Interview de Grégoire Bouiller à propos dE Son dernier livre: Dossier M
"rapport": dire ce dont a été témoin.: article dans la revue Mouvement
Quels rapports entretenez-vous avec la démarche psychanalytique
et son désir de donner du sens à chaque geste, à chaque mot ?
N'avez-vous pas aussi ce désir de donner sens au réel
?
D’abord, je n’ai jamais fait d’analyse. La psychanalyste
Caroline Eliacheff, dans une chronique, a écrit qu’elle ne voyait pas ce
que la psychanalyse pouvait rajouter au Rapport. C’est un
bel hommage. Cependant, mon livre est tout le contraire d’une
psychanalyse, puisque je m’intéresse à l’extériorité et non à
l’intériorité. Je ne cherche pas à savoir ce qu’il y a sous les
apparences ni à spéculer sur l’inconscient, non, j’essaie seulement
de tirer le fil que tissent entre elles les apparences, avec l’idée que
ce fil est vivant et structurant. Dans le Rapport, je
me suis d’ailleurs amusé à détourner la fameuse proposition de Lacan
– « l’inconscient est structuré comme un langage » – en écrivant que
c’était « la vie qui était structurée comme un langage ».
Cela dit, je ne suis pas un adepte de la psychanalyse. Hormis pour
les gens qui sont dans une véritable détresse, je suis très sceptique
dès lors que suivre une analyse devient une sorte de
rituel social, un confessionnal payant. Pardon d’enfoncer des portes
ouvertes, mais cela m’insupporte lorsque suivre une analyse devient le
meilleur moyen de ne plus agir dans l'existence. Il y a
quelque chose de la régulation sociale dans le fait de suivre une
analyse, exactement comme, naguère, les curés écoutaient les pêchés des
braves gens, leur donnaient l’absolution et ils pouvaient
continuer à mener leur vie comme si de rien n’était. En revanche, il
y a quelque chose qui m’intéresse dans la psychanalyse, c’est son côté
aventure intellectuelle. La découverte de
l’inconscient, ce ne fut pas rien. De même les textes de Freud sur
les mots d’esprit, la vie quotidienne et même les civilisations, c’est
vraiment passionnant. Mais il ne faut pas oublier que
l’on trouve déjà tout cela en germe dans L’Odyssée, lorsque Homère
raconte qu’une fois rentré en Ithaque, Ulysse devra repartir et qu’il
fondera un royaume le jour où, marchant avec sa rame sur
l’épaule, un homme lui demandera ce qu’il fabrique avec une pelle à
pain sur l’épaule. Autrement dit, c’est une simple analogie de forme, un
tout petit glissement de sens qui donne le signal au
Héros pour qu’il fonde un royaume et cesse son interminable quête.
Cela semble dérisoire, mais c’est juste qu’Homère n’avait pas attendu
Freud pour découvrir que les mots se métamorphosent et
assignent des situations, des actes, des comportements aux humains.
S'il y a quelque chose auquel je crois vraiment, c'est que nous sommes
essentiellement des êtres de langage, que nous sommes
structurés par le langage. Au Vietnam, il y a mille manières de dire
"je t’aime" et aucune qui correspond à notre « je t’aime » et je crois
que l’on n’aime donc pas exactement de la même façon au
Vietnam qu’en France. Je crois qu’on ne fait pas assez attention aux
mots que l’on utilise, au sens qu’on leur donne, à l’importance qu’ils
prennent en nous, au point de s’incarner dans des
pathologies. On sait bien que les gens qui ont mal au dos en ont
souvent aussi « plein le dos ». Tout le monde en sourit, en rit. Je
pense toutefois qu’il y a une manière de prendre cela au pied
de la lettre. Les mots nous parlent autant que nous les parlons. Ce
ne sont pas des objets inertes. Et nous sommes fécondés par les livres,
du moins par certains qui, mystérieusement, parviennent
à trouver le chemin de notre être. Le plus souvent, nous l’ignorons,
mais nous nous comportons profondément en fonction de certains mots
entendus, de quelques livres que nous avons lus. Je crois
profondément à cela.
Quelle place accordez-vous à votre lecteur lorsque vous écrivez ?
C’est vaniteux, mais je pense qu’il faut lire quatre fois Rapport sur moi.
Une première fois pour se dire : « Ouah ! quelle drôle de vie ce type a
eue ! » Une
deuxième fois pour se dire : « OK, c’est sa famille, mais bon,
j'ai moi aussi une histoire et c'est drôle comme ce texte m'ouvre des
pistes pour considérer ma propre existence sous un autre
angle». Ainsi, des lecteurs ont pu me dire qu'après avoir lu mon
livre, ils avaient commencé leur propre Rapport… Génial ! Enfin, à la
troisième et quatrième lecture apparaissent plein d'autres
motifs qui sont dans le texte, de manière moins spectaculaire mais
qui sont pour moi très importants. Par exemple, le texte porte en lui
des éléments de critique sociale que masquent les
événements spectaculaires que je raconte. Il y a plein de passages
dans le livre qui ne cherchent pas à parler à la sensibilité du lecteur,
mais à son intelligence. Ce sont ces passages qui
justifient aussi le livre, autant que l’histoire que j’ai racontée.
Car finalement, à quel titre raconter ma famille, ma mère, mon frère, «
mes frères et mes soeurs » ?! Cela n’aurait eu pour moi
aucun sens sans l’idée, disons politique, que je me fais de l’acte
d’écrire. Je pense qu’un essai n’est plus aujourd’hui en mesure de
toucher qui que ce soit. Il faut en passer par la narration
pour se faire entendre. Mon livre est ainsi une sorte de cheval de
Troie. Après, les gens ont vu ou n'ont pas vu tout ce que j'ai mis dans
ce livre. Cela ne m’appartient pas, mais moi, j'ai
l'impression d'avoir fait mon boulot.
Pouvez-vous nous expliquer le titre Rapport sur moi ?
J’ai une anecdote très drôle. Le Rapport venait
de sortir, j’étais invité à la foire de Pau, je crois. Dans une halle à
bestiaux, personne ne me connaissait.
Il y avait un stand ; c’était tout simplement humiliant d’un bout à
l’autre… Les gens passaient et ils étaient gênés de ne pas s’arrêter
devant l’écrivain qui est là, qui tapine. Alors ils
prenaient le livre, ils lisaient le titre, et au moment où ils
lisaient Rapport sur moi, je sentais qu’ils
pensaient : « Ah ! mais ça parle de moi alors. » Il y a en
effet une manière de le lire ainsi. Puis ils retournaient le livre,
lisaient la quatrième de couverture, me regardaient, moi, là, assis : «
Ah ! mais ce n’est pas « moi », c’est lui. » Et ils
reposaient le livre. Mais pendant une fraction de seconde, ils
avaient conscience de ce que j’ai fait. Le « moi » du Rapport,
ce n'est pas seulement celui de Grégoire
Bouillier. C’est le moi de tout un chacun à qui j’ai essayé de
m’adresser, au-delà de ma petite vie personnelle. De donner une méthode
pour en faire quelque chose. Sinon, pour le titre lui-même,
il faut savoir que Rapport, cela veut dire « action de raconter ce
que l’on a vu, ce que l’on a entendu ». Dans mon esprit, c'est tout de
suite devenu une sorte de programme, un acte de foi
littéraire. Tout ce que j’écris,ce ne sont finalement que des «
rapports ». Mon idée, c’est que cela constitue une sorte de genre
littéraire à part entière, au même titre que le roman, l'essai,
etc. C'est un truc que j'ai inventé car je ne me reconnaissais pas
du tout dans les cases littéraires telles qu'elles existent. J'avais
besoin d'inventer un espace qui soit le mien et que je
puisse occuper en toute liberté.
entretien