mardi 26 mai 2020

Analyse de Harlem Quartet: Myriam Liquier


Analyse de spectacle Harlem Quartett

            Voilà maintenant plus de deux mois que je n’ai plus joué au théâtre. Plus que de deux mois que je ne suis pas retourné au théâtre. Plus de deux mois que je n’ai pas pu vivre de théâtre de manière physique et concrète, tout simplement. Le coronavirus a envahit le monde, bouleversant nos quotidiens, nos habitudes, nos relations avec les autres. Nous voilà confinés chez nous à devoir apprendre ou réapprendre à vivre ensemble. Même si l’aspect physique du théâtre n’est plus là pour le moment, je n’ai pas coupé tout lien avec lui. En effet, j’ai eu la chance de pouvoir regarder une captation de la pièce Harlem Quartet  sur le site de la Comédie de Caen. C’est avec dynamisme, vivacité et au rythme entêtant des chanteurs de gospel que Elise Vigier propose une adaptation théâtrale toute en couleurs du bestseller de James Baldwin, Juste above my head ou Harlem Quartet écrit en 1979. On y retrouve l’histoire saisissante de Hall Montana, de ses amis et de sa famille dans une communauté noire du Harlem des années 50 et 60. James Baldwin y retrace l’histoire d’une Amérique rongée par les questions raciales et le mépris des minorités avec une réalité et une émotion peu commune. Le spectacle est riche de joies et de tristesses et mêle la vidéo (avec des images du Harlem d’aujourd’hui prisent par Elise Vigier au début de la création du spectacle) à la musique live composée par Saul Williams. Une partition mêlant musique originales, sons d’archive et chants traditionnels de la communauté afro-américaine. Les différents personnages sont joués par des acteurs de haut vol : Ludmilla Dabo, William Edimo, Jean-Christophe Folly, Nicolas Giret-Famin, Makita Samba, Nanténé Traoré et les musiciens, Manu Léonard et Marc Sens. Elise Vigier nous pousse dans une immersion dans le texte de Baldwin et nous propose de suivre l’évolution de personnages attachants dont les parcours et les histoires font étrangement écho aux problématiques actuelles de racisme et de discrimination.

            Afin d’analyser au mieux cette captation, nous commencerons par étudier décrypter la scénographie avant de nous pencher sur le travail des acteurs et le parti pris d’Elise Vigier.
La vidéo ne donne aucune information sur le contexte dans lequel a été filmé la captation. La date et le lieu exact où a été joué cette version d’Harlem Quartet .Toutefois, on peut dire avec certitude que la pièce a été joué sur un plateau de théâtre. Le rapport entre la scène et les spectateurs est frontal, c’est- à- dire que le plateau se place directement en face du public. La captation théâtrale ne propose cependant pas la même approche du spectacle que lors d’une “vraie” représentation. Effectivement, la caméra qui filme alterne entre plans d’ensemble et gros plans. Même si le théâtre est un art “vivant” et qu’il est donc fait pour être vécu en “live”, ce procédé permet malgré tout au spectateur de prêter plus d’attention à des détails qu’il n’aurait peut être pas pu apprécier en tant normal comme par exemple l’émotion sur un visage ou le mouvement subtil d’un acteur.
A première vue, l’espace scénique paraît des plus classiques: un plateau vide avec un fond noir. Toutefois, dès lors que l’on s’approche un peu et que la représentation avance de plus en plus, on remarque des choses qui ne cessent de nous étonner: des musiciens lives qui jouent en haut à gauche du plateau, un fond qui se transforme en mur de projection et qui s’ouvre soudain pour laisser place tour à tour à une chambre puis une autre époque ou un autre personnage. En réalité, le fond du plateau se trouve être effectivement des panneaux que l’on peut déplacer, ouvrir et fermer pour pouvoir créer les différents espaces nécessaires à l’histoire. L’espace scénique est donc évolutif et change au gré des souvenirs de Hall Montana qui oscillent entre l’enfance, l’adolescence et l’âge adulte. Chacun de ses lieux ou “espaces temps” est accompagné d’accessoires et d’objets théâtraux qui servent de repères ou d’ancrage pour le spectateur. On retrouvera ainsi tour à tour une table, un lit et un canapé. Loin du théâtre naturaliste de Zola, ce choix de mise en scène penche plutôt vers un certain minimalisme qui n’ utilise pas plus d’un ou deux éléments de décor pour créer une pièce ou un espace théâtral (par exemple, un canapé pour le salon ou une table pour la cuisine). De plus, la metteuse en scène a choisi de monter Harlem Quartet dans un cadre temporel fidèle au roman de James Baldwin: les années 50, 60 et 70. Le spectateur assiste donc à une immersion presque totale dans cette époque révolue grâce aux costumes, coiffures et éléments décors qui datent de cette période.. En effet, tous les costumes que les comédiens portent tout au long de la représentation sont complètement représentatif de cette époque: cardigan, robe longue avec des gants ou encore veste de costume à carreaux.
L’espace scénique apparaît ainsi comme réaliste de part cette volonté de créer des lieux qui rappellent à la fois une époque réelle mais qui se construisent également à l’image de notre réalité avec des costumes d’époque ou des espaces comme une chambre ou un café. Toutefois, la mise en scène possède également un aspect assez symbolique avec notamment  l’utilisation de ces grands panneaux qui font office de transition entre les lieux et les scènes et qui transcrivent l’idée du souvenir et du vagabondage de la mémoire avec beaucoup de justesse.

            En outre, comment parler de Harlem Quartet sans analyser l’énorme travail de la lumière, du son et de la vidéo.
Dès le début de la représentation, on comprend rapidement que la musique va prendre une grande importance. Effectivement, si on  se penche rien que sur l’intrigue, le lien avec la musique saute aux yeux. L’histoire se déroule en effet dans une communauté afro-américaine de l’Harlem des années 50 et 60 où le pays était déchiré par la haine envers les personnes racisées. A cette époque, parfois seule la musique pouvait apporter un peu de réconfort aux personnes de cette communauté. Le gospel et l’émergence du jazz et du blues vont ainsi prendre une place immense dans le quotidien des habitants de Harlem. Sur la scène de Harlem Quartet, cette idée de la musique comme nécessité et comme souffle de vie est très bien représentée. En effet, le public assiste à une musique presque constante réalisée en live par des musiciens professionnels. La partition mêle des musiques originales, des sons d'archive et des chants traditionnels de la communauté noire de Harlem et a été composé par Saul Williams. La musique donne le tempo aux comédiens qui calquent leurs paroles sur sa mélodie, comme une respiration. Puis soudain, ils se mettent à chanter tous ensemble et nous propose du gospel en live. Cela montre encore une fois combien un comédien doit être polyvalent et toucher à tout: voix, corps… On pourrait donc presque qualifier Harlem Quartet de spectacle musical même si la musique agit plus en un accompagnement de la parole et du texte des comédiens que l’inverse.
L’importance utilisation de la lumière dans Harlem Quartet ne saute pas immédiatement aux yeux. Effectivement, le spectateur n’est jamais véritablement confronté à un numéro virtuose de l’ingénieur lumière. Toutefois, il est important de noter que l’illumination de ce spectacle malgré tout reste absolument essentielle. Elle permet en effet de mettre en valeur le jeu des acteurs, leurs expressions et leurs mouvements. Sans la lumière, le jeu des comédiens ne serait en effet pas du tout valoriser et cela risquerait sûrement d’induire en erreur la perception et la compréhension du spectateur de l’intrigue. Il ne faut pas oublier que le théâtre est ce qu’on appelle un art “complet” dans le sens où une représentation ne repose pas seulement sur le jeu des acteurs sur scène. En effet, un spectacle réussi est un spectacle qui croise plusieurs personnes de profession différentes: ingénieurs son, lumière, comédiens, costumiers, maquilleurs, techniciens plateau… Dans Harlem Quartet, la lumière est donc indispensable dans le sens où elle permet de mettre en place une atmosphère et un climat propice au jeu de l’acteur. Ainsi, si la scène est joyeuse (par exemple: quand les quatre amis se retrouvent et sont heureux de se revoir), la lumière sera plutôt chaude alors que lors de scènes plus dures comme celle du viol de la petite fille par son père, la lumière est beaucoup plus froide, d’une couleur blanche, presque glaciale. Le travail de l’ingénieur lumière met donc en place une ambiance en accord avec ce qui se passe sur le plateau et qui parfois, donne des indices sur la scène jouée, sur les non-dits et les sous-entendus.
            En plus de s’occuper de la lumière, l’ingénieur lumière est aussi en charge de l’image et de la vidéo, comme c’est le cas dans Harlem Quartet. Dans le cadre d’une première résidence en 2015, l’ensemble de l’équipe tourne de nombreuses vidéos dans le Harlem d’aujourd’hui. On y retrouve des images de paysages, et de lieux mais aussi des vidéos prises dans Harlem même: groupe de gospel, rues, maisons ...L’ensemble de ce bagage audio-visuel a été baptisé “HARLEM IMPRESSION”. Le but premier de ce voyage était de s’imprégner de l’ambiance d’Harlem, d’écouter l’histoire des habitants afin de pouvoir la  recréer plus tard sur une scène française. Elise Vigier a cependant utilisé toute ses images pour sa mise en scène en les incluant dans le spectacle. Les extraits vidéos apparaissent soit pour illustrer une scène, la remettre dans le paysage auquel elle appartient, soit elles vont jusqu’à prendre la place des comédiens: la vidéo prend la forme d’un vrai film puisqu’elle filme les comédiens en train de jouer. On retrouve ce procédé dans la scène du café par exemple. Ce choix de mise en scène est une manière de plonger encore plus profondément les spectateurs dans l’ambiance si particulière de la culture afro-américaine. De plus, elle permet de montrer les comédiens sous une autre forme que le jeu théâtral habituel qui se déroule en live sur une vraie scène. Par ailleurs, je pense également que cette technique a aussi pour but de faire comprendre aux spectateurs que le théâtre n’est pas un art figé. En effet, c’est une discipline très libre avec laquelle il est possible de faire beaucoup de choses, d’y mêler cirque, danse, cinéma… Harlem Quartet est donc un merveilleux exemple de la force d’adaptation de l’art dramatique.

            Il est maintenant temps d’analyser la performance exceptionnelle des acteurs d’Harlem Quartet. En effet, leur présence est essentielle car elle permet le déploiement de l’espace et construit la théâtralité.
            La distribution de Harlem Quartet s’est faite (selon moi) en fonction de deux ou trois facteurs. Tout d’abord, il fallait que se soit des acteurs de couleur. Effectivement, c’est une histoire qui concerne une communauté particulière, celle que James Baldwin a fréquentée durant toute sa vie. Il était donc essentiel que les comédiens rendent hommage et fassent écho aux personnages de Baldwin. Toutefois, j’ai remarqué que tous les acteurs n’avaient pas la même intensité de couleur de peau. Je pense donc que cela n’a pas été un critère pour Elise Vigiert. Je trouve cela très intéressant car cela permet également aux spectateurs de prendre conscience (pour ceux qui ne le savaient pas encore), qu’il existe une palette énorme de couleurs de peaux et que toutes les personnes noires ne sont pas tous pareilles. Ce message indirect de diversité donne encore plus une portée politique à cette pièce. On peut également remarquer qu’il y a seulement deux femmes: Ludmilla Dabo et Nanténé Traoré. Les quatres autres ( William Edimo, Jean-Christophe Folly, Nicolas Giret-Famin, Makita Samba) sont des hommes. Ce fait s’explique surtout par le fait que c’est une intrigue écrite par un homme et qu’il parle de ses amis, de sa famille et de cette femme qu’il a tant aimée.
En ce qui concerne le corps, Harlem Quartet met en scène des acteurs très vivants axés sur les mouvements et l’expression corporelle. Pour illustrer cette affirmation on peut prendre l’exemple de la scène de Julia qui prêche à l’église: en plus de sa voix, elle engage son corps avec de force et  puissance. Le corps apparaît donc comme une continuité de la parole, une sorte représentation concrète du texte. Tous les acteurs parlent tout autant avec leurs mouvements et leurs danses que par leur voix. La voix et le phrasé sont quant à eux très divers et changent de registre tout au long de la représentation. Si une fois le texte est dit avec calme (Hall Montana au début), il peut tout d’un coup être exagéré et finit même par être chanté. Toutefois, le code jeu reste assez réaliste et ne tombe jamais dans la caricature ou le burlesque. Les seules fois où le spectateur assiste à un changement de registre, c’est lorsque la vidéo remplace le jeu sur la scène. Les mini-scènes ont donc été filmées avant la représentation. Le jeu des acteurs sera donc toujours le même contrairement au reste du spectacle où les comédiens ne jouent jamais complètement la même chose à chaque représentation. D’autre part, les acteurs n'hésitent pas à se toucher et à faire des contacts physiques: accolades, câlins… Le public assiste à une scène où l’un des acteurs se déshabille complètement devant un autre acteur lors d’une conversation intime. Ce jeu de séduction induit donc inévitablement des jeux de regards et de la communication non-verbale. Comme je l’ai dit plus tôt, c’est ici le corps qui prend le dessus sur la parole et qui va transmettre des messages et des émotions à la place du texte. ( Fais le lien avec la lutte de James Baldwin pour les droits homosexuels au même titre que pour les droits des Noirs.)
Enfin, les comédiens occupent tous l’espace de manière différente. Rares sont les scènes où l’on va retrouver tous les acteurs sur scène. Comme les différentes scènes apparaissent au gré des souvenirs de Hall Montana, elles engagent à chaque fois une époque, un lieu et des personnages différents. Ainsi, c’est grâce à la mise en scène et à l’utilisation des panneaux que les différents acteurs peuvent se mouvoir sur le plateau, apparaître et disparaître en fonction de la scène et du souvenir joué. C‘est donc un jeu très dynamique où les acteurs entrent et sortent de scène très rapidement avec une coordination incroyable. D’autre part, on remarque rapidement que le 4ème mur est complètement brisé puisque Hall Montana va même jusqu’à interpeller directement le public au début de la pièce. De plus, pratiquement tous les acteurs font de nombreuses adresses publics: ils ne jouent pas que pour eux et ont conscience qu’on les regarde. Harlem Quartet jongle ainsi entre jeu entre les comédiens et jeu avec le public. On peut peut être y déceler la trace de James Baldwin qui parle à son lecteur ? ( Oui, il s’agit d’une structure de théâtre récit très complexe où un narrateur essaie de reconstituer la vie de son frère et de la communauté auquel il appartient. Le dispositif narratif est très complexe à la fois épique ‘(histoire racontée par un personnage) et dramatique ( scènes dialoguées et jouées), sans parler de l’intrusion de la video et l’utilisation de code de jeu différents par exemple celui de la comédie musicale par moments. Rappelle que comme beaucoup de pièces du théâtre contemporain, elle est adaptée d’un roman de Baldwin et donc n’a pas été écrite au départ pour le théâtre.)

            Si notre professeur de théâtre, Madame Huckel, nous a demandé de voir et de faire une analyse d’Harlem Quartet, c’est bien parce que nous avions eu la chance de voir une autre pièce d’Elise Vigier: James Baldwin et Richard Avedon: Entretiens imaginaires. L’écrivain noir James Baldwin, l’adaptation théâtrale d’un de ses romans, la situation des Etats-Unis des années 50 et 60, le parallèle entre les deux pièces se fait très rapidement. J’étais donc très curieuse de voir si Harlem Quartet s’inscrivait dans la même lignée, dans le même code de jeu et esprit que cette pièce qui fut écrite seulement quelques années après. On comprend bien que le personnage de James Baldwin a vraiment fasciné Elise Vigier mais ce que je trouve très intéressant, c’est que chacune des deux pièces racontent l’histoire de ce célèbre écrivain d’une manière différente. En effet, Harlem Quartet utilise la fiction et l’imaginaire pour raconter le véritable vécu de James Baldwin. Effectivement, beaucoup pensent qu’il s’agit en réalité d’une autobiographie dissimulée. Just above my head, cette histoire d’amitié, d’amour et de violence cacherait donc l’histoire personnelle de James Baldwin : sa difficulté à s’affirmer en tant qu’’intellectuel noir et homosexuel dans une Amérique rongée par la violence et les discriminations. Au contraire, le roman éponyme ( Ce n’est pas un roman, plutôt un essai à deux voix, un dialogue) qu’il écrit en collaboration le photographe Richard Avedon est une oeuvre bien moins personnelle: une sorte de documentaire objectif qui pose plutôt une ambiance, une atmosphère afin de mieux contextualiser sa vie dans le Harlem de cette époque. Elise Vigier aborde son sujet, son histoire, son époque de deux manières complètement opposées : l’une sous la forme d’une fiction autobiographique et l’autre d’un documentaire objectif et impartial de la situation de l’Amérique pendant les années 50 à 70. Elle nous permet donc de poser des mots, des images et des sons sur cette personnalité qui l’a tant marquée ( Tu aurais pu évoquer le fait que l’on retrouve dans les deux pièces l’acteur Christophe Foly.).
En conclusion, Harlem Quartet est une pièce de théâtre unique en son genre dans le sens où elle arrive à parler à la fois du passé mais aussi du présent à travers un seul texte. Je pense que c’est là que se trouve la force de cette histoire: elle nous permet de nous faire prendre conscience des problématiques parfois très graves de cette époque révolue comme la discrimination des minorités où le racisme omniprésent mais elle rend également possible une prise de conscience sur notre époque, sur tous les problèmes qui persistent. On se rend compte que le chemin est encore long et que ce serait mentir que dire que tout va bien aujourd’hui. Harlem Quartet est un spectacle complet qui allie la voix, le corps, le son, la lumière et la vidéo. C’est un spectacle dont on sort bouleversé en tout sens, partout. Cette manière que la pièce a de nous faire changer d’époque en un tour de main provoque parfois un certain étourdissement comme lorsqu’en trois scènes seulement on se retrouve des années 70 aux années 50 puis 60. C’est cela, cette pièce est un étourdissement perpétuel de sons, de paroles et d’images qui tourbillonnent et nous font vivre un moment suspendu malgré la captation.

Myriam Liquier TL1