolisme plus élaboré.
Une fois encore, Ionesco met en scène le couple mais il l’évoque sous un jour nouveau. Les Vieux ont derrière eux un passé : une histoire vraie ou fictive, des souvenirs, des regrets, des rêves. Le couple est ici une réalité morale et non biologique. Cette perspective explique le réseau thématique de la pièce.
L’âge des personnages appelle le thème du temps qui use et dégrade. Les Vieux n’ont pas la « sagesse des anciens », leur dialogue n’est qu’un radotage, un tissu d’inepties sur des sujets insignifiants. Le temps use l’intelligence ; il use aussi les sentiments : un ennui moite et lourd comme l’eau croupie de la lagune enveloppe toute la première partie de la pièce. La comédie qu’ils se donnent ne les trompe qu’à partir du moment où le rêve se change en délire, où ils peuplent leur solitude de présences imaginaires. Le temps est aussi la mort, une mort absurde et grotesque. Le suicide des Vieux est vanité et dérision : personne ne
délivrera leur message, ils n’entreront pas dans la légende, ils n’auront pas leur nom sur les plaques d’une rue. Il n’y a pas pour Ionesco de mort sereine et douce. La fin de la pièce est une parodie grinçante de la légende de Philémon et Baucis. La peur de la mort se grime en nostalgie de l’enfance. Lorsque le Vieux sanglote dans les bras de la Vieille et gémit qu’il est orphelin, il croit tromper le temps ; elle le console, elle lui tient lieu de mère, jouant son jeu et sa folie. Mais le thème de l’enfance prend une autre dimension quand les Vieux parlent de leur fils. Un fils qui, malgré leurs supplications les a quittés sans retour «
lorsqu’il a eu sept ans, l’âge de raison », dit la Vieille. Un fils qu’ils auraient bien voulu avoir mais ils n’ont jamais eu d’enfant, dit le Vieux. Souvenir ou regret, cette image les hante. L’enfance est-elle vraiment un paradis ? La Vieille raconte comment son fils a pris conscience du mal. D’autre part elle parle de la piété filiale de son mari tandis que lui raconte comment il a abandonné sa mère et l’a laissée mourir seule dans un fossé. Leurs paroles contradictoires évoquent une vérité toujours ambiguë : le temps de l’innocence est aussi celui de la cruauté : « Les fils, toujours, abandonnent leur mère, tuent plus ou moins leur père ... La
vie est comme cela ... »
Enfin dans la conversation des Vieux il y a tous les rêves déçus. Elle parle de son génie : « Si tu avais voulu ... », de tout ce qu’il aurait pu être ou faire. Il se donne une contenance en trouvant les raisins trop verts : «A quoi cela nous aurait-il servi ? On n’en aurait pas mieux vécu ... » Elle tient au photograveur des propos érotiques et son jeu obscène avoue une personnalité refoulée. Il raconte à « la Belle » un amour qui n’a pas osé être et qui reste comme une écharde au cœur des souvenirs. Ainsi l’image du couple sert de pôle à toutes les pensées d’une vie d’échecs. Les thèmes de la pièce composent la constellation de l’existence ratée

La « Parlerie »
Le mouvement dramatique qui ordonne les thèmes est d’abord le flux de la parole. Les souvenirs et les rêves, les personnages invisibles n’existent que par les mots qui les évoquent. Les Vieux parlent, rabâchent, ressassent - et une réalité se cristallise. Mais si, au début, les personnages semblent penser ce qu’ils disent, très vite, et de plus en plus nettement, on sent qu’ils ne font que transmettre une parole qui s’organise seule, selon ses mécanismes propres. Quelque chose parle à travers les personnages.

Les mots, à l’état brut, s’alignent dans le lexique. Et dans la parlerie des Vieux les énumérations tournent à l’inventaire, à l’enchaînement métonymique des images : toutes les divisions du temps, ou les parties du
corps, le nom des professions ou des maladies à virus.
- On était tout mouillés, glacés jusqu’aux os, depuis des heures, des jours, des nuits, des semaines ...
- Des mois ...
- Dans la pluie ... On claquait des oreilles, des pieds, des genoux, des nez, des dents.
Quelquefois la chaîne métonymique accroche et entraîne des mots d’un autre registre :
- Les gardiens ? les évêques ? les chimistes ? les chaudronniers ? les violonistes ? les délégués ? les présidents ? les policiers ? Les marchands ? les bâtiments ? les porte-plume ? les chromosomes ?
Ailleurs, le lien associatif n’est plus la métonymie mais l’homophonie : « Le Pape, les papillons et les papiers ? » La phrase n’est plus qu’un jeu sonore :
- Alors on a ri du drôle, alors arrivé tout nu, on a ri, la malle, la malle de riz, le riz au ventre, à terre...
- Pour préparer des crêpes de Chine? Un œuf de bœuf, une heure de beurre, du sucre gastrique...
Vous avez des doigts adroits...
Ces énumérations sont burlesques ou humoristiques. Mais le jeu n’est pas toujours gratuit. Dans les associations surgissent des images insolites qui révèlent, comme un lapsus, des pensées qu’on refuse d’avouer. Parfois aussi le flot des paroles charrie des maximes morales ou des citations littéraires qui grimacent en surface avant de disparaître :
- Je ne suis pas moi-même. Je suis un autre. Je suis l’un dans l’autre.
- Mes enfants, méfiez-vous les uns des autres.
Le mouvement de cette parole mécanique, de cette logorrhée, est un crescendo brusquement rompu. Le dialogue intime devient bavardage insipide; et le flot des mots grossit ; le Vieux déclame, debout sur une chaise ; la Vieille répète en écho ses paroles ; ce sont enfin les cris de « Vive l’Empereur ! » Puis tout cesse ; on n’entend plus que les grognements du sourd-muet.


Le tourbillon
Le mouvement du dialogue est doublé par le jeu des acteurs. Au début les gestes des Vieux portent la marque de l’âge. Le rythme est lent. Jusqu’au premier coup de sonnette. La vieille amène alors une chaise, puis une autre et le mécanisme peu à peu se met en branle : les portes s’ouvrent et se ferment, les chaises circulent et s’alignent, les personnages vont et viennent de plus en plus vite. La vie est mangée par l’automatisme ; tout n’est plus que mécanique. Ce mouvement de tourbillon est la figure du vide. Il crée un monde imaginaire qui sombre brutalement à la fin comme un rêve doré au néant. Il donne à la pièce sa signification. C’est pourquoi un jeu réaliste trahit l’intention de l’auteur. Si la «Vieille» reste pendant la réception une vieille femme aux gestes lents, si le metteur en scène calcule que le dialogue ne fait allusion qu’à douze personnages invisibles et se contente d’un nombre égal de chaises, le ballet fantastique est
supprimé, l’impression de foule absente disparaît ; il ne reste plus que deux vieillards gâteux qui se donnent la comédie.

Le néant et la solitude
Le mouvement du tourbillon ôte au réel sa consistance. Les personnages sont des pantins, les actes se réduisent à des gestes, les invités sont une absence, la parole ne communique aucun message. Le monde, dérisoire ou illusoire, perd toute essence et toute valeur. Il n’existe plus vraiment. Le tourbillon crée un vertige métaphysique. « Farce tragique », écrit Ionesco en sous-titre : des êtres médiocres, une pantomime burlesque tentent de combler le vide et dévoilent le néant. Mais la pièce signifie aussi la solitude humaine, une autre forme du vide. Dans leur tour, dans leur île entourée d’eau à perte de vue, les Vieux sont seuls,
brouillés avec le monde entier, n’ayant jamais rien réussi : leur solitude n’est pas l’impossible rencontre de deux consciences séparées ; c’est une situation vécue archétypale, c’est une forme de la condition humaine : la solitude de la médiocrité et de l’échec. Avec les Chaises, le théâtre de Ionesco acquiert une dimension métaphysique.

C. Abastado, Ionesco, Editions Bordas.