schéma de la disposition scénique, didascalies et extraits de Ionesco
Lettre de Ionesco à Sylvain Dhomme, le premier metteur en scène de la pièce:
Cher monsieur,
Permettez-moi de préciser, une fois encore, la façon dont je comprends Les Chaises. Cela nous permettra d'avoir mis les choses (et non pas les chaises) tout à fait au point et à vous de prendre en considération mon opinion, telle que je me permets de la rappeler. Dans mon esprit, parfois, l'univers m'apparaît comme une image morcelée, un puzzle définitif, dont l'unité d'ensemble ne serait pas re-constituable.
Il m'est incompréhensible. Il n'a pas de sens. Il est incohérent. Il est composé, ou décomposé en débris, restes d'une architecture non humaine, fermée à notre intelligence.
Ce monde étrange, arbitraire, sot plutôt que dramatiquement absurde - va tout de même vers quelque chose, a une évolution ; - ayant dit ceci je me rends parfaitement compte que je commence à lui donner une signification, un sens puisque sens veut dire « direction ». Mais cette évolution ne me paraît être - et c'est là qu'elle devient perceptible - que l'achèvement de sa dissolution. L'univers va s'anéantissant : images sans suite, sons, incompréhensibles, disparaissant, se perdant.
Au moment premier, celui de l'intuition de son étrangeté, ce monde provoque en moi une sorte d'éblouissement, un étonnement sans marge, le sentiment absolu de son caractère arbitraire. Tout est possible, puisque rien n'y est strictement nécessaire, c'est-à-dire logique, déterminable. Tout est permis : se gratter la tête pour suggérer l'hiver, avaler des chaussettes pour faire tomber la lune, manger des nouilles pour grossir - car ceci me paraît aussi arbitraire que cela ; - ou n'importe quoi autre chose, comme vous le dites si bien, comme vous l'avez si bien compris, ce qui fait que je ne désespère pas que des spectateurs le comprennent ou s'ils ne comprennent pas, qu'ils en soient spontanément étonnés, éblouis, n'y comprenant stupéfactionneusement rien, exactement comme je regarde moi le monde, en dehors du monde, n'y comprenant stupéfactionneusement rien non plus, jusqu'au moment où je m'aperçois qu'il m'entraîne dans sa perte, qu'il ne s'anéantit pas sans moi, qui suis solidaire (à mon étonnement tragique) de ce monde qui me semblait totalement étrange et étranger. Ce monde est fait de rien pourtant, il n'est meublé que de mes fantômes, de mes regrets, de mes désirs, de la projection de moi-même : c'est-à-dire qu'il acquiert un sens au moment où il se vide, le sens de sa perte, de ma perte. En réalité, il n'y a jamais eu personne, il n'y a rien à dire, il n'y a pas de langage (bien sûr, puisqu'il n'y a personne à qui parler ?)
Il n'y a personne....... et pourtant si, il y a, dans une autre réalité, plus grossière, les spectateurs : ils doivent passer, comme moi, par l'étonnement (ils diront : qu'est-ce que ça veut dire ?... c'est bête ! ... ils seront déconcertés) pour arriver, comme moi, à l'angoisse. Il faut qu'ils n'y comprennent rien, au départ.
Je n'en demande pas plus.
Pour d'autres, en effet, et pour des personnes très fines, très ouvertes, très averties, celles ne souffrant nullement de vide ontologique - cela était comme vous le remarquez si bien, dénué d'expression : cela ne leur suggérait pas l'arbitraire universel, ni la totale incohérence, ils étaient fermés à ce monde fermé qui ne pouvait s'installer en eux. Ce vide ne les happait pas, cette incohérence ne leur apparaissait pas.
Nous voici donc de nouveau à notre point d'arrêt. Je semble vous donner raison. Pourtant je veux vous répéter une chose sur laquelle nous n'avons pas suffisamment insisté à notre dernière entrevue.
Ce monde doit aux premières scènes, jusqu'à un certain point, resté fermé, étrange(r), comme, pour moi, l'univers me reste fermé, étrange et étranger. C'est pour cela qu'il m'étonne, m'éblouit. Je sais ce que vous allez me dire (mais avec vos mots à vous, plus appropriés, plus techniques) : pour qu'il apparaisse étrange, il faut d'abord qu'il apparaisse, il faut le faire surgir de la nuit de l'inexprimé. Il peut n'apparaître que dans la lumière de l'insolite.
Pour qu'il y ait insolite, il faut qu'un univers étrange, un univers autre, inhabituel, indéchiffrable s'installe dans notre univers déchiffrable, habituel, facile. Il faut trouver une fissure par laquelle l'on puisse entrer dans cet univers, en même temps que « cet insolite ». Cette famille, je vous ai dit que je la voyais ; cet insolite peut très bien résulter du désaccord permanent qu'il y aurait (dans les premières scènes) entre le texte et le comportement des acteurs. Plus le texte est incohérent, arbitraire, plus le jeu des acteurs devra sembler obéir à une logique, à une nécessité rigoureuse mais incompréhensible, mystérieuse ? Allant buter du jeu des acteurs aux paroles sans suite que ceux-ci prononceraient, les acteurs auraient la sensation de se heurter à un mur, la frontière justement de ce monde fermé, qu'ils connaitraient en s'y cognant, tout en leur demeurant fermé. C'est simple je pense : il suffit de prendre au sérieux, au douloureux, au tragique les phrases les plus incongrues, révélatrices de sentiments réels, bien que (et d'autres plus puissants) que non motivés, - partant du vide de sens, le vieux s'assoit sur les genoux de la vieille, la vieille le prie, avec conviction, « de faire semblant », il se gratte la tête, c'est un signe que la vieille comprend parfaitement ; elle le prouve, par son attitude etc. (C'est un peu le procédé de la Leçon, où cependant je voulais « prouver » q.q.chose : peut-être par exemple que l'irréalité du langage ne fait que masquer une réalité institutionnelle essentiellement agressive ; elle chante, pour le calmer, dramatiquement, une berceuse faite de bouts de mots incompréhensibles ; il n'aime pas les mois de l'année, la vieille trouve cela sincèrement, profondément décourageant, et ainsi de suite. Excusez-moi de revenir là-dessus, de vous donner l'impression désespérante de repartir à zéro, de ne pas partir de vos arguments. Je crois pourtant vous répondre ; car je crois que la fissure existe, par laquelle ce monde peut être pénétré. Elle est dans le jeu.
Vous ai-je cassé la tête ? Excusez-moi... Vous avez réponse à tout... Vous avez la réponse à tout ce que j'ai dit.