Koltès le dit très bien en préambule : Zucco est un
monstre de force abattu par une femme. Une femme – la gamine – qui ne cherche
pas à l'abattre mais à le retrouver. Pour le retrouver, elle doit le trahir en
se rendant à la police. Et pourtant, l'histoire d'amour entre Zucco et la
gamine est la seule histoire d'amour accomplie dans la pièce. La scène entre
Zucco et la Gamine est un pur moment de bonheur dans un contexte familial
totalement morbide. On y voit un père alcoolique qui bat sa femme, elle-même
cassée par la vie ; une soeur paratonnerre de toutes les tensions
familiales et un frère aussi lâche que méchant dans sa façon d'emprisonner les
femmes de la maison. Ce qui tient ensemble cette famille est pourtant bien
l'amour : l'amour désespéré de la mère pour sa fille ; l'amour prison
du frère pour sa soeur ; l'amour hystérique de la soeur pour la
gamine ; l'amour devenu violence du père pour la mère. En plaçant son
amour en dehors des griffes familiales pour se jeter de façon ironique sur un
prédateur bien plus dangereux que la violence quotidienne, la gamine fait
exploser le château de cartes de la famille. Toutes les scènes liées à cette famille
sont donc des scènes de crise où chaque membre essaye de retrouver l'ordre
ancien ; plus chacun essaye, plus l'ensemble s'enfonce dans une situation
inextricable. L'immense talent de Koltès est de réussir à montrer tout cela
avec une force de vie magnifique : il n'existe pas de désespoir paralysant
chez les personnages de Koltès. Même dans les pires moments, ils se débattent
pour en sortir mais à la façon d'un cheval paniqué pris dans les sables
mouvants.
La scène fondatrice de la pièce, pur moment de tragédie, est
la scène du meurtre de la mère de Roberto Zucco par son fils. Cette scène
montre la complexité de la relation entre la mère et son fils, faite de haine,
de dégoût, de tendresse refoulée, de peur, d'espoir et d'amour. On peut lire
cette scène de plusieurs façons, cela dépend du curseur où l'on souhaite placer
la violence de Zucco. Certains ont tendance à jouer un Zucco tendre face à une
mère possessive et vulgaire mais cela pose l'immense problème de chercher à
expliquer la violence du personnage par des causes psychologiques et
familiales. Nous pensons pour notre part que la pulsion de Zucco n'est pas liée
à son histoire familiale mais qu'elle est intrinsèque au personnage. Il y a peu
de scènes qui nous permettent de montrer une négativité chez Zucco, à part sans
doute le meurtre de l'enfant. Dans cette deuxième scène de la pièce,
l'impossibilité de l'amour se fonde dès la naissance de Zucco. La mère dit
cette chose terrible « Tu es fou, Roberto. On aurait dû comprendre cela
quand tu étais au berceau et te foutre à la poubelle. » Le spectateur peut
être porté à détester cette mère mais il faut que dans la scène on arrive à
être d'accord avec elle. Roberto est fou, c'est un meurtrier (il vient de tuer
son père) et la liste de ses meurtres va s'allonger tout au long de son
parcours. Voilà également un tour de force que Koltès propose au metteur en
scène, amener le public à ne pas pouvoir aimer Roberto Zucco malgré les
nombreux moments où celui-ci est fondamentalement adorable. L'amour impossible
devient donc un motif théâtral entre la scène et la salle qu'il est passionnant
de mettre en exergue.
Il y a deux scènes dans la pièce qui sont tout à fait
uniques et nouvelles dans l'écriture koltésienne. Ce sont celles de
l'inspecteur mélancolique (scène 4) et du métro (scène 6). Uniques car elles
montrent des moments de partage et d'empathie entre des personnages qu'à priori
tout oppose. Dans la scène 4, un inspecteur confie sa mélancolie à la patronne
de l'hôtel de putes du Petit Chicago, qui l'écoute avec tendresse et tente de
le sortir de sa prémonition morbide (qui s'avérera exacte, malheureusement pour
lui). On peut bien parler là d'une affection réelle et partagée entre ces deux
personnages ; mais la sanction est immédiate : l'inspecteur est
assassiné par Zucco juste après avoir quitté la scène. Comme dans les tragédies
antiques, un messager vient raconter toute la scène à la patronne. Ce messager
est une pute qui décrit précisément le rendez-vous de l'inspecteur avec la
mort. De façon très belle dans le récit, au moment où Zucco plante son poignard
dans le dos de l'inspecteur, celui-ci balance la tête comme s'il avait
profondément compris le sens de son existence. Dans Roberto Zucco, la mort est
d'une certaine façon un acte d'amour, en devenant la plus belle des épousées.
On ne peut s'empêcher de voir là une forme de testament d'un auteur qui sait
sans doute qu'il va mourir au moment où il écrit la pièce. Ce sont des instants
qui doivent résonner fortement dans nos têtes.
La seconde scène, celle du métro, met en présence un vieux
monsieur, perdu dans les dédales du métro à l'heure de la fermeture et Zucco.
C'est une scène très étrange, où l'inquiétude du vieux dont la vie a toujours
été normale rencontre le calme du jeune tueur faisant l'hallucinant récit de sa
vie normale. On pourrait imaginer à chaque seconde que Roberto Zucco tue le
vieux monsieur car au fond rien n'explique qu'il ne le tue pas. Ce qui le
retient peut-être c'est que le récit du vieux parle de la vérité de qui est
Roberto, un homme perdu dans les dédales de sa vie et de son cerveau, un homme
qui a déraillé et qui se retrouve face à sa mort. Là aussi, la proximité de la
mort active une douceur et la possibilité d'un échange réel entre deux êtres
humains. Le vieux monsieur va mourir parce qu'il est vieux. Roberto Zucco va
mourir parce que c'est son destin.
Le paroxysme du motif de l'impossible amour est sans doute
atteint dans les scènes 12, La gare, la 13, Ophélie et la scène 14,
L'arrestation. Elles précèdent la scène finale, Zucco au soleil, qui résout de
façon définitive le drame dans la fusion du personnage principal avec le
soleil. Il n'existe sans doute pas ailleurs dans l'oeuvre de Koltès des scènes
dont l'intensité amoureuse et dramatique soit aussi grande que dans ces
dernières scènes. La scène 12 met en présence la dame élégante et Zucco, dans
une gare, quelques heures après que Roberto ait tué le fils de la dame à bout
portant. Cette femme, à la fois déchirée par le meurtre de son fils mais qui en
même temps désire son assassin, demande à Zucco de fuir avec lui, ce que ce
dernier refuse. Cette scène cristallise en quelques courtes pages toutes les
questions si centrales chez Koltès du désir, de la mémoire, des contradictions
intérieures, de la solitude, de la folie, d'une forme d'humour assez désespéré
aussi. A jouer, la scène 12 est peut-être la plus difficile de la pièce à
atteindre dans sa justesse et dans la totalité de ses enjeux. Elle demande aux
acteurs à la fois de la souplesse, de l'intensité, de la vérité, la capacité à
se mettre hors de soi-même sans déraper dans la saturation.
La scène 14 commence sur une note d'humour entre les deux policiers qui agissent en miroir de la première scène de la pièce, se disputant sur l'utilité d'être là. Mais contrairement à la première scène, ils parviennent à arrêter Zucco grâce à la gamine devenue pute. Celui-ci ne cherche d'ailleurs pas à s'enfuir. Quand elle aperçoit Zucco, la gamine se jette sur lui et lui déclare un amour total et inconditionnel qu'elle sait pourtant avoir trahi. On sait cet amour impossible ; la naïve beauté des paroles de la gamine n'en devient que plus bouleversante.
Bernard-Marie Koltès meurt peu après l'écriture de la pièce de la maladie de l'amour. Les derniers mots de Roberto Zucco sont : « Il tombe » alors que la lumière, pareille à l'éclat d'une bombe atomique, inonde la scène. L'amour impossible d'Icare pour le soleil est la métaphore ultime de la pièce.
La scène 14 commence sur une note d'humour entre les deux policiers qui agissent en miroir de la première scène de la pièce, se disputant sur l'utilité d'être là. Mais contrairement à la première scène, ils parviennent à arrêter Zucco grâce à la gamine devenue pute. Celui-ci ne cherche d'ailleurs pas à s'enfuir. Quand elle aperçoit Zucco, la gamine se jette sur lui et lui déclare un amour total et inconditionnel qu'elle sait pourtant avoir trahi. On sait cet amour impossible ; la naïve beauté des paroles de la gamine n'en devient que plus bouleversante.
Bernard-Marie Koltès meurt peu après l'écriture de la pièce de la maladie de l'amour. Les derniers mots de Roberto Zucco sont : « Il tombe » alors que la lumière, pareille à l'éclat d'une bombe atomique, inonde la scène. L'amour impossible d'Icare pour le soleil est la métaphore ultime de la pièce.