Analyse de spectacle Harlem
Quartett
Voilà
maintenant plus de deux mois que je n’ai plus joué au théâtre. Plus que de deux
mois que je ne suis pas retourné au théâtre. Plus de deux mois que je n’ai pas
pu vivre de théâtre de manière physique et concrète, tout simplement. Le
coronavirus a envahit le monde, bouleversant nos quotidiens, nos habitudes, nos
relations avec les autres. Nous voilà confinés chez nous à devoir apprendre ou
réapprendre à vivre ensemble. Même si l’aspect physique du théâtre n’est plus
là pour le moment, je n’ai pas coupé tout lien avec lui. En effet, j’ai eu la
chance de pouvoir regarder une captation de la pièce Harlem Quartet sur le
site de la Comédie de Caen. C’est avec dynamisme, vivacité et au rythme
entêtant des chanteurs de gospel que Elise Vigier propose une adaptation
théâtrale toute en couleurs du bestseller de James Baldwin, Juste above my head ou Harlem Quartet écrit en 1979. On
y retrouve l’histoire saisissante de Hall Montana, de ses amis et de sa famille
dans une communauté noire du Harlem des années 50 et 60. James Baldwin y
retrace l’histoire d’une Amérique rongée par les questions raciales et le
mépris des minorités avec une réalité et une émotion peu commune. Le spectacle
est riche de joies et de tristesses et mêle la vidéo (avec des images du Harlem
d’aujourd’hui prisent par Elise Vigier au début de la création du spectacle) à
la musique live composée par Saul Williams. Une partition mêlant musique
originales, sons d’archive et chants traditionnels de la communauté
afro-américaine. Les différents personnages sont joués par des acteurs de haut
vol : Ludmilla Dabo, William Edimo, Jean-Christophe Folly, Nicolas Giret-Famin,
Makita Samba, Nanténé Traoré et les musiciens, Manu Léonard et Marc Sens. Elise
Vigier nous pousse dans une immersion dans le texte de Baldwin et nous propose
de suivre l’évolution de personnages attachants dont les parcours et les
histoires font étrangement écho aux problématiques actuelles de racisme et de
discrimination.
Afin
d’analyser au mieux cette captation, nous commencerons par étudier décrypter la
scénographie avant de nous pencher sur le travail des acteurs et le parti pris
d’Elise Vigier.
La vidéo ne donne aucune information
sur le contexte dans lequel a été filmé la captation. La date et le lieu exact
où a été joué cette version d’Harlem
Quartet .Toutefois, on peut dire avec certitude que la pièce a été joué
sur un plateau de théâtre. Le rapport entre la scène et les spectateurs est
frontal, c’est- à- dire que le plateau se place directement en face du public.
La captation théâtrale ne propose cependant pas la même approche du spectacle
que lors d’une “vraie” représentation. Effectivement, la caméra qui filme
alterne entre plans d’ensemble et gros plans. Même si le théâtre est un art
“vivant” et qu’il est donc fait pour être vécu en “live”, ce procédé permet
malgré tout au spectateur de prêter plus d’attention à des détails qu’il
n’aurait peut être pas pu apprécier en tant normal comme par exemple l’émotion
sur un visage ou le mouvement subtil d’un acteur.
A première vue, l’espace scénique
paraît des plus classiques: un plateau vide avec un fond noir. Toutefois, dès
lors que l’on s’approche un peu et que la représentation avance de plus en
plus, on remarque des choses qui ne cessent de nous étonner: des musiciens
lives qui jouent en haut à gauche du plateau, un fond qui se transforme en mur
de projection et qui s’ouvre soudain pour laisser place tour à tour à une
chambre puis une autre époque ou un autre personnage. En réalité, le fond du
plateau se trouve être effectivement des panneaux que l’on peut déplacer,
ouvrir et fermer pour pouvoir créer les différents espaces nécessaires à
l’histoire. L’espace scénique est donc évolutif et change au gré des souvenirs
de Hall Montana qui oscillent entre l’enfance, l’adolescence et l’âge adulte.
Chacun de ses lieux ou “espaces temps” est accompagné d’accessoires et d’objets
théâtraux qui servent de repères ou d’ancrage pour le spectateur. On retrouvera
ainsi tour à tour une table, un lit et un canapé. Loin du théâtre naturaliste
de Zola, ce choix de mise en scène penche plutôt vers un certain minimalisme
qui n’ utilise pas plus d’un ou deux éléments de décor pour créer une pièce ou
un espace théâtral (par exemple, un canapé pour le salon ou une table pour la
cuisine). De plus, la metteuse en scène a choisi de monter Harlem Quartet dans un cadre temporel fidèle au roman de
James Baldwin: les années 50, 60 et 70. Le spectateur assiste donc à une
immersion presque totale dans cette époque révolue grâce aux costumes,
coiffures et éléments décors qui datent de cette période.. En effet, tous les
costumes que les comédiens portent tout au long de la représentation sont
complètement représentatif de cette époque: cardigan, robe longue avec des
gants ou encore veste de costume à carreaux.
L’espace scénique
apparaît ainsi comme réaliste de part cette volonté de créer des lieux qui
rappellent à la fois une époque réelle mais qui se construisent également à
l’image de notre réalité avec des costumes d’époque ou des espaces comme une
chambre ou un café. Toutefois, la mise en scène possède également un aspect
assez symbolique avec notamment
l’utilisation de ces grands panneaux qui font office de transition entre
les lieux et les scènes et qui transcrivent l’idée du souvenir et du
vagabondage de la mémoire avec beaucoup de justesse.
En
outre, comment parler de Harlem
Quartet sans analyser l’énorme travail de la lumière, du son et de la
vidéo.
Dès le début de la représentation,
on comprend rapidement que la musique va prendre une grande importance. Effectivement,
si on se penche rien que sur l’intrigue,
le lien avec la musique saute aux yeux. L’histoire se déroule en effet dans une
communauté afro-américaine de l’Harlem des années 50 et 60 où le pays était
déchiré par la haine envers les personnes racisées. A cette époque, parfois
seule la musique pouvait apporter un peu de réconfort aux personnes de cette
communauté. Le gospel et l’émergence du jazz et du blues vont ainsi prendre une
place immense dans le quotidien des habitants de Harlem. Sur la scène de Harlem Quartet, cette idée de la
musique comme nécessité et comme souffle de vie est très bien représentée. En
effet, le public assiste à une musique presque constante réalisée en live par
des musiciens professionnels. La partition mêle des musiques originales, des
sons d'archive et des chants traditionnels de la communauté noire de Harlem et
a été composé par Saul Williams. La musique donne le tempo aux comédiens qui
calquent leurs paroles sur sa mélodie, comme une respiration. Puis soudain, ils
se mettent à chanter tous ensemble et nous propose du gospel en live. Cela
montre encore une fois combien un comédien doit être polyvalent et toucher à
tout: voix, corps… On pourrait donc presque qualifier Harlem Quartet de spectacle musical même si la musique agit
plus en un accompagnement de la parole et du texte des comédiens que l’inverse.
L’importance utilisation de la
lumière dans Harlem Quartet ne
saute pas immédiatement aux yeux. Effectivement, le spectateur n’est jamais
véritablement confronté à un numéro virtuose de l’ingénieur lumière. Toutefois,
il est important de noter que l’illumination de ce spectacle malgré tout reste
absolument essentielle. Elle permet en effet de mettre en valeur le jeu des
acteurs, leurs expressions et leurs mouvements. Sans la lumière, le jeu des
comédiens ne serait en effet pas du tout valoriser et cela risquerait sûrement d’induire en erreur la perception et la compréhension
du spectateur de l’intrigue. Il ne faut pas oublier que le théâtre est ce qu’on
appelle un art “complet” dans le sens où une représentation ne repose pas
seulement sur le jeu des acteurs sur scène. En effet, un spectacle réussi est
un spectacle qui croise plusieurs personnes de profession différentes:
ingénieurs son, lumière, comédiens, costumiers, maquilleurs, techniciens
plateau… Dans Harlem Quartet,
la lumière est donc indispensable dans le sens où elle permet de mettre en
place une atmosphère et un climat propice au jeu de l’acteur. Ainsi, si la
scène est joyeuse (par exemple: quand les quatre amis se retrouvent et sont
heureux de se revoir), la lumière sera plutôt chaude alors que lors de scènes
plus dures comme celle du viol de la petite fille par son père, la lumière est
beaucoup plus froide, d’une couleur blanche, presque glaciale. Le travail de
l’ingénieur lumière met donc en place une ambiance en accord avec ce qui se
passe sur le plateau et qui parfois, donne des indices sur la scène jouée, sur
les non-dits et les sous-entendus.
En
plus de s’occuper de la lumière, l’ingénieur lumière est aussi en charge de
l’image et de la vidéo, comme c’est le cas dans Harlem Quartet. Dans le cadre d’une première résidence en
2015, l’ensemble de l’équipe tourne de nombreuses vidéos dans le Harlem
d’aujourd’hui. On y retrouve des images de paysages, et de lieux mais aussi des
vidéos prises dans Harlem même: groupe de gospel, rues, maisons ...L’ensemble
de ce bagage audio-visuel a été baptisé “HARLEM IMPRESSION”. Le but premier de
ce voyage était de s’imprégner de l’ambiance d’Harlem, d’écouter l’histoire des
habitants afin de pouvoir la recréer
plus tard sur une scène française. Elise Vigier a cependant utilisé toute ses
images pour sa mise en scène en les incluant dans le spectacle. Les extraits
vidéos apparaissent soit pour illustrer une scène, la remettre dans le paysage
auquel elle appartient, soit elles vont jusqu’à prendre la place des comédiens:
la vidéo prend la forme d’un vrai film puisqu’elle filme les comédiens en train
de jouer. On retrouve ce procédé dans la scène du café par exemple. Ce choix de
mise en scène est une manière de plonger encore plus profondément les
spectateurs dans l’ambiance si particulière de la culture afro-américaine. De
plus, elle permet de montrer les comédiens sous une autre forme que le jeu
théâtral habituel qui se déroule en live sur une vraie scène. Par ailleurs, je
pense également que cette technique a aussi pour but de faire comprendre aux
spectateurs que le théâtre n’est pas un art figé. En effet, c’est une
discipline très libre avec laquelle il est possible de faire beaucoup de
choses, d’y mêler cirque, danse, cinéma… Harlem
Quartet est donc un merveilleux exemple de la force d’adaptation de
l’art dramatique.
Il
est maintenant temps d’analyser la performance exceptionnelle des acteurs d’Harlem Quartet. En effet, leur
présence est essentielle car elle permet le déploiement de l’espace et
construit la théâtralité.
La
distribution de Harlem Quartet
s’est faite (selon moi) en fonction de deux ou trois facteurs. Tout d’abord, il
fallait que se soit des acteurs de couleur. Effectivement, c’est une histoire
qui concerne une communauté particulière, celle que James Baldwin a fréquentée
durant toute sa vie. Il était donc essentiel que les comédiens rendent hommage
et fassent écho aux personnages de Baldwin. Toutefois, j’ai remarqué que tous
les acteurs n’avaient pas la même intensité de couleur de peau. Je pense donc
que cela n’a pas été un critère pour Elise Vigiert. Je trouve cela très
intéressant car cela permet également aux spectateurs de prendre conscience
(pour ceux qui ne le savaient pas encore), qu’il existe une palette énorme de
couleurs de peaux et que toutes les personnes noires ne sont pas tous
pareilles. Ce message indirect de diversité donne encore plus une portée
politique à cette pièce. On peut également remarquer qu’il y a seulement deux
femmes: Ludmilla Dabo et Nanténé Traoré. Les quatres autres ( William Edimo,
Jean-Christophe Folly, Nicolas Giret-Famin, Makita Samba) sont des hommes. Ce
fait s’explique surtout par le fait que c’est une intrigue écrite par un homme
et qu’il parle de ses amis, de sa famille et de cette femme qu’il a tant aimée.
En ce qui concerne le corps, Harlem Quartet met en scène des
acteurs très vivants axés sur les mouvements et l’expression corporelle. Pour
illustrer cette affirmation on peut prendre l’exemple de la scène de Julia qui
prêche à l’église: en plus de sa voix, elle engage son corps avec de force et puissance. Le corps apparaît donc comme une
continuité de la parole, une sorte représentation concrète du texte. Tous les
acteurs parlent tout autant avec leurs mouvements et leurs danses que par leur
voix. La voix et le phrasé sont quant à eux très divers et changent de registre
tout au long de la représentation. Si une fois le texte est dit avec calme
(Hall Montana au début), il peut tout d’un coup être exagéré et finit même par
être chanté. Toutefois, le code jeu reste assez réaliste et ne tombe jamais dans
la caricature ou le burlesque. Les seules fois où le spectateur assiste à un
changement de registre, c’est lorsque la vidéo remplace le jeu sur la scène.
Les mini-scènes ont donc été filmées avant la représentation. Le jeu des
acteurs sera donc toujours le même contrairement au reste du spectacle où les
comédiens ne jouent jamais complètement la même chose à chaque représentation.
D’autre part, les acteurs n'hésitent pas à se toucher et à faire des contacts
physiques: accolades, câlins… Le public assiste à une scène où l’un des acteurs
se déshabille complètement devant un autre acteur lors d’une conversation
intime. Ce jeu de séduction induit donc inévitablement des jeux de regards et
de la communication non-verbale. Comme je l’ai dit plus tôt, c’est ici le corps
qui prend le dessus sur la parole et qui va transmettre des messages et des
émotions à la place du texte. ( Fais le lien avec la
lutte de James Baldwin pour les droits homosexuels au même titre que pour les
droits des Noirs.)
Enfin, les comédiens occupent tous
l’espace de manière différente. Rares sont les scènes où l’on va retrouver tous
les acteurs sur scène. Comme les différentes scènes apparaissent au gré des
souvenirs de Hall Montana, elles engagent à chaque fois une époque, un lieu et
des personnages différents. Ainsi, c’est grâce à la mise en scène et à
l’utilisation des panneaux que les différents acteurs peuvent se mouvoir sur le
plateau, apparaître et disparaître en fonction de la scène et du souvenir joué.
C‘est donc un jeu très dynamique où les acteurs entrent et sortent de scène
très rapidement avec une coordination incroyable. D’autre part, on remarque
rapidement que le 4ème mur est complètement brisé puisque Hall Montana va même
jusqu’à interpeller directement le public au début de la pièce. De plus,
pratiquement tous les acteurs font de nombreuses adresses publics: ils ne
jouent pas que pour eux et ont conscience qu’on les regarde. Harlem Quartet jongle ainsi entre
jeu entre les comédiens et jeu avec le public. On peut peut être y déceler la
trace de James Baldwin qui parle à son lecteur ? ( Oui,
il s’agit d’une structure de théâtre récit très complexe où un narrateur essaie
de reconstituer la vie de son frère et de la communauté auquel il appartient.
Le dispositif narratif est très complexe à la fois épique ‘(histoire racontée
par un personnage) et dramatique ( scènes dialoguées et jouées), sans parler de
l’intrusion de la video et l’utilisation de code de jeu différents par exemple
celui de la comédie musicale par moments. Rappelle que comme beaucoup de pièces
du théâtre contemporain, elle est adaptée d’un roman de Baldwin et donc n’a pas
été écrite au départ pour le théâtre.)
Si
notre professeur de théâtre, Madame Huckel, nous a demandé de voir et de faire
une analyse d’Harlem Quartet,
c’est bien parce que nous avions eu la chance de voir une autre pièce d’Elise
Vigier: James Baldwin et Richard
Avedon: Entretiens imaginaires. L’écrivain noir James Baldwin,
l’adaptation théâtrale d’un de ses romans, la situation des Etats-Unis des
années 50 et 60, le parallèle entre les deux pièces se fait très rapidement.
J’étais donc très curieuse de voir si Harlem
Quartet s’inscrivait dans la même lignée, dans le même code de jeu et
esprit que cette pièce qui fut écrite seulement quelques années après. On
comprend bien que le personnage de James Baldwin a vraiment fasciné Elise
Vigier mais ce que je trouve très intéressant, c’est que chacune des deux
pièces racontent l’histoire de ce célèbre écrivain d’une manière différente. En
effet, Harlem Quartet utilise
la fiction et l’imaginaire pour raconter le véritable vécu de James Baldwin.
Effectivement, beaucoup pensent qu’il s’agit en réalité d’une autobiographie
dissimulée. Just above my head,
cette histoire d’amitié, d’amour et de violence cacherait donc l’histoire
personnelle de James Baldwin : sa difficulté à s’affirmer en tant
qu’’intellectuel noir et homosexuel dans une Amérique rongée par la violence et
les discriminations. Au contraire, le roman éponyme (
Ce n’est pas un roman, plutôt un essai à deux
voix, un dialogue) qu’il écrit en collaboration le photographe Richard
Avedon est une oeuvre bien moins personnelle: une sorte de documentaire
objectif qui pose plutôt une ambiance, une atmosphère afin de mieux
contextualiser sa vie dans le Harlem de cette époque. Elise Vigier aborde son
sujet, son histoire, son époque de deux manières complètement opposées : l’une
sous la forme d’une fiction autobiographique et l’autre d’un documentaire
objectif et impartial de la situation de l’Amérique pendant les années 50 à 70.
Elle nous permet donc de poser des mots, des images et des sons sur cette
personnalité qui l’a tant marquée ( Tu aurais pu
évoquer le fait que l’on retrouve dans les deux pièces l’acteur Christophe
Foly.).
En conclusion, Harlem Quartet est une pièce de théâtre unique en son genre
dans le sens où elle arrive à parler à la fois du passé mais aussi du présent à
travers un seul texte. Je pense que c’est là que se trouve la force de cette
histoire: elle nous permet de nous faire prendre conscience des problématiques
parfois très graves de cette époque révolue comme la discrimination des
minorités où le racisme omniprésent mais elle rend également possible une prise
de conscience sur notre époque, sur tous les problèmes qui persistent. On se
rend compte que le chemin est encore long et que ce serait mentir que dire que
tout va bien aujourd’hui. Harlem
Quartet est un spectacle complet qui allie la voix, le corps, le son,
la lumière et la vidéo. C’est un spectacle dont on sort bouleversé en tout
sens, partout. Cette manière que la pièce a de nous faire changer d’époque en
un tour de main provoque parfois un certain étourdissement comme lorsqu’en
trois scènes seulement on se retrouve des années 70 aux années 50 puis 60.
C’est cela, cette pièce est un étourdissement perpétuel de sons, de paroles et
d’images qui tourbillonnent et nous font vivre un moment suspendu malgré la
captation.
Myriam Liquier TL1