L’espace dans Britannicus. Textes
TEXTE 1 les trois lieux de la
tragédie : Roland
Barthes, Sur Racine p.15-20
Bien que la
scène soit unique, conformément à la règle, on peut dire qu’il y a trois lieux
tragiques. Il y a d’abord la Chambre : reste de l’antre mythique, c’est le
lieu invisible et redoutable où la Puissance est tapie : chambre de Néron
(…) Les personnages ne parlent de ce lieu indéfini qu’avec respect et terreur,
osant à peine y entrer, ils se croisent devant avec anxiété. Cette chambre est
à la fois le logement du Pouvoir et son essence, care le Pouvoir n’est qu’un
secret : sa forme épuise sa fonction : il tue d’être invisible.
La Chambre
est contiguë au second lieu tragique, qui est l’Anti-Chambre, espace éternel de
toutes les sujétions, puisque c’est là qu’on attend. L’Anti-Chambre (la scène proprement dite) est un milieu de
transmission ; elle participe à la fois de l’intérieur et de l’extérieur,
du Pouvoir et de l’Evenement, du caché et de l’étendu ; saisie entre le
monde, lieu de l’action, et la Chambre, lieu du silence, l’Anti-Chambre est
l’espace du langage : c’est là que l’homme tragique, perdu entre la lettre
et le sens des choses, parles ses raisons. La scène tragique n’est donc pas
proprement secrète ; c’est plutôt un lieu aveugle, passage anxieux du
secret à l’effusion, de la peur immédiate à la peur parlée : elle est
piège flairé, et c’est pourquoi la station qui y est imposée au personnage
tragique est toujours d’une extrême mobilité (dans la tragédie grecque c’est le
chœur qui attend, c’est lui qui se meut dans l’espace circulaire, ou orchestre,
placé devant le Palais).
Entre la
Chambre et l’Anti-Chambre, il y a un objet tragique qui exprime d’une façon
menaçante à la fois la contiguïté et l’échange, le frôlage du chasseur et de sa
proie, c’est la Porte. On y veille, on y tremble ; la franchir est une
tentation et une transgression : toute la puissance d’Agrippine se joue à
la porte de Néron. La Porte a un substitut actif, requis lorsque le Pouvoir
veut épier l’Anti-Chambre ou paralyser le personnage qui s’y trouve, c’est le
Voile (ou le Mur qui écoute) ; le Voile n’est pas une matière inerte
destinée à cacher, il est paupière, symbole du Regard masqué, en sorte que
l’Anti-Chambre est un lieu-objet cerné de tous côtés par un espace-sujet ;
la scène racinienne est ainsi doublement spectacle, aux yeux de l’invisible et
aux yeux du spectateur.
Le troisième
lieu tragique est l’Extérieur. De l’Anti-Chambre à l’Extérieur, il n’y a aucune
transition : ils sont collés l’un à l’autre d’une façon aussi immédiate
que l’Anti-Chambre et la Chambre. Cette contiguïté est exprimée poétiquement
par la nature pour ainsi dire linéaire de l’enceinte tragique : les murs
du Palais plongent dans la mer, les escaliers donnent sur des vaisseaux tout
prêts à partir, les remparts sont un balcon au-dessus du combat, et s’il y a
des chemins dérobés, ils ne font déjà plus partie de la tragédie, ils sont déjà
fuite. Ainsi la ligne qui sépare la tragédie de sa négation est mince, presque
abstraite ; il s’agit d’une limite au sens rituel du terme : la
tragédie est à la fois prison et protection contre l’impur, contre tout ce qui
n’est elle-même.
L’Extérieur
est en effet l’étendue de la non-tragédie ; il contient trois
espaces :celui de la mort, celui de la fuite, celui de l’Evénement. La
mort physique n’appartient jamais à l’espace tragique : on dit que c’est
par bienséance ; mais ce que la bienséance écarte dans la mort charnelle,
c’est un élément étranger étranger à la tragédie, une « impureté »,
l’épaisseur d’une réalité scandaleuse puisqu’elle ne relève plus de l’ordre du
langage, qui est le seul ordre tragique : dans la tragédie on ne meurt
jamais, parce qu’on parle toujours. Et inversement, sortir de la scène, c’est
pour le héros, d’une manière ou d’une autre, mourir.
TEXTE 2. Un lieu muré et un lieu
qui écoute Bernard Dort
« À
l’inverse du lieu cornélien, [...] le lieu racinien est, par excellence, un
lieu clos, un lieu muré. [...] Avec Britannicus, la scène se ferme. Nous
entrons dans le palais racinien. On imagine des enfilades de pièces, mais qui
ne donnent jamais sur l’extérieur. Le palais devient labyrinthe. Il est
peuplé de témoins, de regards, éclairé par une lumière incertaine : celle
de l’aube où Junie fut amenée à Néron. [...]
Le jour de
Britannicus [...] : jour qui n’est ni la nuit, ni le jour solaire, mais une
sorte de contre-jour plus inquiétant que les ténèbres, plus cruel que la
clarté. Le jour racinien : un jour mêlé de larmes ; un jour coupable, un
jour qui tache. [...] La journée racinienne est privilégiée, retirée du
cours du temps comme la lumière racinienne semble échapper au rayonnement
solaire. [...]
Dans cet
univers clos, les paroles trompent ceux qui les écoutent. Elles n’ont ni la
clarté du vrai jour, ni les replis mensongers et inépuisables de la nuit.
Comme le jour racinien, elles sont fausses. Les héros de Racine ne l’ignorent
pas. Ils ne se croient jamais sur paroles. [...] Surtout ils guettent leurs
regards. Que Junie semble accepter Néron et Bajazet Roxane, comment les croire
: leurs soupirs, leurs regards les trahissent. Inversement, Néron, Roxane ou
Phèdrerègnent par le regard : ils regardent leurs proies qui se savent
regardées. La possession érotique chez Racine est visuelle. [...] Le langage
qui, jusqu’alors, prolongeait le malentendu, le déchire. Le mot prononcé, ce
mirage se dissipe : la mort fait irruption dans l’univers racinien – la mort ou
une durée infinie qui équivaut à la mort. [...]
À la fois
masque et révélation, [le langage racinien] instaure entre les héros une
longue suite d’incom- préhension que leur regard dénonce, que leurs larmes
trahissent. Il est l’équivalent, sur le plan de la rhétorique, du “palais”
sur celui de la représentation. »
B. Dort, «
Huis-clos racinien », in Théâtre public,
Paris, Éditions du Seuil, coll. « Pierres vives », 1967, p. 34-40.
TEXTE 3 Mise en scène de Gildas Bourdet
« Disposés de part et d’autre de la porte de
Néron, deux grands tableaux éclairent le sens de la scénographie de Gildas
Bourdet. À gauche, une allégorie de Le Brun “Le roi gouverne par lui-même” ;
à droite, une vue de Versailles avec des paysans en premier plan. La première
toile figure l’argument dramaturgique retenu, la fable de ce Britannicus : la
prise du pouvoir par Néron-Louis XIV ; la seconde relativise le lieu, le
replace dans le monde. Deux élémentsintégrés dans un vraisemblable (ce sont
des tableaux d’époque), mais qui, donnés à voir comme signes, séparés,
“montés”, seraient conformes au réalisme brechtien. Plus clairement, dans la
romanité de la tragédie racinienne est désigné un désir d’identification
et de valorisation du pouvoir : un buste d’Auguste est placé sur une table ;
dans une niche, au fond de la seconde pièce, une statue de Louis XIV vêtu en
empereur romain surplombe l’ensemble. »
J’étais très curieux de savoir s’il était
possible de trouver un usage politique à une pièce de théâtre datant de
plusieurs siècles. D’où cet emboîtement d’époques différentes que j’avais recherché
dans le spectacle : le télescopage de l’histoire romaine, du siècle de
Louis XIV et des temps présents. Ainsi le décor reproduisait-il avec beaucoup
de réalisme une salle du palais du Trianon telle que nous pouvons la voir
aujourd’hui, au milieu des touristes. C’est pourquoi j’ai voulu intégrer au
décor des éléments délibérément anachroniques, comme un de ces barrières de
corde accrochée à un poteau de laiton qu’on voit habituellement dans les
musées. Racine s’est servi des Romains pour parler de ses contemporains ;
à mon tour, je me servais de Racine pour parler de mon époque.
Gildas Bourdet, L –Idéal ciné, 1979
TEXTE 4 : mise en scène de
Braunschweig
« On n’est
pas dans le décorum du pouvoir. On est dans les espaces cachés du pouvoir,
les chambres et les anti- chambres où se trament les complots et se prennent
les décisions, où s’exercent les influences et les pressions. J’ai imaginé
un lieu à la fois concret et stylisé qui peut évoquer les lieux de décision
des grandes puissances, avec une immense table de réunionemblématique. Et des
portes qui s’ouvrent et se referment sur leurs secrets, avec tout ce que ça
comporte de fantasmatique. Une sorte de labyrinthe de portes qui double
l’espace politique concret d’une dimension psychique, trouble, opaque... »
« La table,
les chaises, les portes, les fenêtres, la hauteur des murs aussi : les
comédiens sont d’embléeplongés dans l’univers concret d’un pouvoir
contemporain, ils ont moins à s’inspirer des figures peintes de l’antiquité,
que des personnalités politiques d’aujourd’hui, les plus inquiétantes bien
sûr... »
TEXTES 5 et 6 : mise en scène de Martinelli
« La mécanique des coulisses de la politique met en jeu des
parcours multiples, des retournements successifs, des jeux d’alliance
changeants et instables, et les protagonistes sont tous inquiets de maintenir
qui leur influence, qui leur pouvoir. Par excellence le Palais demeure le lieu
de l’intranquillité. Nous voulons la rendre palpable, angoissante, Notes jetées avant les répétititions,
Martinelli. »
Un théâtre rituel
pour le scénographe Gilles
Taschet
«
Jean-Louis ne voulait pas que l’on puisse deviner à l’avance d’où venaient
les acteurs. Un peu comme dans le théâtre antique grec, on sait que chaque
porte donne des indications au spectateur sur la provenance géographique des
personnages. Ici, tous les couloirs étaient obscurs, pour que l’on ne
s’attende pas à ce que les acteurs viennent d’un côté ou d’un autre.
Par ailleurs
la scénographie se construit principalement sur la scène qui tourne. Néron
avait une salle de banquet qui était tournante, qui permettait d’accompagner
le mouvement du Soleil pour qu’il soit toujours dans la lumière, quelle que
soit la position du Soleil. Cette invention fait le lien entre l’idée de
pouvoir absolu et la mécanique qui met en scène ce pouvoir. On peut [aussi
parfois] voir un acteur de dos, puis quelque seconde plus tard, il est de
profil. Le regard des spectateurs sur les acteurs change. La scène qui tourne
a plusieurs vertus : elle permet de créer quelque chose de l’inconfort pour
les acteurs, un rapide déséquilibre. Çacrée des petites choses complètementaléatoires.
L’acteur faisait quelque chose qui lui échappait, ça participait à cette
volonté qu’on avait de créer de la tension au niveau des corps et du danger,
omniprésent car nous sommes dans des conflits d’une violence extrême.
On retrouve
le bassin central dans toutes les mises en scène de Racine qu’on a faite, un
élément qui permet de laver ce qui vient de se passer entre chaque acte. On y
faisait tomber une sorte de pluie très violente, comme un orage. Ça avait un
son trèsspécifique. C’est aussi un lieu d’ablutions pour les acteurs. Ils
viennent prendre de l’eau avec leurs mains, la déposer sur le front, comme on
voit Britannicus le faire. C’est quelque chose qui est proche du rituel du
théâtre antique grec. Ça prend en charge quelque chose de très concret et
très sensuel : l’apaisement des passions physiques avec l’eau et en même
temps, une sorte de symbolique de renaissance après chaque acte pour
régénérer les personnages. »
Propos
recueillis le 12 juin 2017.
TEXTE 7 mise en scène de Bézu
« L’espace
classique : lisse comme une tragédie de Racine. L’antichambre, le palais.
Angles droits. Espace connu où se déploie la seule parole. Écrin pour
l’alexandrin. Selon les esthétiques (d’aujourd’hui) et les metteurs en scène,
les corps plus ou moins vivent et bougent. Pointe extrême, Duras : “Dans la
Bérénice de Grüber qui était presque immobile, j’ai regretté l’amorce des
mouvements, çaéloignait la parole.” Classicisme qui tait son nom. Or le texte
racinien est un texte en tension (Britannicus certes n’est pas Bérénice :
Britannicus, donc, plus que Bérénice). Philip Butler, dans un livre à sa
manière provocateur, en a montré les aspects baroques. On peut toujours les
dire internes à la parole et juste voués à ce qu’on les fasse entendre, sans
jamais montrer. Sans montrer autre chose que l’espace lisse, aux arêtes qui
fixent le regard. C’est prendre le classicisme pour une donnée de
l’éternité. C’est oublier qu’il n’est qu’un moment pris dans l’histoire des formes,
une suspension entre deux tourmentes : la tourmente baroque, la tourmente
romantique. Si Racine ne peut connaître la seconde, il connaît la première,
d’où procède son théâtre. Si l’on donne, donc, la pièce classique pour ce
qu’elle est, un moment non éternel dans l’histoire des formes, on peut faire
rêver à ce qu’elle croit annuler alors qu’elle ne fait que le récuser, que
l’occulter. Dénégation : je ne suis pas baroque ! La question est simplement
(!) de savoir jusqu’où l’on va. Jusqu’où dans la torsion des corps. Jusqu’où
dans la mise en abyme du théâtre. Jusqu’où dans la représentation de
l’espace “étroit, tortueux, sombre de la pièce. Un espace qui, “avec ses
portes fermées, ses chambres, ses secrets, ses intrigues, s’accorde
parfaitement avec les ‘replis’ des âmes.” Jusqu’où, alors, dans la plongée
dans la psyché baroque de Néron – vouée au ‘change’ et aux revirements,
inconnue de lui-même. C’est bien de lui qu’il s’agit : l’espace où se meut la
pièce est le labyrinthe d’une âme saisie entre deux vertiges – celui de la
découverte de l’amour, celui de la découverte du crime. Bien plus : c’est une
psychomachie où deux forces contraires se disputent une âme. Elles ont
figures de Burrhus et de Narcisse, qui intriguent dans les plis du labyrinthe.
Il y a une autre figure : c’est Agrippine. Il ne pourra s’en défaire – et
même s’il la tue : car s’il est né d’elle, il n’est pas sorti d’elle, et
aussi, bien sûr, elle est en lui. Inextricable labyrinthe. Sans issue visible.
»
Joseph
Danan, dossier de presse du spectacle de Bézu
TEXTE 8 mise en scène de Brigitte
Jaques-Wajeman
« Il aurait
été tentant de présenter l’action dans un palais à la Saddam Hussein, par
exemple, mais j’ai refusé. Ni la pompe antique, ni les apparats du
xviiesiècle ne semblent mieux convenir à cette méditation. Avec Emmanuel
Peduzzi nous avons opté pour un espace nu qui souligne le mystère, la part
obscure de Néron. Le monstre naît. Il ne demande que deux heures pour aller
jusqu’au crime. Racine ose faire triompher le mal. Aucune idée de sublime
comme chez Corneille ne vient contrebalancer la noirceur des situations. Il
touche à la part obscure de l’être, sa part maudite. Peut-être la nôtre ?
Une telle tragédie demande un traitement moderne. Ce n’est pas le pouvoir
politique que les personnages désirent, c’est le pouvoir sur l’autre, de
persécution, d’avilissement, d’anéantissement (Propos recueillis par Marion
Thébaud, « Brigitte Jaques : Racine a inventé l’angoisse au théâtre », Le
Figaro du
19 janvier
2004) 
« L’espace
de jeu est essentiel dans la préparation d’un spectacle et peut-être plus
encore dans la tragédie classique où tout se déroule dans un lieu unique.
Pour Britannicus, Racine dit seulement “La scène est à Rome, dans une chambre
du palais de Néron.” Au metteur en scène de dire quelles sont les résonances
qu’elle y prépare.
Bien qu’on y
parle constamment du pouvoir de l’Empereur, qu’on y évoque à plusieurs
reprises la pompe éblouissante de la cour, jamais Racine ne nous les fait voir
dans leur plein éclat. Au contraire, tout se déroule dans un lieu unique et
secret, mental et concret, clos et ouvert, soit l’antichambre qui conduit à
l’appartement personnel de l’Empereur. On peut y accéder de l’extérieur comme
de l’intérieur du palais, mais peu de gens y sont admis : la famille, les
intimes, amis et conseillers – le premier cercle en somme.
Ce lieu où
s’échangent les confidences les plus intimes, jusqu’à l’impudeur, où
s’accomplissent également des actions “monstrueuses”, ne figure pas tant les
coulisses du pouvoir – ce serait trop banal – que l’envers du décor. [...] Car
le théâtre de Britannicus n’est pas tant le lieu des complots et des
trahisons que le laboratoire très secret, très sombre, où se révèlent et
se vivent des désirs douloureux et contradictoires, où l’amour et la haine
s’exaspèrent jusqu’à devenir indistincts, où l’on comprend que nul n’est
maître du jeu. Et surtout pas Néron : le Maître du monde est un jeune homme
seul, qui a peur et qui ne se connaît pas ; un monstre dormait en lui, il
aurait pu ne jamais s’éveiller. [...] Ce n’est pas le pouvoir politique que
les personnages désirent, c’est le pouvoir sur l’autre, je veux dire sur le
même, le pouvoir de persécution, d’avilissement, d’anéantissement.
C’est cela
qui les conduit au pire. C’est la rencontre terrifiante et pitoyable du pouvoir
illimité (ce sont les maîtres du monde) et de la perversion qui crée une
telle sidération, une telle angoisse dans la pièce la plus noire de Racine.
[...]
“Le ventre
est encore fécond d’où est sortie la bête immonde.”
Ce pourrait
être la conclusion de la pièce. »
B.
Jaques-Wajeman, texte de présentation du spectacle, extrait du Journal du
Théâtre, janvier 2004, p. 9.
« Nous
l’appelions la “pieuvre” ou l’alien, explique le scénographe Emmanuel Peduzzi,
composé de lambeaux de plastique rouge descendus des cintres, il se
déplaçait dans l’espace comme un personnage, il pouvait représentermétaphorique-
ment une sorte de cordon ombilical. Cela renvoie au caractère malsain et
pervers de leur relation. Cet élément central accompagnait l’action, comme
une palpitation, lui donnait un rythme. »