Pour Rapport sur moi
de la compagnie
The Party
, le
saisissement résonne comme l'une des lignes de force du projet. Car
mettant en scène ce texte à mi-chemin entre l'autofiction et le roman,
le récit et l'autobiographie, Matthieu Cruciani en travaille toute la
part d'insaisissable.
Dans ce livre, le premier de son auteur (couronné
du prix de Flore en 2002), Grégoire Bouillier se livre à un regard
rétrospectif, de la rencontre de ses parents à sa naissance en 1960 à
Tizi-Ouzou en Algérie, jusqu'à ses premiers jobs et expériences
amoureuses. Balayant trente années de façon tout sauf linéaire, Rapport sur moi
procède bien à sa façon du rapport, « action de raconter ce que l’on a
vu, ce que l’on a entendu ». Avec une distance et une dérision
réjouissante, Grégoire Bouillier fait de ses souvenirs fiction et
retisse entre eux les fils invisibles.
L'ouvrage et le spectacle, en
s'ouvrant et se fermant tous deux sur une tentative de suicide de sa
mère, racontent également la façon dont Grégoire Bouillier a su se
saisir du langage (et surtout de la littérature) pour se construire.
Ainsi, à la gravité du suicide introductif déclenché par une phrase
malheureuse de Grégoire à sa mère répond la réplique réparatrice finale,
toujours de Grégoire à sa mère. Entre les deux il y aurait le bonheur
annoncé, mais surtout toutes les déconvenues, déboires, ratés et petites
victoires qui font une vie. Mettant en scène ce texte truffé de jeux de
langues et autres clins d’œils lacaniens, Matthieu Cruciani et son
équipe dépassent la seule transposition.
Se saisissant du texte et de sa
structure méandreuse, ils composent une forme mouvante, entre théâtre
et concert. Nous assistons à ce qui ressemble à une répétition de groupe
de rock, les Klongs. Un guitariste chevelu, une chanteuse pianiste et
Grégoire, batteur génialement interprété par Pierre Maillet préparent
des morceaux. Entre les bribes musicales Grégoire parle, s'adressant à
la salle ou échangeant avec ses deux comparses. Mais on ne saura jamais
véritablement qui est qui, qui fait quoi. À l'indéfini de leur(s)
personnage(s) répond l'indéterminé de l'espace scénique : fond de scène
évoquant pour moitié un vague local de répèt' de groupe de rock (avec
ses boîtes à œufs sensées insonoriser et son canapé), intérieur
bourgeois renvoyant à quelques épisodes de la vie de Grégoire (avec
fauteuils et canapé, encore), espace indéfinissable où se vivent les
échappées sur fond d'image sylvestre...
Si le dispositif, la création
lumière raffinée, la présence précise et versatile des comédiens, tout
comme la musique participent de la structure louvoyante et sinueuse de
la création, c'est bien le texte qui architecture le spectacle. Passant
du témoignage âpre et violent – tel le récit du viol par son frère –, à
la réflexion mûrie – comme le sauvetage par la littérature via la
découverte de L'Odyssée – le récit bascule du prosaïsme à la
froideur, de la gaieté à la réflexion fournie sur les rapports entre
réel, réalité, réalisme et vérité.
En s'emparant théâtralement des
caractéristiques de Rapport sur moi, la mise en scène de
Matthieu Cruciani offre un spectacle insaisissable et ondoyant, à la
densité et au mystère prégnants. Une création maîtrisée, sans
volontarisme spectaculaire, et qui révèle autant qu'elle amplifie la
parole mouvante, ironique et profondément inquiète de Grégoire
Bouillier.
Caroline Châtelet
Source:Site Agon
Autre article
Comparaison de la mise de Mathieu Cruciani avec celle d'une autre équipe:En fragmentant le temps de la représentation en scènes de jeu
entrecoupées de plages musicales, sa proposition reproduit le chapitrage
de Rapport sur moi. Sa structuration en multiples saynètes.
Mais l’utilisation de musique, elle-même se fait miroir de l’esprit du
texte. Car c’est bien en s’appuyant sur l’Odyssée et ses chants
que Grégoire Bouillier parvient à unifier son parcours et à se le
réapproprier. Une mise en abîme, comme un clin d’œil qui se retrouve
également dans la manière dont Matthieu Cruciani enchâsse le roman dans
une autre fiction. Auteur comme metteur en scène font ce détour de la
fiction pour reprendre prise sur l’objet qui se trouve devant eux : la
réalité pour l’un, un roman pour l’autre.
Ailleurs, le livre ressurgit également non en terme de narration,
mais sous la forme de ces échos qui composent l’expérience de la
lecture. « Ce sont des sensations de lecteur que j’essaie de
repasser au plateau. Pour passer l’émotion, pour passer l’intelligence,
une littérature, il ne s’agit pas de la restituer dans son entier. Il ne
s’agit pas de la respecter à la lettre, c’est au contraire tout un
alentour. »
Tout le travail d’adaptation revient alors à « retrouver la voix que l’on a quand on lit », celle qui n’est « pas tout à fait notre voix, et pas tout à fait la voix de l’auteur ». Le
travail avec Pierre Maillet s’est axé autour de cette recherche, une
enquête pour retrouver la qualité et le grain de cette voix mouvante que
nous avons déjà évoquée.
Cet alentour, c’est aussi tous les vagabondages de l’esprit qui
accompagnent l’activité « trouée » qu’est la lecture. Les questions et
mises en doute qui s’élèvent. Décelant des parts d’ombre et de
mythomanie chez le narrateur de Rapport sur moi, Matthieu Cruciani laisse le personnage ambigu, « inquiète sa figure » dans ce que Grégoire Bouillier, qualifia, à l’issu du spectacle, de « théâtralité de l’incertitude ». Ainsi mise en tension, « en situation de résistance, de survie, d’apnée » la littérature de Grégoire Bouillier ne déploie que mieux ses subtilités.