dimanche 22 mars 2020

la Cerisaie de Giorgio Strehler: une vision blanche


La vision blanche de Giorgio Strehler


Un espace de jeu : Georgio Strehler et son scénographe Damiani : pas chercher à donner l’illusion d’un espace réel, mais laisse apparaître la matérialité de la salle de théâtre. Aire de jeu délimité sur le sol par un grand drap blanc, posé sur un plancher à larges lattes de bois.
Espace de la chambre très simplement dessiné dans l’espace  scénique: seuls les objets permettent de caractériser cet espace comme étant une chambre d’enfant : a l’avant-scène deux pupitres d’écoliers à jardin, une petite table de dînette avec deux chaises à cour et au lointain à cour la fameuse armoire qui jour=e un rôle si important dans le premier acte : à l’intérieur des quantités de jouets s’en déversent : l’enfance et le souvenir se matérialise sur le plateau.

La Cerisaie entre présence concrète et présence abstraite
Pas réaliste. Présence poétique : un grand drap blanc recouvert de feuilles mortes qui surplombe la salle et le plateau :
« La cerisaie réelle devient imaginaire à force d’être citée, d’être admirée, d’être aimée ; et Strehler, tout d’abord, veut montrer cet effet-là. Il ya une intériorisation du verger autant qu’une abstraction, ce qui finit par l’assimiler à une réalité vivante sensible aux frissons des humains. Cette analyse conduit Strehler et Damiani, non pas à représenter la cerisaie, mais à matérialiser sa présence effective et mentale grâce à l’immense voile accroché aux cintres et qui se prolonge jusqu’a la salle. Des feuilles mortes la recouvrent. A l’aide d’un système artisanal, des machinistes font bouger le voile qui, par ses mouvements d’intensité variable, enregistre les états d’a^me des personnages ;: le verger sert de véritable caisse de résonance. Et cet écho nous incorpore nous aussi, comme si scène et salle confondues subissaient également la fascination de la cerisaie dont les feuilles se répandent parmi les spectateurs et les personnages. » George Banu, spécialiste de Tchékhov

« Un jardin entièrement blanc …il neige »
Unité de ton : le blanc, inspiré de la lettre de Tchekhov à Stanislavski que j’ai déjà citée.

Tchekhov écrit lui-même dans une lettre : «  Dans ma tête elle est toute prête ( parlant de la pièce). Elle s’appelle La Cerisaie, en quatre actes, au premier acte, on voit des cerisiers en fleurs par la fenêtre, un jardin entièrement blanc. Et des dames en robes en blanche. »

Les personnages féminins semblent en harmonie avec le paysage. Ils évoquent aussi des sortes de fantômes blancs. Lioubov p 31 y voir marcher le fantôme de sa propre mère : «  Regardez, notre pauvre maman qui marche dans la cerisaie… en robe blanche ! ( elle rit de joie) c’est elle. »

Costumes blancs, sol blanc,vole blanc suspendu, draps blancs sur certains meubles, objets de bois blanc ou peints en blanc. Unité chromatique qui illumine la pièce, la déréalise tout en créant un réseau de significations très riche. Blanc couleur de l’innocence, de la légèreté et du deuil dans certaines cultures,

La Cerisaie comme un poème pour Strehler.
Ex de travail symbolique de Strehler : » c’est assise au pupitre d’écolier que Lioubov va se rappeler la noyade de son fils Gricha. Et c’est sur ce même pupitre, pareil à un cercueil d’enfant, que va frapper doucement Petia ( Trofimov) pour annoncer son entrée tandis qu’un landau noir- autre signe de mort- traversera le plateau à toute allure avant que Lioubov le retienne de toutes ses forces. » George Banu



 Dans ses « Notes sur La Cerisaie », le grand metteur en scène italien Giorgio Strehler re­marquait que les pièces de Tchékhov se situent sur trois plans de référence super­posés, qu’il appelle : «les trois boîtes chinoises». La première est celle du récit, composé d’événements et de person­nages vraisemblables. La se­conde boîte est celle de l’Histoire : les personnages vivent dans une histoire qui change et dont ils sont les témoins conscients ou non. Enfin, la troisième boîte est celle de la vie, de l’aventure humaine. Cette troisième boîte ouvre la représen­tation « sur le versant symbolique et métaphysico-allusif ». La responsabilité artistique de la mise en scène est de rendre présent ces trois plans. Voilà l’horizon à atteindre.

 En réalité, nous sommes en train de nous rendre compte aujourd’hui qu’il faut tenter de représenter Tchekhov non pas sur le modèle de Stanislavski (et ce fut notre tâche que de conquérir cette dimension), mais dans une autre perspective : plus universelle et symbolique, plus ouverte à des sollicitations fantastiques ; avec le risque terrible de retomber dans une sorte d’abstraction passe-partout, d’ôter toute signification à la réalité plastique de Tchekhov, c’est-à-dire aux choses, que sont les pièces, les tables, les chaises, les fenêtres : choses et surtout histoire. (…) Or, le problème de Tchekhov est toujours celui que j’appelle des « trois boîtes chinoises ».


Il y a trois boîtes : l’une dans l’autre, encastrées, la dernière contient l’avant-dernière, l’avant-dernière la première.
La première boîte est celle du « vrai » (du vrai possible qui, au théâtre, est le maximum du vrai), et le récit est humainement intéressant. Il est faux de dire, par exemple, que La Cerisaie n’a pas d’intrigue « amusante ». Elle est, au contraire, pleine de coups de théâtre, d’événements, de trouvailles, d’atmosphères, de caractères qui changent. C’est une histoire humaine très belle, une aventure humaine émouvante. Dans cette première boîte, on raconte l’histoire de la famille de Gaev et de Lioubov et d’autres personnages. Et c’est une histoire vraie, qui se situe certes dans l’Histoire, dans la vie en général, mais son intérêt réside justement dans la façon de montrer comment vivent réellement les personnages, et où ils vivent. C’est une interprétation-vision « réaliste » semblable à une excellente reconstitution, comme on pourrait la tenter dans un film d’atmosphère.
La deuxième boîte est en revanche la boîte de l’Histoire. Ici, l’aventure de la famille est entièrement vue sous l’angle de l’Histoire, qui n’est pas absente de la première boîte, mais en constitue l’arrière-fond lointain, la trace presque invisible. L’Histoire n’y est pas seulement « vestiaire » ou « objet » : c’est le but du récit. Ce qui intéresse le plus ici, c’est le mouvement des classes sociales dans leur rapport dialectique. La modification des caractères et des choses en tant que transferts de propriété. (…) Ici, les pièces, objets, vêtements, gestes, tout en gardant leur caractère vraisemblable, sont comme un peu « déplacés », ils sont « distancés » dans le discours et la perspective de l’Histoire. Sans aucun doute la seconde boîte contient la première, mais c’est justement pourquoi elle est plus grande. Les deux boîtes se complètent.
La troisième boîte enfin est la boîte de la vie. La grande boîte de l’aventure humaine ; de l’homme qui naît, grandit, vit, aime, n’aime pas, gagne, perd, comprend, ne comprend pas, passe, meurt. C’est une parabole « éternelle » (pour autant que puisse être éternel le bref passage de l’homme sur la terre). Et là les personnages sont envisagés encore dans la vérité d’un récit, dans la réalité d’une histoire « politique » qui bouge, mais aussi dans une dimension quasi « métaphysique », dans une sorte de parabole sur le destin de l’homme. (…)
Cette dernière boîte amène la représentation sur le versant symbolique et « métaphysico-allusif » – je ne peux trouver le mot exact. Elle se purifie d’une grande partie de l’anecdote, se hausse à un autre niveau, vole très haut. […]
Une représentation « juste » devrait nous donner sur scène les trois perspectives réunies, tantôt en nous laissant mieux percevoir le mouvement d’un cœur ou d’une main, tantôt en faisant passer l’Histoire devant nos yeux, tantôt en nous posant une question sur le destin de notre humanité qui naît et doit vieillir et mourir, malgré tout le reste, Marx inclus. Un décor « juste » devrait être capable de vibrer comme une lumière qui frémit à cette triple sollicitation…
Giorgio Strehler, Un Théâtre pour la vie, Fayard, 1980, p. 311-314.