dimanche 22 décembre 2019

Textes sur la scénographie De Britannicus que nous avons lus en cours vendredi


L’espace dans Britannicus. Textes




TEXTE 1 les trois lieux de la tragédie : Roland Barthes, Sur Racine p.15-20

Bien que la scène soit unique, conformément à la règle, on peut dire qu’il y a trois lieux tragiques. Il y a d’abord la Chambre : reste de l’antre mythique, c’est le lieu invisible et redoutable où la Puissance est tapie : chambre de Néron (…) Les personnages ne parlent de ce lieu indéfini qu’avec respect et terreur, osant à peine y entrer, ils se croisent devant avec anxiété. Cette chambre est à la fois le logement du Pouvoir et son essence, care le Pouvoir n’est qu’un secret : sa forme épuise sa fonction : il tue d’être invisible.
La Chambre est contiguë au second lieu tragique, qui est l’Anti-Chambre, espace éternel de toutes les sujétions, puisque c’est là qu’on attend. L’Anti-Chambre (la scène proprement dite) est un milieu de transmission ; elle participe à la fois de l’intérieur et de l’extérieur, du Pouvoir et de l’Evenement, du caché et de l’étendu ; saisie entre le monde, lieu de l’action, et la Chambre, lieu du silence, l’Anti-Chambre est l’espace du langage : c’est là que l’homme tragique, perdu entre la lettre et le sens des choses, parles ses raisons. La scène tragique n’est donc pas proprement secrète ; c’est plutôt un lieu aveugle, passage anxieux du secret à l’effusion, de la peur immédiate à la peur parlée : elle est piège flairé, et c’est pourquoi la station qui y est imposée au personnage tragique est toujours d’une extrême mobilité (dans la tragédie grecque c’est le chœur qui attend, c’est lui qui se meut dans l’espace circulaire, ou orchestre, placé devant le Palais).
Entre la Chambre et l’Anti-Chambre, il y a un objet tragique qui exprime d’une façon menaçante à la fois la contiguïté et l’échange, le frôlage du chasseur et de sa proie, c’est la Porte. On y veille, on y tremble ; la franchir est une tentation et une transgression : toute la puissance d’Agrippine se joue à la porte de Néron. La Porte a un substitut actif, requis lorsque le Pouvoir veut épier l’Anti-Chambre ou paralyser le personnage qui s’y trouve, c’est le Voile (ou le Mur qui écoute) ; le Voile n’est pas une matière inerte destinée à cacher, il est paupière, symbole du Regard masqué, en sorte que l’Anti-Chambre est un lieu-objet cerné de tous côtés par un espace-sujet ; la scène racinienne est ainsi doublement spectacle, aux yeux de l’invisible et aux yeux du spectateur.
Le troisième lieu tragique est l’Extérieur. De l’Anti-Chambre à l’Extérieur, il n’y a aucune transition : ils sont collés l’un à l’autre d’une façon aussi immédiate que l’Anti-Chambre et la Chambre. Cette contiguïté est exprimée poétiquement par la nature pour ainsi dire linéaire de l’enceinte tragique : les murs du Palais plongent dans la mer, les escaliers donnent sur des vaisseaux tout prêts à partir, les remparts sont un balcon au-dessus du combat, et s’il y a des chemins dérobés, ils ne font déjà plus partie de la tragédie, ils sont déjà fuite. Ainsi la ligne qui sépare la tragédie de sa négation est mince, presque abstraite ; il s’agit d’une limite au sens rituel du terme : la tragédie est à la fois prison et protection contre l’impur, contre tout ce qui n’est elle-même.
L’Extérieur est en effet l’étendue de la non-tragédie ; il contient trois espaces :celui de la mort, celui de la fuite, celui de l’Evénement. La mort physique n’appartient jamais à l’espace tragique : on dit que c’est par bienséance ; mais ce que la bienséance écarte dans la mort charnelle, c’est un élément étranger étranger à la tragédie, une « impureté », l’épaisseur d’une réalité scandaleuse puisqu’elle ne relève plus de l’ordre du langage, qui est le seul ordre tragique : dans la tragédie on ne meurt jamais, parce qu’on parle toujours. Et inversement, sortir de la scène, c’est pour le héros, d’une manière ou d’une autre, mourir.




TEXTE 2. Un lieu muré et un lieu qui écoute Bernard Dort
« À l’inverse du lieu cornélien, [...] le lieu racinien est, par excellence, un lieu clos, un lieu muré. [...] Avec Britannicus, la scène se ferme. Nous entrons dans le palais racinien. On imagine des enfilades de pièces, mais qui ne donnent jamais sur l’extérieur. Le palais devient labyrinthe. Il est peuplé de témoins, de regards, éclairé par une lumière incertaine : celle de l’aube où Junie fut amenée à Néron. [...]
Le jour de Britannicus [...] : jour qui n’est ni la nuit, ni le jour solaire, mais une sorte de contre-jour plus inquiétant que les ténèbres, plus cruel que la clarté. Le jour racinien : un jour mêlé de larmes ; un jour coupable, un jour qui tache. [...] La journée racinienne est privilégiée, retirée du cours du temps comme la lumière racinienne semble échapper au rayonnement solaire. [...]
Dans cet univers clos, les paroles trompent ceux qui les écoutent. Elles n’ont ni la clarté du vrai jour, ni les replis mensongers et inépuisables de la nuit. Comme le jour racinien, elles sont fausses. Les héros de Racine ne l’ignorent pas. Ils ne se croient jamais sur paroles. [...] Surtout ils guettent leurs regards. Que Junie semble accepter Néron et Bajazet Roxane, comment les croire : leurs soupirs, leurs regards les trahissent. Inversement, Néron, Roxane ou Phèdrerègnent par le regard : ils regardent leurs proies qui se savent regardées. La possession érotique chez Racine est visuelle. [...] Le langage qui, jusqu’alors, prolongeait le malentendu, le déchire. Le mot prononcé, ce mirage se dissipe : la mort fait irruption dans l’univers racinien – la mort ou une durée infinie qui équivaut à la mort. [...]
À la fois masque et révélation, [le langage racinien] instaure entre les héros une longue suite d’incom- préhension que leur regard dénonce, que leurs larmes trahissent. Il est l’équivalent, sur le plan de la rhétorique, du “palais” sur celui de la représentation. »

B. Dort, « Huis-clos racinien », in Théâtre public, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Pierres vives », 1967, p. 34-40.


TEXTE 3 Mise en scène de Gildas Bourdet
 « Disposés de part et d’autre de la porte de Néron, deux grands tableaux éclairent le sens de la scénographie de Gildas Bourdet. À gauche, une allégorie de Le Brun “Le roi gouverne par lui-même” ; à droite, une vue de Versailles avec des paysans en premier plan. La première toile figure l’argument dramaturgique retenu, la fable de ce Britannicus : la prise du pouvoir par Néron-Louis XIV ; la seconde relativise le lieu, le replace dans le monde. Deux élémentsintégrés dans un vraisemblable (ce sont des tableaux d’époque), mais qui, donnés à voir comme signes, séparés, “montés”, seraient conformes au réalisme brechtien. Plus clairement, dans la romanité de la tragédie racinienne est désigné un désir d’identification et de valorisation du pouvoir : un buste d’Auguste est placé sur une table ; dans une niche, au fond de la seconde pièce, une statue de Louis XIV vêtu en empereur romain surplombe l’ensemble. »

J’étais très curieux de savoir s’il était possible de trouver un usage politique à une pièce de théâtre datant de plusieurs siècles. D’où cet emboîtement d’époques différentes que j’avais recherché dans le spectacle : le télescopage de l’histoire romaine, du siècle de Louis XIV et des temps présents. Ainsi le décor reproduisait-il avec beaucoup de réalisme une salle du palais du Trianon telle que nous pouvons la voir aujourd’hui, au milieu des touristes. C’est pourquoi j’ai voulu intégrer au décor des éléments délibérément anachroniques, comme un de ces barrières de corde accrochée à un poteau de laiton qu’on voit habituellement dans les musées. Racine s’est servi des Romains pour parler de ses contemporains ; à mon tour, je me servais de Racine pour parler de mon époque.
Gildas Bourdet, L –Idéal ciné, 1979

TEXTE 4 : mise en scène de Braunschweig

« On n’est pas dans le décorum du pouvoir. On est dans les espaces cachés du pouvoir, les chambres et les anti- chambres où se trament les complots et se prennent les décisions, où s’exercent les influences et les pressions. J’ai imaginé un lieu à la fois concret et stylisé qui peut évoquer les lieux de décision des grandes puissances, avec une immense table de réunionemblématique. Et des portes qui s’ouvrent et se referment sur leurs secrets, avec tout ce que ça comporte de fantasmatique. Une sorte de labyrinthe de portes qui double l’espace politique concret d’une dimension psychique, trouble, opaque... »

« La table, les chaises, les portes, les fenêtres, la hauteur des murs aussi : les comédiens sont d’embléeplongés dans l’univers concret d’un pouvoir contemporain, ils ont moins à s’inspirer des figures peintes de l’antiquité, que des personnalités politiques d’aujourd’hui, les plus inquiétantes bien sûr... »


TEXTES 5 et 6 : mise en scène de Martinelli

« La mécanique des coulisses de la politique met en jeu des parcours multiples, des retournements successifs, des jeux d’alliance changeants et instables, et les protagonistes sont tous inquiets de maintenir qui leur influence, qui leur pouvoir. Par excellence le Palais demeure le lieu de l’intranquillité. Nous voulons la rendre palpable, angoissante, Notes jetées avant les répétititions, Martinelli. »

Un théâtre rituel
pour le scénographe Gilles Taschet
« Jean-Louis ne voulait pas que l’on puisse deviner à l’avance d’où venaient les acteurs. Un peu comme dans le théâtre antique grec, on sait que chaque porte donne des indications au spectateur sur la provenance géographique des personnages. Ici, tous les couloirs étaient obscurs, pour que l’on ne s’attende pas à ce que les acteurs viennent d’un côté ou d’un autre.
Par ailleurs la scénographie se construit principalement sur la scène qui tourne. Néron avait une salle de banquet qui était tournante, qui permettait d’accompagner le mouvement du Soleil pour qu’il soit toujours dans la lumière, quelle que soit la position du Soleil. Cette invention fait le lien entre l’idée de pouvoir absolu et la mécanique qui met en scène ce pouvoir. On peut [aussi parfois] voir un acteur de dos, puis quelque seconde plus tard, il est de profil. Le regard des spectateurs sur les acteurs change. La scène qui tourne a plusieurs vertus : elle permet de créer quelque chose de l’inconfort pour les acteurs, un rapide déséquilibre. Çacrée des petites choses complètementaléatoires. L’acteur faisait quelque chose qui lui échappait, ça participait à cette volonté qu’on avait de créer de la tension au niveau des corps et du danger, omniprésent car nous sommes dans des conflits d’une violence extrême.
On retrouve le bassin central dans toutes les mises en scène de Racine qu’on a faite, un élément qui permet de laver ce qui vient de se passer entre chaque acte. On y faisait tomber une sorte de pluie très violente, comme un orage. Ça avait un son trèsspécifique. C’est aussi un lieu d’ablutions pour les acteurs. Ils viennent prendre de l’eau avec leurs mains, la déposer sur le front, comme on voit Britannicus le faire. C’est quelque chose qui est proche du rituel du théâtre antique grec. Ça prend en charge quelque chose de très concret et très sensuel : l’apaisement des passions physiques avec l’eau et en même temps, une sorte de symbolique de renaissance après chaque acte pour régénérer les personnages. »
Propos recueillis le 12 juin 2017.

TEXTE 7 mise en scène de Bézu

« L’espace classique : lisse comme une tragédie de Racine. L’antichambre, le palais. Angles droits. Espace connu où se déploie la seule parole. Écrin pour l’alexandrin. Selon les esthétiques (d’aujourd’hui) et les metteurs en scène, les corps plus ou moins vivent et bougent. Pointe extrême, Duras : “Dans la Bérénice de Grüber qui était presque immobile, j’ai regretté l’amorce des mouvements, çaéloignait la parole.” Classicisme qui tait son nom. Or le texte racinien est un texte en tension (Britannicus certes n’est pas Bérénice : Britannicus, donc, plus que Bérénice). Philip Butler, dans un livre à sa manière provocateur, en a montré les aspects baroques. On peut toujours les dire internes à la parole et juste voués à ce qu’on les fasse entendre, sans jamais montrer. Sans montrer autre chose que l’espace lisse, aux arêtes qui fixent le regard. C’est prendre le classicisme pour une donnée de l’éternité. C’est oublier qu’il n’est qu’un moment pris dans l’histoire des formes, une suspension entre deux tourmentes : la tourmente baroque, la tourmente romantique. Si Racine ne peut connaître la seconde, il connaît la première, d’où procède son théâtre. Si l’on donne, donc, la pièce classique pour ce qu’elle est, un moment non éternel dans l’histoire des formes, on peut faire rêver à ce qu’elle croit annuler alors qu’elle ne fait que le récuser, que l’occulter. Dénégation : je ne suis pas baroque ! La question est simplement (!) de savoir jusqu’où l’on va. Jusqu’où dans la torsion des corps. Jusqu’où dans la mise en abyme du théâtre. Jusqu’où dans la représentation de l’espace “étroit, tortueux, sombre de la pièce. Un espace qui, “avec ses portes fermées, ses chambres, ses secrets, ses intrigues, s’accorde parfaitement avec les ‘replis’ des âmes.” Jusqu’où, alors, dans la plongée dans la psyché baroque de Néron – vouée au ‘change’ et aux revirements, inconnue de lui-même. C’est bien de lui qu’il s’agit : l’espace où se meut la pièce est le labyrinthe d’une âme saisie entre deux vertiges – celui de la découverte de l’amour, celui de la découverte du crime. Bien plus : c’est une psychomachie où deux forces contraires se disputent une âme. Elles ont figures de Burrhus et de Narcisse, qui intriguent dans les plis du labyrinthe. Il y a une autre figure : c’est Agrippine. Il ne pourra s’en défaire – et même s’il la tue : car s’il est né d’elle, il n’est pas sorti d’elle, et aussi, bien sûr, elle est en lui. Inextricable labyrinthe. Sans issue visible. »
Joseph Danan, dossier de presse du spectacle de Bézu

TEXTE 8 mise en scène de Brigitte Jaques-Wajeman

« Il aurait été tentant de présenter l’action dans un palais à la Saddam Hussein, par exemple, mais j’ai refusé. Ni la pompe antique, ni les apparats du xviiesiècle ne semblent mieux convenir à cette méditation. Avec Emmanuel Peduzzi nous avons opté pour un espace nu qui souligne le mystère, la part obscure de Néron. Le monstre naît. Il ne demande que deux heures pour aller jusqu’au crime. Racine ose faire triompher le mal. Aucune idée de sublime comme chez Corneille ne vient contrebalancer la noirceur des situations. Il touche à la part obscure de l’être, sa part maudite. Peut-être la nôtre ? Une telle tragédie demande un traitement moderne. Ce n’est pas le pouvoir politique que les personnages désirent, c’est le pouvoir sur l’autre, de persécution, d’avilissement, d’anéantissement (Propos recueillis par Marion Thébaud, « Brigitte Jaques : Racine a inventé l’angoisse au théâtre », Le Figaro du
19 janvier 2004) 


« L’espace de jeu est essentiel dans la préparation d’un spectacle et peut-être plus encore dans la tragédie classique où tout se déroule dans un lieu unique. Pour Britannicus, Racine dit seulement “La scène est à Rome, dans une chambre du palais de Néron.” Au metteur en scène de dire quelles sont les résonances qu’elle y prépare.
Bien qu’on y parle constamment du pouvoir de l’Empereur, qu’on y évoque à plusieurs reprises la pompe éblouissante de la cour, jamais Racine ne nous les fait voir dans leur plein éclat. Au contraire, tout se déroule dans un lieu unique et secret, mental et concret, clos et ouvert, soit l’antichambre qui conduit à l’appartement personnel de l’Empereur. On peut y accéder de l’extérieur comme de l’intérieur du palais, mais peu de gens y sont admis : la famille, les intimes, amis et conseillers – le premier cercle en somme.
Ce lieu où s’échangent les confidences les plus intimes, jusqu’à l’impudeur, où s’accomplissent également des actions “monstrueuses”, ne figure pas tant les coulisses du pouvoir – ce serait trop banal – que l’envers du décor. [...] Car le théâtre de Britannicus n’est pas tant le lieu des complots et des trahisons que le laboratoire très secret, très sombre, où se révèlent et se vivent des désirs douloureux et contradictoires, où l’amour et la haine s’exaspèrent jusqu’à devenir indistincts, où l’on comprend que nul n’est maître du jeu. Et surtout pas Néron : le Maître du monde est un jeune homme seul, qui a peur et qui ne se connaît pas ; un monstre dormait en lui, il aurait pu ne jamais s’éveiller. [...] Ce n’est pas le pouvoir politique que les personnages désirent, c’est le pouvoir sur l’autre, je veux dire sur le même, le pouvoir de persécution, d’avilissement, d’anéantissement.
C’est cela qui les conduit au pire. C’est la rencontre terrifiante et pitoyable du pouvoir illimité (ce sont les maîtres du monde) et de la perversion qui crée une telle sidération, une telle angoisse dans la pièce la plus noire de Racine. [...]
“Le ventre est encore fécond d’où est sortie la bête immonde.”
Ce pourrait être la conclusion de la pièce. »
B. Jaques-Wajeman, texte de présentation du spectacle, extrait du Journal du Théâtre, janvier 2004, p. 9.


« Nous l’appelions la “pieuvre” ou l’alien, explique le scénographe Emmanuel Peduzzi, composé de lambeaux de plastique rouge descendus des cintres, il se déplaçait dans l’espace comme un personnage, il pouvait représentermétaphorique- ment une sorte de cordon ombilical. Cela renvoie au caractère malsain et pervers de leur relation. Cet élément central accompagnait l’action, comme une palpitation, lui donnait un rythme. »