On peut dire que Tous des oiseaux eut pour source première la rencontre d’un auteur québécois d’origine libanaise vivant en France, avec une historienne juive ayant contribué à faire connaître un diplomate musulman, converti de force au christianisme. On appelle cela une rencontre avec l’idée absolue de l’Autre.
S’il faut nommer les événements conduisant au spectacle, il faudrait évoquer un premier rendez-vous dans un restaurant situé dans le hall des départs de l’aéroport international de Toronto, entre Wajdi Mouawad et Natalie Zemon Davis. Une amitié se noue, une correspondance et des entrevues régulières, à Toronto, Paris, Lyon, Nantes, Berlin, pendant lesquelles Wajdi Mouawad écoute tandis qu’elle raconte.
Ces conversations ont comme fi l d’or le personnage de Hassan Ibn Muhamed el Wazzân, sur lequel Natalie Zemon Davis a écrit un ouvrage, qui retrace la vie du diplomate, voyageur, historien de langue arabe, né à la fi n du XVe siècle, qui de retour d’un pèlerinage à la Mecque est fait captif par des corsaires chrétiens et livré au pape Léon X.
Pour sortir de la prison, il se convertira au christianisme, prendra comme nom « Jean Léon l’Africain » et passera plusieurs années en Italie, où il s’initiera au latin et à l’italien, enseignera l’arabe et se consacrer à l’écriture, notamment d’une Description de l’Afrique.
Le personnage subjugue tout en ouvrant des chemins à l’auteur Wajdi Mouawad, car il entre en résonance avec une histoire et une question qu’il porte depuis des années : comment devient-on son propre ennemi ? ou, pour le dire autrement, comment devient-on « oiseau amphibie » ?
Il y a dans la religion musulmane une notion passionnante : celle de taqiya. Elle désigne la possibilité de dissimuler sa foi sous la contrainte, de ne pas la trahir malgré les apparences. Même si rien ne le prouve dans ses écrits de manière définitive, Al-Wazzân aurait pu y recourir.
D’une incubation de plus de sept années de cette matière immense, naît un récit aux ramifications aussi mystérieuses que le geste de l’écriture l’est lui-même. Car l’histoire surgit au moment où l’auteur l’appréhende le moins. Elle lui tombe dessus, ou plutôt ils tombent l’un sur l’autre. D’où le sentiment de rencontre. Une rencontre qui, très vite, agglomère une série d’événements, liés à des hasards, à première vue disparates, mais dont la conjugaison ouvre des fenêtres vers des horizons inattendus
Histoire reconstruite par Natalie Zemon Davis sur une solide base documentaire.
Hasan
al-Wazzan a été capturé en 1518 lors d’un voyage sur un bateau le long
de la côte nord-africaine, il était sans doute en train de retourner
dans son pays, le Maroc, à la suite d’un « voyage de travail » au Caire ;
en fait, il voyageait souvent en tant que diplomate à la cour de Fès.
Le pirate espagnol qui avait conduit l’incursion contre le navire
musulman (et non seulement contre celui-là) était le frère d’un
cardinal, et il offrit son trophée à Léon X, pape Médicis (fils de
Laurent).
Natalie Zemon Davis compare ce « cadeau » à celui d’un
éléphant blanc (nommé Hanno) fait par le roi du Portugal au pape Léon X
quelques années auparavant, en 1514 (on trouve le témoignage de
l’éléphant blanc dans les écrits et les peintures de l’époque). Cela me
rappelle plutôt le cadeau d’un sauvage d’aspect particulier que les conquistadores avaient fait au roi de France Henri II en 1550 .
Avec Léon l’Africain – Leone l’Africano, en italien, et ainsi nommé à
Rome du temps de son séjour – le « poilu » Pedro Gonzales avait en
commun au moins, mais certainement pas de la même manière, l’amour et la
prédisposition pour la culture.
Originaire de Grenade, musulman, Leone-Hasan al-Wazzan s’était enfui de l’Espagne, enfant, avec sa famille en 1492, lors de la reconquista
des rois catholiques espagnols. Au moment de sa capture dans les eaux
méditerranéennes il avait entre 32 et 34 ans. C’était un homme cultivé ;
avant de voyager en tant que diplomate, il avait travaillé comme
notaire. De plus, il connaissait depuis son enfance le Coran par cœur.
Au moment de la capture, il avait avec lui des manuscrits qui ensuite
lui seront pris. Pendant une période assez courte il fut en prison au
Château Saint-Ange à Rome ; là il fut catéchisé et ensuite il fut
baptisé par le pape Léon X (qui lui imposa son nom) ; ses parrains
furent spécialement choisis par son « maître » (en tant qu’ils étaient
engagés dans la lutte contre l’islam). Il apprit l’italien et le latin,
des langues qu’il connaissait probablement déjà un peu. Le baptême mit
fin à son emprisonnement, et il devint un homme libre, mais cependant
pas tout à fait.
Il
écrit d’Afrique son « voyage » en Europe. Il s’agit donc d’un livre de
voyage (d’écriture différée) de 900 pages, qui fit ensuite l’objet
d’éditions et de traductions, jamais très fidèles, et d’études de la
part de plusieurs chercheurs ; le dernier paraît juste avant la sortie
du livre de Zemon Davis, à Paris en 2003 : Léon l’Africain .
Natalie Zemon Davis a lu la Descrittione dell’Africa
sur le manuscrit de la Bibliothèque Angelica à Rome. Elle décrit son
auteur en ces termes : « Ce portrait est celui d’un homme qui
bénéficiait d’une double vision, menait de front deux mondes culturels,
imaginait parfois deux publics, utilisait des techniques prises dans le
répertoire arabe et musulman tout en y introduisant à sa façon des
éléments européens » (p. 22).
La
double vie de Léon l’Africain s’inscrit premièrement entre Afrique et
Europe – où il passa neuf années – mais deuxièmement aussi entre islam
et christianisme. Utilisant la dissimulation – selon toute
vraisemblance – en s’abstenant de jugements, en gardant souvent ses
distances, mais étudiant et observant toujours le monde qui l’entourait,
Léon mûrit un grand équilibre entre points de vue différents qu’on ne
peut expliquer uniquement en termes d’opportunité et de « dissimulation
honnête ». En plus, tout cela arrivait à un moment où l’Europe avait
commencé à se déchirer au nom de questions religieuses, tandis que le
nord-est de l’Afrique n’échappait pas à de sanglants conflits
fratricides.
Lire le roman: Léon l'Africain par l'écrivain libanais Amin Maalouf