La
nudité métaphorisée au théâtre
Aujourd’hui, ni le grand public ni la critique ne
semblent plus choqués par le principe de la nudité au théâtre. Celle-ci ne peut
cependant pas être tenue pour anodine, ni banale. Quand elle est totale, elle
reste un événement. Contrairement au Body Art et à la danse, la nudité continue
de soulever un problème irréductible au regard de l’esthétique théâtrale.
En effet, en dépit de sa «régularisation» du point de vue
des mœurs, la nudité en scène menace constamment l’illusion théâtrale.
Toute
représentation nécessite en effet que les spectateurs ajustent leur regard et
leur perception. Qu’il s’agisse d’une fable jouant sur l’identification ou
d’une parole chorale ou monologuée sans intrigue, la représentation organise un
espace et une temporalité distincts du réel qui va permettre au public de
percevoir ce qu’il voit et entend comme autant de signes élaborant une
signification forgée par le texte, le jeu, la mise en scène. Or, même quand
elle est «habillée» par la scénographie et bien reçue du public, la nudité
intégrale provoque toujours de façon plus ou moins durable un retour à
l’espace/temps réel, par le suspens que provoque toujours l’irruption d’un
corps nu «en chair et en os», sans la médiation différée d’un enregistrement
vidéo comme au cinéma. La convention qui sous-tend tout spectacle, tendant à
assimiler l’acteur à son rôle, s’effondre dans l’effet de réel du corps nu de
l’acteur. Ce que voit le public, c’est bien la nudité d’un individu dont la
morphologie singulière lui est donnée à voir, et non celle d’un rôle ou d’un
personnage. Le spectateur est ainsi renvoyé à sa propre nudité, voire à sa
propre sexualité, et réactive le regard normatif et évaluateur de la vie
sociale. La nudité en scène suspend le temps et l’espace du théâtre; elle
annihile la fiction.
Par ailleurs, la nudité tend à capter l’attention au
détriment du jeu d’ensemble. Les uns lui reprochent un effet facile et
complaisant, fonctionnant sur une provocation dont l’effet finit par
s’émousser, quand certains dénoncent le voyeurisme qu’il entretient. D’autres, cependant,lui
reconnaissent justement un capital d’attention, d’émotion et de puissance
décuplés, par l’exposition complète d’un corps habituellement masqué. Enfin, la
nudité au théâtre doit s’interroger sur son agencement avec la parole. Contrairement
au Body art et à la danse contemporaine qui sont essentiellement action et/ou
mouvement, le théâtre repose sur un rapport au texte et à la parole qui met
parfois en concurrence, dans la réception du spectacle, la vision et l’écoute
intellective. Si bien que la nudité peut neutraliser la parole ou bien la
parole rendre la nudité superflue, dérisoire, prosaïque. La nudité du corps
porte les valeurs d’authenticité, de corporéité, de chair dans des arts
n’impliquant pas la parole. Au théâtre, la parole est précisément le lieu
privilégié de cette organicité. La nudité peut alors apparaître redondante ou
aporétique.
Les années 2010 ont opéré une sorte de normalisation de
la nudité en scène, encadrée par une esthétique théâtrale relativement
homogène, propre au théâtre subventionné.
Tous assument le recours à la nudité dans leurs
spectacles. Certains réclament leur droit de jouir en scène d’une nudité
émancipatrice, tolérée nulle part ailleurs dans une société répressive.
D’autres, moins militants, assimilent la nudité à un
costume de théâtre de plus, aussi «faux» que les autres, ou bien la nudité de
l’acteur (-trice) est un matériau comme un autre pour la mise en scène. Une
certaine défiance des professionnels à l’égard d’un public choqué et
réfractaire, chez qui le rejet de la nudité ne tiendrait qu’à ses névroses
personnelles, se dégage des échanges. La nudité en scène serait d’ailleurs
l’objet d’une ostracisation inadéquate puisque,
polysémique, elle ne peut être assimilée aux seuls tabous de la sexualité: elle
est aussi retour à l’innocence originelle, nu anatomique, corps mort, ou
cristallisation de l’aura d’un moment. Certains renchérissent arguant qu’à
contrario,l ’obscénité n’a pas besoin de la nudité, ni du sexe, pour se
diffuser largement dans la société et sur scène. Malgré l’affirmation d’une
liberté de création qui se passerait d’une approbation des spectateurs, la
posture de déni de la réception de la nudité s’est vite révélée non seulement
contre-productive (le spectacle est réduit à sa provocation), mais aussi non
éthique vis-à-vis d’un rapport au public que l’esthétique théâtrale du théâtre
subventionné n’a cessé de creuser et de revendiquer.
En 2017, un spectacle du théâtre public a remporté un
succès critique consensuel, notamment loué pour sa maîtrise du nu intégral d’un
des acteurs du début à la fin de la pièce. Il s’agit de la pièce «Erich Von
Stroheim» de Christophe Pellet, mis en scène par Stanislas Nordey, créé au
Théâtre National de Strasbourg en février 2017, en tournée puis donnée au
Théâtre du Rond-Point à Paris en mai 2017. Ce spectacle met en scène trois
acteurs pris dans une triangulaire des désirs: Emmanuelle Béart, «Elle»,
business woman de plus de quarante qui veut un enfant, Laurent Sauvage, «L’Un»,
acteur porno se prostituant à «Elle» et Thomas Gonzales, «L’Autre», jeune homme
en marge, refusant de travailler, épris de l’acteur porno et évoluant nu
pendant toute la pièce. Au-delà de la singularité du spectacle et du mérite
spécifique de ses protagonistes (auteur, metteur en scène, acteurs), l’ampleur
du consensus sur la pertinence de cette nudité radicale —intégrale et
permanente, pivot majeur de la mise en scène —est intéressante sur ce qu’elle
peut dire d’une esthétique tacite de la nudité dans le théâtre public français
aujourd’hui. L’analyse des discours, ceux du metteur en scène et des critiques
théâtrales des principaux quotidiens et de quelques sites français, permet
d’identifier certains principes de cette esthétique. Ainsi, globalement acquis
au choix de nudité intégrale, ces discours font tout de même transparaître le
tabou de la nudité frontale et condamnent son fréquent mésusage. Rarement
évoquée (une critique sur douze), la «pudeur» n’est plus guère un concept
opératoire. Ce sont bien des arguments esthétiques qui sont avancés, et non
moraux.
D’abord, la nudité en scène doit être intentionnelle,
justifiée par le sens qu’elle prend dans la représentation. Stanislas Nordey
qualifie notamment la nudité de son acteur de «graphique»23.Il explique
ne pas avoir souhaité montrer des rapports sexuels mais «une présence de la
chair», car «la nudité du comédien devait être évidente et jamais agressive. On
a pensé aux modèles qui posent nus, en peinture»24ajoute-t-il.
Des conventions tacites de la nudité dans le théâtre
public aujourd’hui peuvent être dégagées. Ainsi la nudité se conforme-t-elle
habituellement à l’intégralité ou à la majorité des critères suivants:
1. Le
principe d’intentionnalité. La nécessité de la nudité en scène
guide toute évaluation de son bien-fondé a priori (par le metteur en scène et
l’acteur), a posteriori (par la critique et le public). Le risque de dilution
de l’illusion théâtrale et de la distance propre au théâtre que fait courir la
nudité doit être justifié par une «valeur ajoutée». La nudité doit décupler le sens général de la mise en scène, en
canalisant le rapt de l’attention au bénéfice du sens.
2.Le
refus du réalisme et la métaphorisation. La nudité de l’acteur doit
être un concept de mise en scène. La nudité intégrale est rarement la
représentation naturaliste d’une scène intime. Sémiotisée, elle se fait signe,
idée, pure forme plastique, symbole d’une condition. La scénographie habille et
déréalise la nudité prosaïque de l’acteur: lumière, décors, son, renforcement
du cadre de scène. La parole est distanciée artificialisée, étrangéisée,
poétique, non naturelle
3.Un
évitement de la sensualité, du strip-tease érotique et un recours
minimal de la gestuelle sexuelle au profit de l’innocence originelle.
4-Un évitement du touché entre les acteurs nus.
5-Une
idéalisation inspirée du nu artistique classique. Le
format des corps montrés est largement conforme aux normes actuelles de la
beauté féminine et masculine, en matière de morphologie et de pilosité. On
évite les corps nus malades, handicapés et âgés. On évite de montrer les
sécrétions corporelles et les orifices du corps et toute action prosaïque ou de
transformation à vue (même temporaire): rasage du corps, maculage, soins
intimes de tous ordres.
Plus de quinze ans après les premières expérimentations,
sauf exceptions, l’esthétique théâtrale a digéré les nudités radicales venues
des autres scènes d’arts vivants. Quand le Body art interroge un monde
répressif à déconstruire et présente des nudités de subversion, la danse
contemporaine travaille le corps comme concept ou creuse un corps archaïque,
antérieur au social. L’esthétique du théâtre public elle,tend à éviter le
prosaïsme de la nudité et à la métaphoriser. Le théâtre en France répugne en
outre à représenter l’acte sexuel comme le fait le cinéma, alors même que
l’usage désormais fréquent des écrans vidéos permettrait de résoudre le
problème de la distance dans les grandes salles. La prééminence du texte
explique une partie du phénomène: c’est la parole qui prend en charge la
représentation de la «chair». Il faut évoquer aussi un refus du réalisme, comme
esthétique et comme éthique.