L'histoire racontée par François Bégaudeau, l'auteur:
l y eut peut-être un temps où Paul fut heureux, et heureux les amis qu’il s’honora de rassembler au tour de sa piscine. Il y eut peut-être une épouse et deux filles et un chien. Peut-être un âge d’or, de prospérité,d’affaires conclues, de nuits de poker enfumées, de revers liftés. De cet âge les corps se souviennent. Ils se souviennent de ce qui peut-être n’a pas eu lieu mais assurément n’est plus.
D’hier ils savent au moins ceci qu’il dissemble d’aujourd’hui. Aujourd’hui ils font du sport. Ils mangent léger pour s’affiner.Quadragénaires, ils sont minces comme ils ne se sont jamais soucié de l’être au temps si lointain qu’incertain de leur plénitude. La plénitude se fiche bien de l’entretien - est venu leur dire Paul. Paul est venu leur dire qu’une grâce entretenue est perdue. Que la vraie santé se moque de la santé. La vraie santé s’accroupit pour boire aux ruisseaux
.Mais qui est Paul pour prétendre s’arrimer aux loutres ? Pour ainsi se distinguer de ceux qui, dans un passé plus ou moins effectif, furent ses semblables ? Qui est-il pour leur parler comme ça ? Paul parle bizarrement. Il parle des milliers d’années dont se souvient une pierre. Il parle du vent qui à nous porter suffit. Il parle d’affronter les fauves à mains nues. Il parle de restaurer la cruauté. Il parle d’honorer le soleil en pensée. Il parle de rejoindre sa femme dans la maison que chacun sait vide. Il parle de devenir un arbre.
On mécomprend sa langue, on s’en amuse puis s’en inquiète. Ce parler haut est suspect. Cette euphorie est la politesse d’une défaite. L’homme neuf dont il parle est un rêve de vieillard. Il a dû se passer quelque chose, quelque chose a dû arriver.Qu’est-ce qui nous est arrivé ?Les amis, ceux qui peut-être le furent et peinent à le demeurer, savent bien ce qui est arrivé, ou ne l’ignorent que parce qu’ils ont oeuvré à l’oublier. Ils préféreraient que ça n’ait pas eu lieu, qu’aucun chien n’ait été broyé par aucune voiture, que Paul soit inchangé et eux aussi. Dans le verbe déglingué de Paul,ils tâchent de ne pas entendre que quelque chose s’est cassé, que du temps a passé, que beaucoup de ce qui fut n’est plus. S’il y eut une épouse et des filles il n’y en a plus. S’il y eut un temps pour se nourrir de feuilles il est révolu. Aujourd’hui nous nous faisons livrer. Nous activons des objets qui nous désactivent. Nous sous-traitons la sauvagerie aux machines. Nous n’avons pas de désir mais des projets. Dans le reflet des piscines nos visages sont flous. Nous n’avons rien vu venir. Nous avons été pris par surprise, à peine nés que déjà éteints. Nous flottons, hagards et incrédules, dans le cauchemar bienheureux du temps.
Notes de mise en scène par Matthieu Cruciani
Une odyssée contemporaine
François Bégaudeau écrit dans Piscine(s) la chronique acidulée d’une société comme endormie. Nous y suivons Paul, Sarah, Suzanne, d’autres encore, qui voient passer les années, les fêtes, les anniversaires,se voyant vieillir et avancer dans la vie, d’apéritifs en siestes, de discussions en souvenirs, au bord d’une piscine. Avec ce motif narratif inquiétant et fantastique : plonger dans une piscine à une période de sa vie,en ressortir dans une autre. Recomposer le puzzle. Et de voir le monde autour de soi offrir ses variations,en nageant dans ses souvenirs.Tout commence par un homme en maillot de bain. Paul. Entouré d’amis réjouis, il inaugure sa piscine.On rit fort. On boit un verre. Puis deux. On manie du vent. On est parfaitement riches. Les vies sont des vacances. On a trop bu hier. Droit sous le soleil, puissant entre deux âges, cet homme s’épanouit dans sa villa auprès de Mélinda, son épouse, et ses deux filles qui jouent au tennis.Puis le temps s’accélère. Femme et filles semblent disparues de la photo de famille. Les amis restent, et s’interrogent. Les fêtes continuent à se succéder, avec une fièvre grandissante. Peu à peu les amis se font moins chaleureux. La mémoire revient, bribes par bribes, au fil des retrouvailles, au fil des piscines.L’enquête se mène. Sur Paul bien sûr, qui semble avoir trébuché, mais partant, et c’est le plus intéressant, sur soi-même. Sur le rôle que l’on a eu à jouer dans cette histoire. Collectivement aussi.Piscine(s) est un conte sur les temps présents, une sorte de mythologie moderne.C’est l’histoire d’une double chute. D’une société en dévissage, et de l’homme qui l’incarne le mieux.Cet homme est à la fois une version inédite d’Ulysse, un Faust bronzé au sourire impeccable,amnésique de son pacte, et un golden boy en chute libre.C’est l’histoire aussi de la beauté paradoxale de cette chute, de sa poésie, de sa drôlerie. Car comme toutes les chutes, elle est drôle et cruelle à la fois. Goya écrivait que les rêves de la raison accouchent de monstres, les rêves du capitalisme, du consumérisme, d’une humanité compétitrice aussi, donc.Piscine(s) met en scène l’un des plus étonnants de ces monstres contemporains. Et ce monstre de son temps, alors, de nous bouleverser, dans ce qu’il est totalement coupable, et totalement innocent. Idiot et savant à la fois. Et d’y reconnaître nos propres espoirs de pacotille. Nos abandons. Nos renoncements.Nos dénis et nos résistances mêlé