dimanche 22 mars 2020

La Cerisaie: La chambre des enfants: lieu de vie et de mort ( Article de la revue Agon)

La chambre des enfants : lieu de vie et de mort

1 Les actes I et IV se passent dans la chambre des enfants. Ce lieu semble avoir des effets particuliers sur les personnages.

2Il les attire comme une force centrifuge ; ils passent par là sans que l’on sache pourquoi. Mais il exerce aussi une force centripète : Lioubov ne peut rester en place, les sorties des uns et des autres sont constantes.

3Ce lieu provoque la rétrospection, réveille les souvenirs et invite à la confession (Lopakhine et Lioubov dans l’acte I ; Gaev dans l’acte IV : « Je m’en souviens, j’avais six ans… »). 

4Il fait rajeunir Lioubov qui se sent à nouveau « toute petite ». Strehler imagine, par exemple, une véritable régression dans l’enfance en faisant servir le souper improvisé dans de la dînette. Le personnage de Gaev mangeant des bonbons semble, quant à lui, à peine sorti de l’enfance. Il y retombe tout à fait en perdant la parole peu à peu, absorbé par le seul jeu du billard (infans : celui qui ne parle pas). 

5Ce lieu est vivant ; les personnages lui parlent, s’adressent aux objets ; Lioubov embrasse l’armoire (acte I), regarde les plafonds avec « avidité » et « tendresse » (acte IV). La scène des retrouvailles se joue plus avec la chambre qu’entre les personnages. 

6Dans cette chambre, Lioubov a l’espoir d’oublier son passé proche et de revivre le bonheur d’antan. Par la fenêtre, elle contemple la cerisaie, son enfance et sa pureté, et voit sa mère apparaître. Mais très vite, la situation se renverse : Lioubov n’est plus cette heureuse enfant, mais une mère endeuillée.

7Pourquoi en effet appeler encore cette chambre « la chambre des enfants » alors qu’il n’y a plus aucun enfant dans la maison ? Ania est une jeune fille, le petit Gricha est mort à l’âge de sept ans. La chambre est le lieu d’un double deuil impossible : celui de l’enfance de Lioubov et Gaev, du passé, et celui de l’enfant Gricha. « Moi je suis née ici, c’est ici qu’ont vécu mon père et ma mère […] Je ne comprends pas ma vie sans la cerisaie […] Mon fils s’est noyé ici » (acte III).

8Ce deuil est peut-être en partie celui du couple Knipper-Tchekhov. Tchekhov a épousé Olga en 1901, mais sa tuberculose pulmonaire s’aggrave et l’oblige à s’isoler à Ialta alors que l’actrice reste travailler à Moscou. Le déchirement et la culpabilité provoqués par cette situation sont peut-être transposés dans la relation de Lioubov avec son amant malade. Deux mois après que Tchekhov a eu l’idée de La Cerisaie, alors qu’il n’a pas encore commencé à écrire, Olga fait une fausse-couche. Deuil et désir d’enfant traversent leur correspondance (Correspondance avec Olga 1899-1904, trad. Monica Constandache, Albin Michel, Paris, 1991) pendant plusieurs mois, renforçant le chagrin d’être séparés à cause de la maladie :
Olga Knipper-Tchekhova à Tchekhov. Pétersbourg, le 4 avril 1902
le 4 avril au soir
Moi, mon cœur, je suis toujours au lit à passer des mauvais quarts d’heure. J’ai follement envie d’être auprès de toi, je me languis de ta douceur, de tes caresses. Depuis hier j’ai des douleurs du côté gauche de l’abdomen, des douleurs fortes dues à l’inflammation de l’ovaire, et c’est peut-être cela qui a provoqué la fausse couche. Affreux !
Je ne sais pas quand on me laissera partir. Il faut que je me repose bien, puisque ensuite je me ferai cahoter durant presque trois jours de voyage. Tu vas tout comprendre et n’auras pas à t’inquiéter. Tu es brave. Il n’y a aucun danger mais il faut faire attention, sinon je risque de me trouver mal par la suite.
Toute la troupe est comme une famille unique. Le docteur passe tous les jours. La sage-femme est à mes côtés jour et nuit, elle est excellente, jeune. Je parle beaucoup de toi. Je pense qu’on me laissera sortir vendredi. Tu accueillera une épouse couverte de honte. Je me suis mise dans une vilaine posture ! Et comme je regrette le petit Pamphile ! Je t’embrasse fort, fort. Tu m’es devenu encore plus proche, mon homme en or.
Ton petit chien
Je ne peux me retenir de t’écrire la boutade de Moskvine au sujet de ce qui s’est passé : « Notre première actrice s’est déshonorée : un enfant d’un tel homme, et elle n’a pas su le garder. » Imagine-toi avec ça sa trogne sérieuse.
Toute la troupe est affligée d’une telle issue.
Tchekhov à Olga Knipper-Tchekhova
Yalta, le 14 décembre 1902
Mon cœur, mon gringalet, mon petit chien, tu auras des enfants sans faute, les médecins le disent. Il faut seulement que tu récupères complètement. Tout est en bon état chez toi, sois tranquille, ce qui te manque, c’est un mari qui vive avec toi l’année durant. Mais moi, quoi qu’il advienne, je trouverai bien un moyen et je ne décollerai pas de tes côtés pendant une année entière : il te naîtra un petit garçon qui cassera la vaisselle et tirera ton basset par la queue, et toi tu le regarderas et te réjouiras.
Hier je me suis lavé les cheveux et j’ai dû prendre un peu froid, car aujourd’hui je ne peux pas travailler, j’ai mal à la tête. Hier je suis allé en ville pour la première fois, il règne un ennui terrible, dans les rues on ne croise que des faces de rat, pas une jolie femme, pas une seule bien habillée.
Je t’écrirai quand je me mets à La Cerisaie, petit chien. En attendant je travaille à un récit assez peu intéressant, pour moi du moins ; il m’ennuie.
A Yalta la terre est couverte d’herbe verte. Quand il n’y a pas de neige, c’est beau à regarder.
Eh bien, ma petite lumière, Dieu soit avec toi, sois sage, ne broie pas du noir, ne t’ennuie pas et pense plus souvent à ton époux légitime.Vois-tu, au fond, personne en ce monde ne t’aime plus comme moi, et en dehors de moi, tu n’as personne. Tu dois te le rappeler et te le tenir pour dit.
Je t’embrasse mille fois.
Ton A.
9 G. Banu raconte que dans La Cerisaie de Lucian Pintilié (Washington, 1988), comme dans le film de Nikita Mikhalkov Partition inachevée pour piano mécanique, un petit garçon, double fantomatique de Gricha, errait sur scène. Chez Karge et Langhoff, un petit mannequin se dressait au milieu du salon ; la famille cohabitait avec l’enfant noyé dans la rivière. Anatoli Efros (Moscou, 1975) fit, quant à lui, déambuler les personnages sous des photos de famille parmi des pierres tombales. A l’inverse, Peter Zadek introduisit des enfants déchaînés, capricieux, lors de la fête du III acte…

Pour citer ce document

, «La chambre des enfants : lieu de vie et de mort», Agôn [En ligne], Recherches dramaturgiques sur La Cerisaie, Extraits du dossier dramaturgique, Théâtre et dramaturgie, Enquêtes, Dramaturgie des arts de la scène, mis à jour le : 28/04/2009, URL : http://agon.ens-lyon.fr/index.php?id=834.