Voici un article intéressant de la revue Agon sur la question.
Charlotta et la magie
1
Essentielle dans l’acte III, la magie occupe une place singulière au sein de la construction dramatique de La Cerisaie.
Associée à la distraction ou au divertissement, symbolisés par le
dernier bal que donne Lioubov, comme un adieu à son ancienne vie, la
magie met au centre de l’attention la figure énigmatique de Charlotta.
Plus prestidigitatrice que magicienne, Charlotta est avant tout celle
qui manie ou plutôt manipule les objets.
2Son rôle
est essentiellement comique, rappelant un peu le rôle de « bouffon » du
roi des drames. Rappelons que Tchékhov lui-même désirait une actrice
capable d’incarner cette facette grotesque du personnage : « Raevskaïa
ne sera pas capable. Pour ça, il faut une actrice qui ait le sens de
l’humour. » « Charlotta, point d’interrogation. Bien sûr, on ne peut pas
la donner à Pomialova ; Mouratova sera bien, évidemment, mais elle ne
sera pas drôle. C’est un rôle pour Mme Knipper. »
3Les
hésitations autour de la distribution de ce rôle nous montrent en quoi
cette figure ne correspond pas aux « emplois » déterminés. Les
accessoires que Tchékhov lui donne la situe à mi-chemin entre la
féminité (le face-à-main et la robe blanche) et la masculinité (elle
porte une casquette d’homme et un fusil à l’acte II puis on dit d’elle à
l’acte III : « Dans la salle, une silhouette en haut-de-forme gris et
pantalon à carreaux agite les bras et fait des bonds »), sorte d’être
androgyne qui n’est pas caractérisable au premier abord. Elle est aussi
énigmatique que l’art qu’elle pratique. Son extrême maigreur renforce
son étrangeté tout comme sa généalogie fluctuante. « Quel âge
a-t-elle ? » « D’où vient-elle exactement ? » sont des questions
auxquelles elle ne sait pas répondre. Alors que le temps pèse de tout
son poids sur les autres personnages (Gaev ne cessant de rappeler son
âge, Lopakhine et sa montre, sans oublier cette fameuse date butoir que
constitue le 22 août), il semble n’avoir aucune incidence sur la figure
de Charlotta, celle qui savait faire jadis le salto mortale,
autrement dit celle qui défiait la mort. Ainsi, le passé de cette figure
reste un mystère, placé sous le signe de l’errance. Elle est une des
figures de l’instabilité : ses difficultés à maîtriser sans faute le
russe1,
les différentes langues qu’elle parle sont autant de signes qui
montrent la distance qu’elle peut entretenir avec cette famille au bord
de l’éclatement. Charlotta reste en dehors du tumulte qui trouble les
personnages. Elle reste « dans son monde », qui est défini par un
rapport particulier aux objets de la réalité.
4En
effet, Charlotta est une figure capable de faire apparaître et
disparaître les objets. Elle détient une emprise sur les objets, là où
toutes les autres figures ne cessent de les faire tomber, de les
bousculer, de les oublier. Derrière un plaid qu’elle agite après avoir
déclaré « qui désire l’acheter ? » apparaissent successivement
Ania et Varia. Le plaid et la cerisaie, deux réalités à vendre : le
premier a le pouvoir de faire apparaître les êtres ; la seconde
disparaîtra sous les coups de hache dans un tour de passe-passe
carnavalesque entre les maîtres et l’ancien moujik. La prestidigitation
de Charlotta semble rendre compte de la réalité de la situation mais
selon un mode totalement décalé, proprement symbolique. C’est ce que les
tours de cartes qu’elle effectue devant Pichtchik et Trofimov nous
apprennent : le huit de pique symbolise dans la tarologie les pleurs
causés par la perte d’un objet aimé. La dame de pique désigne le
délaissement, le veuvage ou la séparation. Quant à l’as de cœur, il
connote un lien de parenté. Toute l’histoire de la cerisaie tient dans
ces trois cartes et le tour de magie devient presque une prédiction sur
la vente de la propriété et la fin d’une époque. Charlotta n’est-elle
pas d’ailleurs celle qui « voit » juste ? Son face-à-main est là pour
nous dire qu’elle sait voir et c’est elle qui dit à l’acte II :
« Lioubov Andreevna perd toujours tout. Même sa vie, elle l’a perdue ».
Là où Lioubov perd les objets, dissémine l’argent, s’éparpille elle-même
et n’arrive jamais à se ressaisir, Charlotta retrouve les objets :
l’éventail puis le mouchoir. Là où Lioubov est la seule à avoir des
visions en pensant reconnaître sa mère dans la cerisaie ou en confondant
une branche avec une femme, Charlotta sait rendre visible pour tous le
jeu de cartes avant de le faire disparaître à nouveau. Là où Lioubov a
perdu son petit garçon, Charlotta le ressuscite l’espace d’un instant en
berçant un sac : « fais dodo…, mon mignon, mon gentil garçon ».Mais
elle brise elle-même l’illusion en jetant froidement le sac comme
Lioubov elle-même a laissé la cerisaie être vendue. (« l’hiver passera,
viendra le printemps, et toi tu n’existera plus, on t’aura démolie. »
Réplique commentée par André Markowicz et Françoise Morvan dans le sens
d’une cruauté de Lioubov qui avoue sa propre faute : « c’est moi qui
t’ai démolie »).
5Charlotta
semble donc posséder une acuité concernant l’avenir dont ne disposent
pas les autres figures. A l’acte I, alors que Lopakhine lui demande un
tour de magie, elle répond simplement : « il ne faut pas. » après lui
avoir refusé un baise-main. Autant de signes annonçant la menace à
venir. Dans l’acte II, sa pantomime grotesque avec le cornichon fait
d’elle l’incarnation d’un stoïcisme de circonstance : à quoi bon
s’agiter ? Mais surtout à quoi bon les grands et beaux discours ?
L’exaltation de Trofimov, ses longues tirades, sa foi en l’avenir et en
l’homme, tout cela est en quelque sorte contrecarré par ce geste
bouffon : croquer un cornichon. Enfin, dans le dernier acte, alors que
tout le monde s’agite autour des bagages, alors que les objets
disparaissent on ne sait comment (les caoutchoucs de Trofimov ou Varia
cherchant quelque chose dans les bagages), Charlotta reste isolée avec
ce personnage imaginaire, spectre de l’enfant perdu. Elle ne sait pas ce
qu’elle va devenir, où elle sera placée comme gouvernante, mais elle
conclut avec légèreté : « ça ne fait rien ». Charlotta ponctue les
quatre actes de La Cerisaie par des fredonnements qui répondent aux
marmonnements de Firs.
6Personnage
secondaire particulièrement réussi pour Nemirovitch-Dantchenko,
Charlotta est une figure de la distraction avant d’être le chaperon
d’Ania. La gouvernante qu’elle est n’a aucune autorité sur la jeune
fille. Elle fait partie du divertissement : ses numéros sont applaudis
parce qu’ils sont éblouissants. Face à ces êtres oisifs toujours en
quête de jeu, Charlotta détourne la réalité par ses tours de passe-passe
et sa ventriloquie. Elle sait faire naître une autre voix : celle des
pleurs du bébé, celle d’une voix féminine envoûtante (« oh oui, Madame,
un temps magnifique ») et celle des cartes.
Notes
1
Remarque de Tchékhov, extraite de sa correspondance : « Charlotta
parle un russe pur, sans fautes, sauf que, de temps en temps, elle met
un signe dur au lieu d’un signe mouillé, et qu’elle fait des fautes
d’accord de genre »
Pour citer ce document
, «Charlotta et la magie», Agôn [En ligne],
Recherches dramaturgiques sur La Cerisaie,
Extraits du dossier dramaturgique,
Théâtre et dramaturgie,
Enquêtes,
Dramaturgie des arts de la scène,
mis à jour le : 23/11/2009,
URL : http://agon.ens-lyon.fr/index.php?id=835.