« On n’est
pas dans le décorum du pouvoir. On est dans les espaces cachés du pouvoir,
les chambres et les anti- chambres où se trament les complots et se prennent
les décisions, où s’exercent les influences et les pressions. J’ai imaginé
un lieu à la fois concret et stylisé qui peut évoquer les lieux de décision
des grandes puissances, avec une immense table de réunion emblématique. Et des
portes qui s’ouvrent et se referment sur leurs secrets, avec tout ce que ça
comporte de fantasmatique. Une sorte de labyrinthe de portes qui double
l’espace politique concret d’une dimension psychique, trouble, opaque... »
« La table,
les chaises, les portes, les fenêtres, la hauteur des murs aussi : les
comédiens sont d’emblée plongés dans l’univers concret d’un pouvoir
contemporain, ils ont moins à s’inspirer des figures peintes de l’antiquité,
que des personnalités politiques d’aujourd’hui, les plus inquiétantes bien
sûr... »
DES LIEUX TOUT PLEINS DE SA PUISSANCE » (II, 6) : SCÉNOGRAPHIE DU POUVOIR
Autour de la table. La didascalie de la tragédie de Racine, respectant en cela la règle des trois unités qui préconise notamment que l’action ne se déroule qu’en un seul lieu, indique que « la scène est à Rome, dans une chambre du palais de Néron » (c’est-à-dire en vérité l’anti-chambre, pièce où il reçoit ses visiteurs). La scénographie aurait pu opter pour le classique « palais à volonté » des tragédies : un décor unique qui figure le pouvoir et qui permet au spectateur de se concentrer sur le théâtre de la parole, s’énonçant avec noblesse dans l’alexandrin.
Stéphane Braunschweig a au contraire fait le choix d’un scénographie d’apparence simple et épurée, mais en vérité d’une complexité qui permet de mettre en scène es ambivalences de la pièce. Le décor est en effet fortement architecturé mais fondé sur une série de dualités : il est à la fois rigide et modulable, concret et abstrait, fermé et ouvert. Une fois l’exposition passée, la grande porte blanche qui fermait la scène laisse place à ce qu’elle occultait : une large table ovale entourée de chaises dont la facture moderne évoque d’emblée une table de conseil des ministres ou de conseil d’administration. La sobriété, le minimalisme du décor renvoie à l’idée d’une certaine froideur du lieu où s’exerce le pouvoir, lieu d’habitude éloigné des regards et auquel le théâtre nous donne accès : « Le sujet de Britannicus, c’est tout ce qu’on ne voit pas. Je n’ai pas cherché à ce que l’espace soit vraiment réaliste, mais à ce qu’il puisse évoquer un lieu de pouvoir moderne, réel, où se tiennent des discussions auxquelles le peuple n’a pas accès et où se prennent des décisions. Ce dont parle la pièce, ce sont des enjeux politiques très concrets. J’ai pensé aux grandes tables de réunion de l’Élysée, de la Maison-Blanche ou du Kremlin... » (entretien avec Anne-Françoise Benhamou).
C’est autour de cette table que se font entendre les avis des conseillers (Burrhus, le serviteur de l’État, aveugle d’abord aux manipulations de Néron, Narcisse qui feint de servir Néron pour ne servir en vérité que lui-même), c’est autour d’elle que se jouent les luttes de pouvoir qui se font entendre dans la tragédie à travers de grands affrontements rhétoriques (dialogue d’Agrippine et de Burrhus à l’acte I, scène 2, dialogue d’Agrippine et de Néron à l’acte IV scène 2 qui commence par l’une des rares didascalies du texte « s’asseyant »).
S’y asseoir c’est rêver de conserver ou de conquérir le pouvoir : l’ambition de Narcisse le fait s’asseoir un très bref instant sur sa chaise centrale, à l’insu de tous.De l’espace politique à l’espace psychique.Cette table est entourée de fenêtres et de portes, dans un jeu entre le clos et l’ouvert.
La lumière du jour filtre par les fenêtres, articulant l’extérieur et l’intérieur : à l’extérieur, le peuple de Rome dont l’opinion compte pour Néron comme pour son entourage et qui, s’il est absent de la scène, n’en est pas pour autant passif (cf. le lynchage final de Narcisse par la foule). Les fenêtres et les portes composent une scénographie où la question du regard et de l’écoute est centrale : le regard qu’on pose sur le peuple depuis les fenêtres, le regard d’Agrippine, empêché par les portes qui la séparent de son fils, l’écoute de Néron qui, derrière une porte, peut entendre sans être vu. L’intérieur du palais est offert au regard du spectateur dans un jeu de maintien et d’abolition du quatrième mur : les entrées par l’orchestre (entrée en scène de Britannicus et Narcisse à l’acte III, scène 3) nouent pour un instant de façon vivante le lien entre la salle et la scène de sorte que les spectateurs deviennent fictivement ce peuple pour la faveur duquel tous les stratagèmes politiques sont permis.Ce décor, notamment à partir de l’acte II, scène 2, quand le lointain se découvre et que les portes fermées et ouvertes se mutliplient, figure également un espace plus psychique, où circulent les pensées, les désirs, voire les pulsions de ce tyran en devenir qu’est Néron.
Stéphane Braunschweig dit avoir été influencé par la série House of Cards lorsqu’il travaillait sur la mise en scène de Britannicus. Il souligne en outre le caractère très cinématographique de la table, objet central de films célèbres qui posent la question du pouvoir et de son exercice. Cette « cinégénie » de l’objet est particulièrement bien saisie par la captation de la pièce par Don Kent.
https://www.comedie-francaise.fr/www/comedie/media/image/ressources-numeriques/britannicus-dossier-pedagogique-pathelive-2018.pdf