lundi 30 mars 2020

Le personnage de Lopakhine: complément au travail d'Antony


Lopakhine - un personnage remarquable 

De même qu’il semble impossible de déterminer quelle est la véritable intrigue de la Cerisaie, il serait assez difficile d’y dénicher un personnage « principal ». Tous en effet semblent  faire une brève apparition au premier plan avant de retourner dans le fond. Aucune intrigue sérieuse ne semble en effet tenir la pièce, si l'on fait abstraction de la vente annoncée, redoutée et réalisée de la propriété.

Pourtant, Iermolaï Alexeïtch Lopakhine, homme d'affaires avisé, ex-moujik et petit-fils de serf, qui a réussi, nouveau propriétaire immobilier scintille de nombreuses facettes.

En effet, en dépit de ses origines tout au bas de l'échelle sociale, Lopakhine ne garde ni rancune ni fierté de sa basse extraction. Il ne cultive ni triomphalisme ni esprit de vengeance.

Au tout début du premier acte, alors qu'il attend encore Lioubov Andreevna, dont il garde un lumineux souvenir d'enfant, car la propriétaire l'avait alors soigné et consolé après une raclée qu'il avait reçue de son père - une étrange ressemblance avec l’auteur, d’autant plus étrange qu’elle est loin d’être la seule de la pièce : pour certains, Lopakhine est Tchekhov -, et l'avait gentiment appelé « Petit moujik », il dresse de lui-même un constat sans complaisance, mais sans acrimonie :

« Petit moujik... Mon père, c'est vrai que c'était un moujik, et moi, je suis là, gilet blanc, chaussures jaunes. Le groin d'un porc dans les petits fours... Sauf que je suis riche, j'ai de l'argent plein les poches, mais si on y réfléchit, si on veut voir les choses - moujik cent pour cent. (Il feuillette le livre [qu'il tient à la main]). Ce livre, là, je l'ai lu - rien compris. Je lis, je m'endors. »

C'est lui aussi qui, juste après cette tirade, rappelle sa place [de servante] à Douniacha. 


De fait, Lopakhine semble totalement épargné par la « haine de classe » et nourrit pour Lioubov Andreevna peut-être plus qu'une affection profonde et sincère :

« Votre frère, là, Leonid Andreitch [Gaeev], il dit de moi que je suis une brute, un koulak, mais ça m'est égal. Qu'il dise ce qu'il veut. Ce que je voudrais seulement, c'est que vous me fassiez toujours confiance, comme avant, que vos yeux. si étonnants, si émouvants, me regardent comme autrefois. Miséricorde ! Mon père était un serf de votre père et de votre grand-père, mais vous, oui, vous, dans le temps, vous avez tellement fait pour moi que j'ai tout oublié et que je vous aime, comme si vous étiez de ma propre famille... non, plus encore. »

La posture même de Lopakhine est difficile à cerner. D'une part, il prend grand soin de ses intérêts immédiats. L'avenir de la cerisaie est au cœur de ses préoccupations, mais en même temps, il semble parler contre son propre intérêt en proposant à la propriétaire de louer sa propriété en lotissements, ce qui devrait assurer suffisamment de rentrées financières pour mettre durablement la famille à l'abri.


Les propriétaires, Lioubov et son frère, sont incapables de se séparer volontairement de leurs terres et d'envisager le monde avec des yeux neufs. Lopakhine attend le jour même de la vente aux enchères pour racheter, in extremis et à la surprise de tous, le bien immobilier. Pour Alexandre Minkine, la somme exorbitante qu’il a déboursée pour cette acquisition est en fait un acte de charité dissimulé, une manière d’aider Lioubov sans qu’elle puisse refuser.


Même aux yeux des personnages de la pièce, son aspect semble changer. Ainsi, Pétia, l’éternel étudiant, révolutionnaire en chambre, avec lequel il échange des piques incessantes, le juge d’abord (acte II) sévèrement : « Voilà ce que je pense, Iermolaï Alexeïtch : vous êtes riches, vous serez bientôt millionnaire. Comme il va dans le cycle de la nature, de même qu’on a besoin des carnassiers qui mangent tout ce qui passe à leur portée, de même, on a besoin de toi. » (Tout le monde rit) 

Mais Petia se radoucit à la fin de l’acte IV : « On a beau dire, je t’aime bien quand même. Tu as des doigts fins et tendres, des doigts d’artiste, tu as une âme fine et tendre . »

Cependant, en dépit de sa tendresse pour la propriétaire, Lopakhine n’en poursuit pas moins ses objectifs. Pour lui, la cerisaie est d’abord un investissement immobilier. Les arbres tomberont dès la fin de la pièce…


Lopakhine, cependant, est pris dans une autre affaire : le mariage espéré, annoncé et redouté avec l’économe Varia, la fille adoptive de Lioubov. Mais là encore, le rusé marchand se tirer d’affaire avec une pirouette qui ne fâchera personne. Ce dernier espoir brisé, chacun se retirera de son côté, comprenant que tout est fini et que rien ne sera plus comme avant.


Seul le vieux valet Firs, abandonné seul dans la maison dont on a cloué toutes les issues, va mourir en même temps que ce monde ancien.

« Dieu de Dieu, la cerisaie est à moi ! Dites-moi que je suis soûl, que j’ai perdu la raison, que je rêve... Ne vous moquez pas de moi ! Si mon père et mon grand-père sortaient de leur tombe et pouvaient voir ce qui se passe, comment leur Ermolaï, cet Ermolaï tant battu, illettré, qui allait nu pieds en hiver... comment cet Ermolaï a acheté le domaine le plus beau du monde... J’ai acheté le domaine où mon père et mon grand-père ont été des esclaves, où on ne les admettait même pas à la cuisine. Je dois dormir, j’ai des visions, je rêve... Tout cela n’est que votre imagination, perdue dans la nuit des temps... [...] Venez tous voir comment Ermolaï Lopakhine va porter la hache dans la cerisaie, comment ils vont tomber, les cerisiers ! Nous allons construire ici des villas, en masse et nos petits-enfants et arrière-petits enfants verront ici une vie nouvelle... » LOPAKHINE, Acte III, La Cerisaie.