mardi 10 mars 2020

Première: la scénographie de la Cerisaie ( suite)

Mise en scène de la Cerisaie par Alain Françon:


 Scénographe Jacques Gabel,entretien

Quelles ont été, et quelles vont être les étapes de votre travail scénographique sur le spectacle La Cerisaie ?

Jacques Gabel – D’ordinaire, avec Alain Françon, le processus est le suivant. Chacun réfléchit d’abord dans son coin. Ensuite, sur des directions de travail qu’il me donne, je lui envoie des dessins très précis, à la mine de plomb, d’espaces en perspective. Puis, en fonction de ses retours, j’en propose d’autres. Cette fois-ci, on a fonctionné différemment. On s’est d’abord posé la question : comment traduire l’architecture de cette maison très puissante, qui donne l’image d’une classe de maîtres en voie de disparition ?
On a observé d’autres mises en scène, celles de Zadek, de Peter Stein, de Strehler, de Stanislavski. Alain avait gardé en mémoire un élément de la mise en scène de Stein qui l’avait marqué. Cet élément commun, ce sont les fenêtres de l’acte I, qui ouvrent sur le passé et l’enfance, et qui expliquent l’attachement de Lioubov et Gaev au domaine, et leur refus de détruire la cerisaie.
En général, après cette phase préparatoire, je fais de petites pré-maquettes, qui traduisent l’espace de chaque acte. quand on est d’accord là-dessus, je passe à une maquette de plus grande dimension, ultra-précise, où on trouve les proportions exactes, le moindre rideau, le moindre accessoire. C’est ce qui sert de base de travail pour fabriquer un leurre pour les répétitions. Ce leurre a aussi des contraintes budgétaires qui font qu’on ne peut pas faire un double décor, bien évidemment. Mais, il va reproduire toutes les proportions pour que le metteur en scène et les acteurs puissent répéter, dès le départ, dans un espace semblable à celui de la scénographie finale. quatre semaines avant la première, les acteurs répètent dans le décor définitif. À ce moment-là, tout ce qui a été travaillé en salle de répétition s’affine. La mise en scène est constituée dans son ensemble, et prend son envol sur les trois dernières semaines, dans le cadre final. Ensuite, il y a tous les changements de décors qui sont à mettre au point, ainsi que les éclairages. 

En 1998, Alain Françon avait déjà monté La Cerisaie à la Comédie-Française.

 Vous aviez vous-même réalisé le décor de cette première mise en scène. Avez-vous repris des éléments de la précédente scénographie ? 
J. G. – Non, pas du tout. On a tout changé. La scénographie est soumise à de nombreuses contraintes : la taille du plateau, les conditions techniques, le budget, le fait que le spectacle se joue dans un lieu unique ou, qu’au contraire, il parte en tournée dans des lieux différents. À la Comédie-Française, les spectacles se jouent en alternance : plusieurs décors sont stockés sur le plateau, et on n’a pas toute la place du volume de la scène. Il y a donc une restriction du nombre de « porteuses » (les perches qui amènent les décors depuis les cintres) et on est limité. Il a donc fallu faire en fonction de cette contrainte. On a dirigé notre réflexion vers une économie de moyens, sachant qu’on voulait faire apparaitre la cerisaie sur scène, mais que la transcrire réellement et concrètement était impossible. Ça nous a poussés à faire de la cerisaie une apparition fantomatique, avec une ambiance brumeuse, un peu flottante. Dans la scénographie de 1998, la cerisaie n’était pas montrée pendant tout le début de l’acte. Il n’y avait pas de fenêtre non plus, mais au moment où le texte dit que Lioubov regarde par la fenêtre, une rétroprojection faisait apparaître une cerisaie dans les brumes, en fleurs. À cet instant de la pièce, Lioubov redécouvre la cerisaie et perçoit même, dans une vision fantasmatique, l’ombre de sa mère morte. Dans la scénographie de 1998, l’ombre de la mère surgissait sous la forme d’un petit cerisier, qui lui rappelait le passé. C’était fugitif, éphémère, un peu symbolique. On ne serait pas allé dans cette direction si on n’avait pas eu les contraintes qu’on avait. En reprenant La Cerisaie dans d’autres conditions, au théâtre de La Colline, on a réfléchi à la question du poids perceptible, tactile, sensible de ce verger pris dans son linceul de froid. Il ne s’agit pas de constituer des arbres en trois dimensions, mais de voir la cerisaie au travers d’un certain nombre de couches, qu’il va falloir enlever, comme un oignon qu’on pèle, pour arriver à pénétrer dans le passé évoqué. Au tout début, l’espace est comme un lieu de passage très étroit où les personnages arrivent depuis Paris. La lumière rend cette impression de froid, presque de tombeau, de glaciation de l’enfance. quand l’aube se lève, des voilages altèrent la perception de la cerisaie, avec simplement de la lumière diffuse qui passe au travers. Ensuite, on voit la double couche de fenêtres pour isoler du froid, comme cela se faisait dans ces pays à cette époque-là. Et sur ces fenêtres, il y a du givre, ce qui rend une image irréelle de la cerisaie. Enfin, les rideaux et les fenêtres s’ouvrent, on voit des silhouettes d’arbres, qui ont la charge émotionnelle des cerisiers dans le froid et la brume. On sent la charge sensitive de cette classe sociale en voie de disparition et incapable de réagir sur la faillite de ce domaine, et qui conserve son charme, son élégance, son art de vivre.
Qu’est-ce qui, selon vous, est particulier à La Cerisaie, du point de vue de l’espace ?
J. G. – Il y a un élément sous-jacent, en sous-texte si j’ose dire, dans le travail qu’on a fait, et qui se retrouve un peu dans le climat de la scénographie, à savoir que La Cerisaie est la dernière pièce de Tchekhov. Il est atteint par la tuberculose quand il l’écrit. Alain Françon a tout de suite fait le parallèle entre l’état d’un malade, qui peut avoir des accès de fièvre, des tremblements, des refroidissements, et l’espace brumeux et glacé de la cerisaie à l’acte I. Il a même sélectionné, dans le texte, tout ce qui évoquait l’image de la maladie chez tous les personnages. C’est un petit fil rouge qui traîne, et qui n’est sans doute pas immédiatement perceptible par le spectateur. 
J’utilise le rouge sur plusieurs actes. Dans l’acte I, la seule tache de rouge est le canapé sur lequel s’installe Lioubov, qui est dans un velours très râpé dont on voit la trame ; ça me fait penser un pansement légèrement teinté. Dans l’acte II, je me suis inspiré d’un tableau de Monet : celui des meules de foin en été. Du côté du cimetière, j’ai ponctué la prairie de taches rouges, comme si c’étaient des fleurs. C’était sur l’évocation d’une lettre de Tchekhov, où il compare les chutes des cerises à des taches de sang. Dans le troisième acte, tout le mur du bal est d’un rouge très abstrait, comme du papier froissé, de la fibre organique rougie. Ce mur est clos par un autre mur, plus suranné, avec une fresque de pétales blancs clairsemés. Dans le quatrième acte, on introduira peut-être une tache rouge dans les costumes ou les accessoires. Tout est en sourdine. Il n’y a pas de coup de poing pour affirmer les choses. C’est traité d’une manière poétique et légère, et ça fait partie du corps de la scénographie. Les suggestions sont à prendre ou à laisser, à voir ou à ne pas voir.

Voir les images dans le dossier Pièce Démontée :
http://crdp.ac-paris.fr/piece-demontee/pdf/la-cerisaie_total.pdf en particulier la page annexe 6 avec une photo du décor à chaque acte. vous trouverez dans ce dossier des photos de mises en scène antérieures qu'Alain Françon et Jacques Gabel ont regardées.