La vision blanche de
Giorgio Strehler
Un espace de jeu :
Georgio Strehler et son scénographe Damiani : pas chercher à donner
l’illusion d’un espace réel, mais laisse apparaître la matérialité de la salle
de théâtre. Aire de jeu délimité sur le sol par un grand drap blanc, posé sur
un plancher à larges lattes de bois.
Espace de la chambre très simplement dessiné dans
l’espace scénique: seuls les objets permettent de caractériser cet espace
comme étant une chambre d’enfant : a l’avant-scène deux pupitres
d’écoliers à jardin, une petite table de dînette avec deux chaises à cour et au
lointain à cour la fameuse armoire qui jour=e un rôle si important dans le
premier acte : à l’intérieur des quantités de jouets s’en déversent :
l’enfance et le souvenir se matérialise sur le plateau.
La Cerisaie entre
présence concrète et présence abstraite
Pas réaliste. Présence poétique : un grand drap blanc
recouvert de feuilles mortes qui surplombe la salle et le plateau :
« La cerisaie réelle devient imaginaire à force d’être
citée, d’être admirée, d’être aimée ; et Strehler, tout d’abord, veut
montrer cet effet-là. Il ya une intériorisation du verger autant qu’une
abstraction, ce qui finit par l’assimiler à une réalité vivante sensible aux
frissons des humains. Cette analyse conduit Strehler et Damiani, non pas à
représenter la cerisaie, mais à matérialiser sa présence effective et mentale
grâce à l’immense voile accroché aux cintres et qui se prolonge jusqu’a la
salle. Des feuilles mortes la recouvrent. A l’aide d’un système artisanal, des
machinistes font bouger le voile qui, par ses mouvements d’intensité variable,
enregistre les états d’a^me des personnages ;: le verger sert de véritable
caisse de résonance. Et cet écho nous incorpore nous aussi, comme si scène et
salle confondues subissaient également la fascination de la cerisaie dont les
feuilles se répandent parmi les spectateurs et les personnages. » George
Banu, spécialiste de Tchékhov
« Un jardin entièrement blanc …il neige »
Unité de ton : le blanc, inspiré de la lettre de Tchekhov
à Stanislavski que j’ai déjà citée.
Tchekhov écrit lui-même dans une lettre : « Dans
ma tête elle est toute prête ( parlant de la pièce). Elle s’appelle La Cerisaie,
en quatre actes, au premier acte, on voit des cerisiers en fleurs par la
fenêtre, un jardin entièrement blanc. Et des dames en robes en blanche. »
Les personnages féminins semblent en harmonie avec le
paysage. Ils évoquent aussi des sortes de fantômes blancs. Lioubov p 31 y voir
marcher le fantôme de sa propre mère : « Regardez, notre pauvre
maman qui marche dans la cerisaie… en robe blanche ! ( elle rit de joie)
c’est elle. »
Costumes blancs,
sol blanc,vole blanc suspendu, draps blancs sur certains meubles, objets de
bois blanc ou peints en blanc. Unité chromatique qui illumine la pièce, la
déréalise tout en créant un réseau de significations très riche. Blanc couleur
de l’innocence, de la légèreté et du deuil dans certaines cultures,
La Cerisaie comme un poème pour
Strehler.
Ex de
travail symbolique de Strehler : » c’est assise au pupitre d’écolier
que Lioubov va se rappeler la noyade de son fils Gricha. Et c’est sur ce même
pupitre, pareil à un cercueil d’enfant, que va frapper doucement Petia (
Trofimov) pour annoncer son entrée tandis qu’un landau noir- autre signe de
mort- traversera le plateau à toute allure avant que Lioubov le retienne de
toutes ses forces. » George Banu
Dans ses « Notes sur La Cerisaie », le grand metteur en scène italien Giorgio Strehler
remarquait que les pièces de Tchékhov se situent sur trois plans de
référence superposés, qu’il appelle : «les trois boîtes chinoises». La
première est celle du récit, composé d’événements et de personnages vraisemblables. La seconde boîte est celle de l’Histoire
: les personnages vivent dans une histoire qui change et dont ils sont
les témoins conscients ou non. Enfin, la troisième boîte est celle de la
vie, de l’aventure humaine. Cette troisième boîte
ouvre la représentation « sur le versant symbolique et
métaphysico-allusif ». La responsabilité artistique de la mise en scène
est de rendre présent ces trois plans. Voilà l’horizon à atteindre.
En réalité, nous sommes en train de nous rendre compte aujourd’hui qu’il
faut tenter de représenter Tchekhov non pas sur le modèle de
Stanislavski (et ce fut notre tâche que de conquérir cette dimension),
mais dans une autre perspective : plus universelle et symbolique, plus
ouverte à des sollicitations fantastiques ; avec le risque terrible de
retomber dans une sorte d’abstraction passe-partout, d’ôter toute
signification à la réalité plastique de Tchekhov, c’est-à-dire aux
choses, que sont les pièces, les tables, les chaises, les fenêtres :
choses et surtout histoire. (…) Or, le problème de Tchekhov est toujours
celui que j’appelle des « trois boîtes chinoises ».
Il y a trois boîtes : l’une dans l’autre, encastrées, la dernière contient l’avant-dernière, l’avant-dernière la première.
La première boîte est celle du « vrai » (du vrai possible qui, au théâtre, est le maximum du vrai), et le récit est humainement intéressant. Il est faux de dire, par exemple, que La Cerisaie
n’a pas d’intrigue « amusante ». Elle est, au contraire, pleine de
coups de théâtre, d’événements, de trouvailles, d’atmosphères, de
caractères qui changent. C’est une histoire humaine très belle, une
aventure humaine émouvante. Dans cette première boîte, on raconte
l’histoire de la famille de Gaev et de Lioubov et d’autres personnages.
Et c’est une histoire vraie, qui se situe certes dans
l’Histoire, dans la vie en général, mais son intérêt réside justement
dans la façon de montrer comment vivent réellement les personnages, et où ils vivent. C’est une interprétation-vision « réaliste » semblable à une excellente reconstitution, comme on pourrait la tenter dans un film d’atmosphère.
La deuxième boîte est en revanche la boîte de l’Histoire.
Ici, l’aventure de la famille est entièrement vue sous l’angle de
l’Histoire, qui n’est pas absente de la première boîte, mais en
constitue l’arrière-fond lointain, la trace presque invisible.
L’Histoire n’y est pas seulement « vestiaire » ou « objet » : c’est le
but du récit. Ce qui intéresse le plus ici, c’est le mouvement des classes sociales dans leur rapport dialectique.
La modification des caractères et des choses en tant que transferts de
propriété. (…) Ici, les pièces, objets, vêtements, gestes, tout en
gardant leur caractère vraisemblable, sont comme un peu « déplacés », ils sont « distancés » dans le discours et la perspective de l’Histoire.
Sans aucun doute la seconde boîte contient la première, mais c’est
justement pourquoi elle est plus grande. Les deux boîtes se complètent.
La troisième boîte enfin est la boîte de la vie.
La grande boîte de l’aventure humaine ; de l’homme qui naît, grandit,
vit, aime, n’aime pas, gagne, perd, comprend, ne comprend pas, passe,
meurt. C’est une parabole « éternelle » (pour autant
que puisse être éternel le bref passage de l’homme sur la terre). Et là
les personnages sont envisagés encore dans la vérité d’un récit, dans la
réalité d’une histoire « politique » qui bouge, mais aussi dans une
dimension quasi « métaphysique », dans une sorte de parabole sur le destin de l’homme. (…)
Cette dernière boîte amène la
représentation sur le versant symbolique et « métaphysico-allusif » – je
ne peux trouver le mot exact. Elle se purifie d’une grande partie de l’anecdote, se hausse à un autre niveau, vole très haut. […]
Une représentation « juste » devrait nous
donner sur scène les trois perspectives réunies, tantôt en nous laissant
mieux percevoir le mouvement d’un cœur ou d’une main, tantôt en faisant
passer l’Histoire devant nos yeux, tantôt en nous posant une question
sur le destin de notre humanité qui naît et doit vieillir et mourir,
malgré tout le reste, Marx inclus. Un décor « juste » devrait être
capable de vibrer comme une lumière qui frémit à cette triple
sollicitation…
Giorgio Strehler, Un Théâtre pour la vie, Fayard, 1980, p. 311-314.