Scénographe
Jacques Gabel,entretien
Quelles ont été, et quelles vont être les étapes de votre
travail scénographique sur le spectacle La Cerisaie ?
Jacques Gabel – D’ordinaire, avec Alain Françon, le
processus est le suivant. Chacun réfléchit d’abord dans son coin. Ensuite, sur
des directions de travail qu’il me donne, je lui envoie des dessins très
précis, à la mine de plomb, d’espaces en perspective. Puis, en fonction de ses
retours, j’en propose d’autres. Cette fois-ci, on a fonctionné différemment. On
s’est d’abord posé la question : comment traduire l’architecture de cette
maison très puissante, qui donne l’image d’une classe de maîtres en voie de
disparition ?
On a observé d’autres mises en scène, celles de Zadek, de
Peter Stein, de Strehler, de Stanislavski. Alain avait gardé en mémoire un
élément de la mise en scène de Stein qui l’avait marqué. Cet élément commun, ce
sont les fenêtres de l’acte I, qui ouvrent sur le passé et l’enfance, et qui
expliquent l’attachement de Lioubov et Gaev au domaine, et leur refus de
détruire la cerisaie.
En général, après cette phase préparatoire, je fais de
petites pré-maquettes, qui traduisent l’espace de chaque acte. quand on est
d’accord là-dessus, je passe à une maquette de plus grande dimension,
ultra-précise, où on trouve les proportions exactes, le moindre rideau, le
moindre accessoire. C’est ce qui sert de base de travail pour fabriquer un
leurre pour les répétitions. Ce leurre a aussi des contraintes budgétaires qui
font qu’on ne peut pas faire un double décor, bien évidemment. Mais, il va
reproduire toutes les proportions pour que le metteur en scène et les acteurs
puissent répéter, dès le départ, dans un espace semblable à celui de la
scénographie finale. quatre semaines avant la première, les acteurs répètent
dans le décor définitif. À ce moment-là, tout ce qui a été travaillé en salle
de répétition s’affine. La mise en scène est constituée dans son ensemble, et
prend son envol sur les trois dernières semaines, dans le cadre final. Ensuite,
il y a tous les changements de décors qui sont à mettre au point, ainsi que les
éclairages.
En 1998, Alain Françon avait déjà monté La Cerisaie à
la Comédie-Française.
Vous aviez vous-même réalisé le décor de cette première
mise en scène. Avez-vous repris des éléments de la précédente scénographie ?
J.
G. – Non, pas du tout. On a tout changé. La scénographie est soumise à de
nombreuses contraintes : la taille du plateau, les conditions techniques, le
budget, le fait que le spectacle se joue dans un lieu unique ou, qu’au
contraire, il parte en tournée dans des lieux différents. À la
Comédie-Française, les spectacles se jouent en alternance : plusieurs décors
sont stockés sur le plateau, et on n’a pas toute la place du volume de la
scène. Il y a donc une restriction du nombre de « porteuses » (les perches qui
amènent les décors depuis les cintres) et on est limité. Il a donc fallu faire
en fonction de cette contrainte. On a dirigé notre réflexion vers une économie
de moyens, sachant qu’on voulait faire apparaitre la cerisaie sur scène, mais
que la transcrire réellement et concrètement était impossible. Ça nous a
poussés à faire de la cerisaie une apparition fantomatique, avec une ambiance
brumeuse, un peu flottante. Dans la scénographie de 1998, la cerisaie n’était
pas montrée pendant tout le début de l’acte. Il n’y avait pas de fenêtre non
plus, mais au moment où le texte dit que Lioubov regarde par la fenêtre, une
rétroprojection faisait apparaître une cerisaie dans les brumes, en fleurs. À
cet instant de la pièce, Lioubov redécouvre la cerisaie et perçoit même, dans
une vision fantasmatique, l’ombre de sa mère morte. Dans la scénographie de
1998, l’ombre de la mère surgissait sous la forme d’un petit cerisier, qui lui
rappelait le passé. C’était fugitif, éphémère, un peu symbolique. On ne serait
pas allé dans cette direction si on n’avait pas eu les contraintes qu’on avait.
En reprenant La Cerisaie
dans d’autres conditions, au théâtre de La Colline, on a réfléchi à la
question du poids perceptible, tactile, sensible de ce verger pris dans son
linceul de froid. Il ne s’agit pas de constituer des arbres en trois
dimensions, mais de voir la cerisaie au travers d’un certain nombre de couches,
qu’il va falloir enlever, comme un oignon qu’on pèle, pour arriver à pénétrer
dans le passé évoqué. Au tout début, l’espace est comme un lieu de passage très
étroit où les personnages arrivent depuis Paris. La lumière rend cette
impression de froid, presque de tombeau, de glaciation de l’enfance. quand
l’aube se lève, des voilages altèrent la perception de la cerisaie, avec
simplement de la lumière diffuse qui passe au travers. Ensuite, on voit la
double couche de fenêtres pour isoler du froid, comme cela se faisait dans ces
pays à cette époque-là. Et sur ces fenêtres, il y a du givre, ce qui rend une
image irréelle de la cerisaie. Enfin, les rideaux et les fenêtres s’ouvrent, on
voit des silhouettes d’arbres, qui ont la charge émotionnelle des cerisiers
dans le froid et la brume. On sent la charge sensitive de cette classe sociale
en voie de disparition et incapable de réagir sur la faillite de ce domaine, et
qui conserve son charme, son élégance, son art de vivre.
Qu’est-ce
qui, selon vous, est particulier à La Cerisaie, du point de vue de l’espace ?
J. G. –
Il y a un élément sous-jacent, en sous-texte si j’ose dire, dans le travail
qu’on a fait, et qui se retrouve un peu dans le climat de la scénographie, à
savoir que La Cerisaie est
la dernière pièce de Tchekhov. Il est atteint par la tuberculose quand il
l’écrit. Alain Françon a tout de suite fait le parallèle entre l’état d’un
malade, qui peut avoir des accès de fièvre, des tremblements, des
refroidissements, et l’espace brumeux et glacé de la cerisaie à l’acte I. Il a
même sélectionné, dans le texte, tout ce qui évoquait l’image de la maladie
chez tous les personnages. C’est un petit fil rouge qui traîne, et qui n’est
sans doute pas immédiatement perceptible par le spectateur.
J’utilise le rouge
sur plusieurs actes. Dans l’acte I, la seule tache de rouge est le canapé sur
lequel s’installe Lioubov, qui est dans un velours très râpé dont on voit la
trame ; ça me fait penser un pansement légèrement teinté. Dans l’acte II, je
me suis inspiré d’un tableau de Monet : celui des meules de foin en été. Du
côté du cimetière, j’ai ponctué la prairie de taches rouges, comme si c’étaient
des fleurs. C’était sur l’évocation d’une lettre de Tchekhov, où il compare les
chutes des cerises à des taches de sang. Dans le troisième acte, tout le mur du
bal est d’un rouge très abstrait, comme du papier froissé, de la fibre
organique rougie. Ce mur est clos par un autre mur, plus suranné, avec une
fresque de pétales blancs clairsemés. Dans le quatrième acte, on introduira
peut-être une tache rouge dans les costumes ou les accessoires. Tout est en
sourdine. Il n’y a pas de coup de poing pour affirmer les choses. C’est traité
d’une manière poétique et légère, et ça fait partie du corps de la
scénographie. Les suggestions sont à prendre ou à laisser, à voir ou à ne pas
voir.
Voir les images dans le dossier Pièce Démontée :
http://crdp.ac-paris.fr/piece-demontee/pdf/la-cerisaie_total.pdf
en particulier la page annexe 6 avec une photo du décor à chaque acte. vous trouverez dans ce dossier des photos de mises en scène antérieures qu'Alain Françon et Jacques Gabel ont regardées.