Pour concevoir la scénographie de Britannicus, il me semble important d'avoir en tête la thématique de la surveillance dans la pièce:
Britannicus est également dominée par la
problématique de la surveillance. Dans la lutte pour le pouvoir qui oppose
Agrippine à Néron, le droit de surveiller l’autre constitue un enjeu
primordial :
« Albine
Quoi !
Tandis que Néron s’abandonne au sommeil,
Faut-il que
vous veniez attendre son réveil ?
Qu’errant
dans ce palais, sans suite et sans escorte,
La mère de
César veille seule à sa porte ? » [4][4]Britannicus,
I, 1, vers 1 à 4.
Plus loin,
Agrippine se montre explicite sur l’état de ses relations avec son fils :
« Agrippine
César ne me
voit plus, Albine, sans témoins.
En public, à
mon heure, on me donne audience.
Sa réponse
est dictée, et même son silence.
Je vois deux
surveillants, ses maîtres et les miens,
Présider
l’un ou l’autre à tous nos entretiens.
Mais je le
poursuivrai d’autant plus qu’il m’évite. » [5][5]Ibid.,
vers 118 à 123.
La pièce relate l’histoire de
l’affranchissement progressif de Néron. Le monstre naissant, échappant à la
surveillance de sa mère, assoit son pouvoir en même temps qu’il met en place
son propre système de surveillance, sur Agrippine, bien sûr, mais aussi sur
Junie dont il est tombé amoureux et sur Britannicus, son rival et son frère. La grande scène de surveillance de l’Acte II
que nous évoquons plus loin en est une étape majeure.
Dans l’ensemble de l’œuvre racinienne, les rapports entre
les personnages sont marqués par une surveillance réciproque : les
personnages tragiques sont en permanence à la recherche d’informations sur les
sentiments, les intentions et les agissements des autres. Il s’agit même d’un
enjeu vital : la sous-information ou la mésinformation du héros se trouve
souvent à l’origine de l’erreur qui le conduit à la catastrophe : se
surveiller et surveiller l’autre est donc impératif dans l’espace clos du lieu
tragique. De ce point de vue, les confidents, « yeux et oreilles » de
leurs maîtres, jouent un rôle décisif. En effet, la fureur qui s’empare des
personnages tragiques a pour conséquence de les priver de la capacité d’observation
des autres et du contrôle de soi : les confidents doivent assumer cette
fonction à la place d’un maître dont les perceptions sont altérées.
Dans Britannicus (I, 4), Narcisse, dépositaire de la
confiance de Britannicus, est investi d’un rôle de surveillance. Mais il trahit
son maître en lui rapportant de fausses informations alors que c’est à Néron
qu’il confie ses secrets. Narcisse est donc un faux confident. Il n’est
d’ailleurs même pas le confident de Néron puisque seul son propre intérêt le
guide. Il est une sorte d’agent double et, son nom l’indique bien, il n’est
pour les personnages qui l’entourent qu’une image, un reflet trompeur.
Si la surveillance
peut s’inscrire au cœur de l’intrigue ou constituer le ciment d’un système
complexe de rapports entre les personnages, elle est aussi favorisée par la
caractérisation du lieu racinien. Cet espace n’est pas seulement, comme
l’exigent les règles poétiques, un lieu unique et unifié : il est aussi un
lieu clos et cette clôture est propice à la surveillance.
Dans Britannicus, Junie évoque le fait que les murs
puissent « avoir des yeux » et Phèdre croit que bientôt les murs
« vont prendre la parole ».
La scène II,
8 de Britannicus, dans laquelle Néron surveille Junie est la grande
scène de surveillance racinienne. Elle se justifie tout d’abord comme
stratagème politique : le destinataire de ce piège est Britannicus. Le
pouvoir surveillant s’exerce indirectement, à l’insu de la victime, et son
efficacité est double : évincer un rival tout en restant à l’abri de son
éventuelle rébellion. La surveillance tisse autour de Junie une prison
invisible et mentale dont elle ne peut se défaire. Paralysée, glacée, elle est
aliénée par le regard qui se porte sur elle. L’espace aussi s’en trouve
modifié :
« Junie
Vous êtes en
des lieux tout pleins de sa puissance :
Ces murs
mêmes, Seigneur, peuvent avoir des yeux ;
Et jamais
l’Empereur n’est absent de ces lieux. » [16][16]Britannicus,
II, 6, vers 712-714.
La valeur
très particulière que revêt le regard chez Racine explique la violence de cette
oppression : chez Racine, le regard ne peut pas mentirIl est un langage à
part entière, plus vrai que la parole. Il a valeur de vérité et d’évidenceLe
regard parle et entend les sentiments cachés : « Néron. –
J’entendrai des regards que vous croirez muets » [19][19]Britannicus,
vers 682.. Bien plus que la bouche, les yeux sont les révélateurs et les
reflets de l’âme, comme en témoigne l’inquiétude de Junie :
« Junie
Moi !
Que je lui prononce un arrêt si sévère !
Ma bouche
mille fois lui jura le contraire.
Quand même
jusque-là je pourrais me trahir,
Mes yeux lui
défendront, Seigneur, de m’obéir. » [20][20]Ibid.,
vers 675 à 678.
La prison
mentale créée par Néron est une prison de regards qui s’appuie sur un jeu de
miroirs, comme le souligne ce vers : « Néron. – Madame, en le
voyant, songez que je vous vois » [21][21]Ibid.,
vers 690..
L’image de
Britannicus renvoie au regard de Néron mais dans ce jeu de miroir intervient
aussi le spectateur, à la fois témoin et acteur de la scène. Parfaitement
cohérents du point de vue intra-scénique, les très beaux vers de Junie cités
plus haut (« Vous êtes en des lieux… ») rappellent en effet la
théâtralité du dispositif et résonnent comme un trait d’ironie.
On peut considérer que la scène racinienne est surveillée par
trois regards : celui du Roi, celui de Dieu et celui du spectateur sur qui
s’opère l’effet cathartique.
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La surveillance extra-scénique la plus évidente et la plus concrète est celle
d’un spectateur privilégié : le Roi. Aucune censure ne s’est effectivement
exercée sur l’œuvre de Racine : du moins n’en trouvons-nous pas de trace.
Néanmoins, le regard du Roi, aussi tolérant soit-il, pèse d’une manière ou
d’une autre sur l’œuvre théâtrale. Les premières pièces de Racine sont écrites
pendant la querelle du Tartuffe et jouées d’abord devant le Roi et sa
cour. Elles font parfois référence à cette situation, de manière plus ou moins
détournée, et les allusions à l’hypocrisie des courtisans ne sont pas rares,
comme en témoignent ces vers de Britannicus : « Burrhus. – « Mais ceux qui de la cour ont un
plus long usage / Sur les yeux de César composent leur visage » [22][22]Britannicus,
V, 5, vers 1635 et 1636.. Derrière la dénonciation d’un travers commun à la
cour, s’énonce une vérité plus large sur la position qui est aussi celle du
poète Racine : être sous les yeux du Roi. En un sens on peut donc dire que
l’écriture racinienne s’élabore sous surveillance.