dimanche 10 mars 2019

Articles sur Rapport sur Moi, le spectacle

Pour Rapport sur moi de la compagnie The Party , le saisissement résonne comme l'une des lignes de force du projet. Car mettant en scène ce texte à mi-chemin entre l'autofiction et le roman, le récit et l'autobiographie, Matthieu Cruciani en travaille toute la part d'insaisissable.
Dans ce livre, le premier de son auteur (couronné du prix de Flore en 2002), Grégoire Bouillier se livre à un regard rétrospectif, de la rencontre de ses parents à sa naissance en 1960 à Tizi-Ouzou en Algérie, jusqu'à ses premiers jobs et expériences amoureuses. Balayant trente années de façon tout sauf linéaire, Rapport sur moi procède bien à sa façon du rapport, « action de raconter ce que l’on a vu, ce que l’on a entendu ». Avec une distance et une dérision réjouissante, Grégoire Bouillier fait de ses souvenirs fiction et retisse entre eux les fils invisibles.
L'ouvrage et le spectacle, en s'ouvrant et se fermant tous deux sur une tentative de suicide de sa mère, racontent également la façon dont Grégoire Bouillier a su se saisir du langage (et surtout de la littérature) pour se construire. Ainsi, à la gravité du suicide introductif déclenché par une phrase malheureuse de Grégoire à sa mère répond la réplique réparatrice finale, toujours de Grégoire à sa mère. Entre les deux il y aurait le bonheur annoncé, mais surtout toutes les déconvenues, déboires, ratés et petites victoires qui font une vie. Mettant en scène ce texte truffé de jeux de langues et autres clins d’œils lacaniens, Matthieu Cruciani et son équipe dépassent la seule transposition.
Se saisissant du texte et de sa structure méandreuse, ils composent une forme mouvante, entre théâtre et concert. Nous assistons à ce qui ressemble à une répétition de groupe de rock, les Klongs. Un guitariste chevelu, une chanteuse pianiste et Grégoire, batteur génialement interprété par Pierre Maillet préparent des morceaux. Entre les bribes musicales Grégoire parle, s'adressant à la salle ou échangeant avec ses deux comparses. Mais on ne saura jamais véritablement qui est qui, qui fait quoi. À l'indéfini de leur(s) personnage(s) répond l'indéterminé de l'espace scénique : fond de scène évoquant pour moitié un vague local de répèt' de groupe de rock (avec ses boîtes à œufs sensées insonoriser et son canapé), intérieur bourgeois renvoyant à quelques épisodes de la vie de Grégoire (avec fauteuils et canapé, encore), espace indéfinissable où se vivent les échappées sur fond d'image sylvestre...
Si le dispositif, la création lumière raffinée, la présence précise et versatile des comédiens, tout comme la musique participent de la structure louvoyante et sinueuse de la création, c'est bien le texte qui architecture le spectacle. Passant du témoignage âpre et violent – tel le récit du viol par son frère –, à la réflexion mûrie – comme le sauvetage par la littérature via la découverte de L'Odyssée – le récit bascule du prosaïsme à la froideur, de la gaieté à la réflexion fournie sur les rapports entre réel, réalité, réalisme et vérité.
 En s'emparant théâtralement des caractéristiques de Rapport sur moi, la mise en scène de Matthieu Cruciani offre un spectacle insaisissable et ondoyant, à la densité et au mystère prégnants. Une création maîtrisée, sans volontarisme spectaculaire, et qui révèle autant qu'elle amplifie la parole mouvante, ironique et profondément inquiète de Grégoire Bouillier.
Caroline Châtelet
Source:Site Agon

Autre article

Comparaison de la mise de Mathieu Cruciani avec celle d'une autre équipe:En fragmentant le temps de la représentation en scènes de jeu entrecoupées de plages musicales, sa proposition reproduit le chapitrage de Rapport sur moi. Sa structuration en multiples saynètes. Mais l’utilisation de musique, elle-même se fait miroir de l’esprit du texte. Car c’est bien en s’appuyant sur l’Odyssée et ses chants que Grégoire Bouillier parvient à unifier son parcours et à se le réapproprier. Une mise en abîme, comme un clin d’œil qui se retrouve également dans la manière dont Matthieu Cruciani enchâsse le roman dans une autre fiction. Auteur comme metteur en scène font ce détour de la fiction pour reprendre prise sur l’objet qui se trouve devant eux : la réalité pour l’un, un roman pour l’autre.  
Ailleurs, le livre ressurgit également non en terme de narration, mais sous la forme de ces échos qui composent l’expérience de la lecture. « Ce sont des sensations de lecteur que j’essaie de repasser au plateau. Pour passer l’émotion, pour passer l’intelligence, une littérature, il ne s’agit pas de la restituer dans son entier. Il ne s’agit pas de la respecter à la lettre, c’est au contraire tout un alentour. »
Tout le travail d’adaptation revient alors à « retrouver la voix que l’on a quand on lit », celle qui n’est « pas tout à fait notre voix, et pas tout à fait la voix de l’auteur ». Le travail avec Pierre Maillet s’est axé autour de cette recherche, une enquête pour retrouver la qualité et le grain de cette voix mouvante que nous avons déjà évoquée.
Cet alentour, c’est aussi tous les vagabondages de l’esprit qui accompagnent l’activité « trouée » qu’est la lecture. Les questions et mises en doute qui s’élèvent. Décelant des parts d’ombre et de mythomanie chez le narrateur de Rapport sur moi, Matthieu Cruciani laisse le personnage ambigu, « inquiète sa figure » dans ce que Grégoire Bouillier, qualifia, à l’issu du spectacle, de « théâtralité de l’incertitude ». Ainsi mise en tension, « en situation de résistance, de survie, d’apnée » la littérature de Grégoire Bouillier ne déploie que mieux ses subtilités.