dimanche 10 mars 2019

Grégoire Bouiller, l'auteur De rapport sur Moi

Interview de Grégoire Bouiller à propos dE Son dernier livre: Dossier M

"rapport": dire ce dont a été témoin.: article dans la revue Mouvement

 Quels rapports entretenez-vous avec la démarche psychanalytique et son désir de donner du sens à chaque geste, à chaque mot ? N'avez-vous pas aussi ce désir de donner sens au réel ?

D’abord, je n’ai jamais fait d’analyse. La psychanalyste Caroline Eliacheff, dans une chronique, a écrit qu’elle ne voyait pas ce que la psychanalyse pouvait rajouter au Rapport. C’est un bel hommage. Cependant, mon livre est tout le contraire d’une psychanalyse, puisque je m’intéresse à l’extériorité et non à l’intériorité. Je ne cherche pas à savoir ce qu’il y a sous les apparences ni à spéculer sur l’inconscient, non, j’essaie seulement de tirer le fil que tissent entre elles les apparences, avec l’idée que ce fil est vivant et structurant. Dans le Rapport, je me suis d’ailleurs amusé à détourner la fameuse proposition de Lacan – « l’inconscient est structuré comme un langage » – en écrivant que c’était « la vie qui était structurée comme un langage ». Cela dit, je ne suis pas un adepte de la psychanalyse. Hormis pour les gens qui sont dans une véritable détresse, je suis très sceptique dès lors que suivre une analyse devient une sorte de rituel social, un confessionnal payant. Pardon d’enfoncer des portes ouvertes, mais cela m’insupporte lorsque suivre une analyse devient le meilleur moyen de ne plus agir dans l'existence. Il y a quelque chose de la régulation sociale dans le fait de suivre une analyse, exactement comme, naguère, les curés écoutaient les pêchés des braves gens, leur donnaient l’absolution et ils pouvaient continuer à mener leur vie comme si de rien n’était. En revanche, il y a quelque chose qui m’intéresse dans la psychanalyse, c’est son côté aventure intellectuelle. La découverte de l’inconscient, ce ne fut pas rien. De même les textes de Freud sur les mots d’esprit, la vie quotidienne et même les civilisations, c’est vraiment passionnant. Mais il ne faut pas oublier que l’on trouve déjà tout cela en germe dans L’Odyssée, lorsque Homère raconte qu’une fois rentré en Ithaque, Ulysse devra repartir et qu’il fondera un royaume le jour où, marchant avec sa rame sur l’épaule, un homme lui demandera ce qu’il fabrique avec une pelle à pain sur l’épaule. Autrement dit, c’est une simple analogie de forme, un tout petit glissement de sens qui donne le signal au Héros pour qu’il fonde un royaume et cesse son interminable quête. Cela semble dérisoire, mais c’est juste qu’Homère n’avait pas attendu Freud pour découvrir que les mots se métamorphosent et assignent des situations, des actes, des comportements aux humains. S'il y a quelque chose auquel je crois vraiment, c'est que nous sommes essentiellement des êtres de langage, que nous sommes structurés par le langage. Au Vietnam, il y a mille manières de dire "je t’aime" et aucune qui correspond à notre « je t’aime » et je crois que l’on n’aime donc pas exactement de la même façon au Vietnam qu’en France. Je crois qu’on ne fait pas assez attention aux mots que l’on utilise, au sens qu’on leur donne, à l’importance qu’ils prennent en nous, au point de s’incarner dans des pathologies. On sait bien que les gens qui ont mal au dos en ont souvent aussi « plein le dos ». Tout le monde en sourit, en rit. Je pense toutefois qu’il y a une manière de prendre cela au pied de la lettre. Les mots nous parlent autant que nous les parlons. Ce ne sont pas des objets inertes. Et nous sommes fécondés par les livres, du moins par certains qui, mystérieusement, parviennent à trouver le chemin de notre être. Le plus souvent, nous l’ignorons, mais nous nous comportons profondément en fonction de certains mots entendus, de quelques livres que nous avons lus. Je crois profondément à cela.

Quelle place accordez-vous à votre lecteur lorsque vous écrivez ?

C’est vaniteux, mais je pense qu’il faut lire quatre fois Rapport sur moi. Une première fois pour se dire : « Ouah ! quelle drôle de vie ce type a eue ! » Une deuxième fois pour se dire : « OK, c’est sa famille, mais bon, j'ai moi aussi une histoire et c'est drôle comme ce texte m'ouvre des pistes pour considérer ma propre existence sous un autre angle». Ainsi, des lecteurs ont pu me dire qu'après avoir lu mon livre, ils avaient commencé leur propre Rapport… Génial ! Enfin, à la troisième et quatrième lecture apparaissent plein d'autres motifs qui sont dans le texte, de manière moins spectaculaire mais qui sont pour moi très importants. Par exemple, le texte porte en lui des éléments de critique sociale que masquent les événements spectaculaires que je raconte. Il y a plein de passages dans le livre qui ne cherchent pas à parler à la sensibilité du lecteur, mais à son intelligence. Ce sont ces passages qui justifient aussi le livre, autant que l’histoire que j’ai racontée. Car finalement, à quel titre raconter ma famille, ma mère, mon frère, « mes frères et mes soeurs » ?! Cela n’aurait eu pour moi aucun sens sans l’idée, disons politique, que je me fais de l’acte d’écrire. Je pense qu’un essai n’est plus aujourd’hui en mesure de toucher qui que ce soit. Il faut en passer par la narration pour se faire entendre. Mon livre est ainsi une sorte de cheval de Troie. Après, les gens ont vu ou n'ont pas vu tout ce que j'ai mis dans ce livre. Cela ne m’appartient pas, mais moi, j'ai l'impression d'avoir fait mon boulot.


Pouvez-vous nous expliquer le titre Rapport sur moi ?

J’ai une anecdote très drôle. Le Rapport venait de sortir, j’étais invité à la foire de Pau, je crois. Dans une halle à bestiaux, personne ne me connaissait. Il y avait un stand ; c’était tout simplement humiliant d’un bout à l’autre… Les gens passaient et ils étaient gênés de ne pas s’arrêter devant l’écrivain qui est là, qui tapine. Alors ils prenaient le livre, ils lisaient le titre, et au moment où ils lisaient Rapport sur moi, je sentais qu’ils pensaient : « Ah ! mais ça parle de moi alors. » Il y a en effet une manière de le lire ainsi. Puis ils retournaient le livre, lisaient la quatrième de couverture, me regardaient, moi, là, assis : « Ah ! mais ce n’est pas « moi », c’est lui. » Et ils reposaient le livre. Mais pendant une fraction de seconde, ils avaient conscience de ce que j’ai fait. Le « moi » du Rapport, ce n'est pas seulement celui de Grégoire Bouillier. C’est le moi de tout un chacun à qui j’ai essayé de m’adresser, au-delà de ma petite vie personnelle. De donner une méthode pour en faire quelque chose. Sinon, pour le titre lui-même, il faut savoir que Rapport, cela veut dire « action de raconter ce que l’on a vu, ce que l’on a entendu ». Dans mon esprit, c'est tout de suite devenu une sorte de programme, un acte de foi littéraire. Tout ce que j’écris,ce ne sont finalement que des « rapports ». Mon idée, c’est que cela constitue une sorte de genre littéraire à part entière, au même titre que le roman, l'essai, etc. C'est un truc que j'ai inventé car je ne me reconnaissais pas du tout dans les cases littéraires telles qu'elles existent. J'avais besoin d'inventer un espace qui soit le mien et que je puisse occuper en toute liberté.

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