DÉSARMER LES SOLITUDES
Si l'on me demandait aujourd'hui en
quoi le théâtre est irremplaçable, je dirais qu'il est le plus court
chemin de l'esthétique à l'éthique. Et aussitôt il conviendrait
d'ajouter qu'il est le plus court chemin de l'éthique à l'esthétique, ce
qui n'est pas le même parcours. Pour faire acte de conscience
politique, le théâtre n'a qu'à ouvrir ses portes. Même le plus
apolitique des théâtres reste encore plus politique que la plupart des
déclarations du monde consumériste. Qui n'a pas vu que l'individualisme
est devenu une valeur marchande et que le capitalisme n'en finit pas,
non seulement de le susciter, mais aussi de le proposer comme voix
unique de l'intelligence et de l'accomplissement de soi ? Et quelle
aventure humaine dans ce grand supermarché technologique nous apprend
encore la joie d'être ensemble ? Être ensemble ce n'est pas faire foule
ou vibrer d'affects refoulés, c'est accepter une inquiétude commune et
espérer le retour de mythes fondateurs. L'esthétique et l'éthique sont
si proches lors d'une représentation de théâtre qu'on peine parfois à
les distinguer, notre émerveillement croise notre soif de société
meilleure, notre conscience collective est renforcée par la célébration
de la scène. Le consommateur consomme seul et se console lui-même dans
une luxuriante misère, il achète du bruit pour s'éloigner un peu plus de
ce qui pourrait le sauver.
Or ce qui nous sauve, c'est
d'appartenir à l'Histoire, c'est la sensation d'avoir participé à
l'histoire, même la plus humble réunion d'espérances peut suffire à
faire naître ce sentiment. Le spectateur du théâtre d'art n'apporte
jamais que son incompréhension du monde et son désespoir d'être isolé,
c'est ce que nous pourrions appeler le silence de la salle. Ce
spectateur vient pour faire silence, étrange pratique, si anachronique
au regard des polémiques braillardes et du sloganisme irruptif des
réseaux sociaux. On commence au théâtre par faire silence et cela ne
veut pas dire se taire, au contraire. On ironisera tant qu'on le voudra
sur la puissance du théâtre à changer la société. Et depuis que la
société est monde, on peut douter de lui, et depuis que le monde
lui-même est à sauver, on peut craindre que le théâtre ne soit plus
qu'un artifice d'inclus perdus dans les héritages patrimoniaux. Pour
comprendre qu'il n'a rien perdu de sa puissance thaumaturgique, il
suffit de changer d'échelle, de le contempler à la hauteur d'une
existence, celle d'un adolescent sans entrée dans la vie de l'esprit,
d'un détenu accablé de déterminismes sociaux, d'un enseignant qui n'a
peur ni de l'obscurité ni de l'éblouissement, d'un artiste qui a renoncé
à la gloire par amour de son artisanat, d'un passant qui
mystérieusement dévie de sa route tracée par les puissances
commerciales, d'un amoureux qui cherche un point de cristallisation,
d'un mourant qui a besoin de contempler la vérité ultime de sa fin. À la
hauteur de ces existences, le théâtre peut quelque chose et le terme de
possible est baigné d'aube.
Mais le théâtre, qui promet moins
qu'il ne donne, ne se contente pas d'ouvrir des possibles, il est
action. Le danger partout s'est accru de vivre dans un monde
désenchanté, un monde où nous serions seuls face à la culpabilité et à
l'impuissance. Pour nous aider à traverser la sévérité du temps, le
théâtre propose tout simplement de nous réunir devant la représentation
éternelle de l'humanité aux prises avec cette impuissance. Le silence
alors devient un moyen de percevoir l'imaginaire partagé, le lien
profond et indicible, le messianisme du collectif. Ne dit-on pas de la
salle qu'elle a eu une écoute cristalline, qu'elle a respiré d'un même
souffle ? Et que dire après ce silence de la déflagration des
applaudissements qui le brise et célèbre non pas la fin de la
représentation mais la présence du Présent ? Le théâtre politique dit
que la représentation est l'essence du politique, il a besoin d'images
et de récits pour éviter d'être vide et de ne représenter que la
violence du pouvoir.
L'ambition immense du Festival d'Avignon
n'est pas moins que cela. Notre impatience d'une société plus juste,
d'un rapport au monde plus sain, d'une parole mieux partagée, est le
plus haut désir politique. Et pour cela, il faut désarmer les solitudes.
Il n'y a dans cette aventure aucune hiérarchie, chacun y est absolument
responsable de lui-même et de sa part de conscience. Merci à chacun et à
tous de faire du théâtre un art de l'avenir.
Olivier Py