vendredi 20 octobre 2023

La Nudité métaphorisée au théâtre (4)


La nudité métaphorisée au théâtre
Aujourd’hui, ni le grand public ni la critique ne semblent plus choqués par le principe de la nudité au théâtre. Celle-ci ne peut cependant pas être tenue pour anodine, ni banale. Quand elle est totale, elle reste un événement. Contrairement au Body Art et à la danse, la nudité continue de soulever un problème irréductible au regard de l’esthétique théâtrale.

En effet, en dépit de sa «régularisation» du point de vue des mœurs, la nudité en scène menace constamment l’illusion théâtrale.

 Toute représentation nécessite en effet que les spectateurs ajustent leur regard et leur perception. Qu’il s’agisse d’une fable jouant sur l’identification ou d’une parole chorale ou monologuée sans intrigue, la représentation organise un espace et une temporalité distincts du réel qui va permettre au public de percevoir ce qu’il voit et entend comme autant de signes élaborant une signification forgée par le texte, le jeu, la mise en scène. Or, même quand elle est «habillée» par la scénographie et bien reçue du public, la nudité intégrale provoque toujours de façon plus ou moins durable un retour à l’espace/temps réel, par le suspens que provoque toujours l’irruption d’un corps nu «en chair et en os», sans la médiation différée d’un enregistrement vidéo comme au cinéma. La convention qui sous-tend tout spectacle, tendant à assimiler l’acteur à son rôle, s’effondre dans l’effet de réel du corps nu de l’acteur. Ce que voit le public, c’est bien la nudité d’un individu dont la morphologie singulière lui est donnée à voir, et non celle d’un rôle ou d’un personnage. Le spectateur est ainsi renvoyé à sa propre nudité, voire à sa propre sexualité, et réactive le regard normatif et évaluateur de la vie sociale. La nudité en scène suspend le temps et l’espace du théâtre; elle annihile la fiction.

Par ailleurs, la nudité tend à capter l’attention au détriment du jeu d’ensemble. Les uns lui reprochent un effet facile et complaisant, fonctionnant sur une provocation dont l’effet finit par s’émousser, quand certains dénoncent le voyeurisme qu’il entretient. D’autres, cependant,lui reconnaissent justement un capital d’attention, d’émotion et de puissance décuplés, par l’exposition complète d’un corps habituellement masqué. Enfin, la nudité au théâtre doit s’interroger sur son agencement avec la parole. Contrairement au Body art et à la danse contemporaine qui sont essentiellement action et/ou mouvement, le théâtre repose sur un rapport au texte et à la parole qui met parfois en concurrence, dans la réception du spectacle, la vision et l’écoute intellective. Si bien que la nudité peut neutraliser la parole ou bien la parole rendre la nudité superflue, dérisoire, prosaïque. La nudité du corps porte les valeurs d’authenticité, de corporéité, de chair dans des arts n’impliquant pas la parole. Au théâtre, la parole est précisément le lieu privilégié de cette organicité. La nudité peut alors apparaître redondante ou aporétique.

Les années 2010 ont opéré une sorte de normalisation de la nudité en scène, encadrée par une esthétique théâtrale relativement homogène, propre au théâtre subventionné.
Tous assument le recours à la nudité dans leurs spectacles. Certains réclament leur droit de jouir en scène d’une nudité émancipatrice, tolérée nulle part ailleurs dans une société répressive.
D’autres, moins militants, assimilent la nudité à un costume de théâtre de plus, aussi «faux» que les autres, ou bien la nudité de l’acteur (-trice) est un matériau comme un autre pour la mise en scène. Une certaine défiance des professionnels à l’égard d’un public choqué et réfractaire, chez qui le rejet de la nudité ne tiendrait qu’à ses névroses personnelles, se dégage des échanges. La nudité en scène serait d’ailleurs l’objet d’une ostracisation  inadéquate puisque, polysémique, elle ne peut être assimilée aux seuls tabous de la sexualité: elle est aussi retour à l’innocence originelle, nu anatomique, corps mort, ou cristallisation de l’aura d’un moment. Certains renchérissent arguant qu’à contrario,l ’obscénité n’a pas besoin de la nudité, ni du sexe, pour se diffuser largement dans la société et sur scène. Malgré l’affirmation d’une liberté de création qui se passerait d’une approbation des spectateurs, la posture de déni de la réception de la nudité s’est vite révélée non seulement contre-productive (le spectacle est réduit à sa provocation), mais aussi non éthique vis-à-vis d’un rapport au public que l’esthétique théâtrale du théâtre subventionné n’a cessé de creuser et de revendiquer.

En 2017, un spectacle du théâtre public a remporté un succès critique consensuel, notamment loué pour sa maîtrise du nu intégral d’un des acteurs du début à la fin de la pièce. Il s’agit de la pièce «Erich Von Stroheim» de Christophe Pellet, mis en scène par Stanislas Nordey, créé au Théâtre National de Strasbourg en février 2017, en tournée puis donnée au Théâtre du Rond-Point à Paris en mai 2017. Ce spectacle met en scène trois acteurs pris dans une triangulaire des désirs: Emmanuelle Béart, «Elle», business woman de plus de quarante qui veut un enfant, Laurent Sauvage, «L’Un», acteur porno se prostituant à «Elle» et Thomas Gonzales, «L’Autre», jeune homme en marge, refusant de travailler, épris de l’acteur porno et évoluant nu pendant toute la pièce. Au-delà de la singularité du spectacle et du mérite spécifique de ses protagonistes (auteur, metteur en scène, acteurs), l’ampleur du consensus sur la pertinence de cette nudité radicale —intégrale et permanente, pivot majeur de la mise en scène —est intéressante sur ce qu’elle peut dire d’une esthétique tacite de la nudité dans le théâtre public français aujourd’hui. L’analyse des discours, ceux du metteur en scène et des critiques théâtrales des principaux quotidiens et de quelques sites français, permet d’identifier certains principes de cette esthétique. Ainsi, globalement acquis au choix de nudité intégrale, ces discours font tout de même transparaître le tabou de la nudité frontale et condamnent son fréquent mésusage. Rarement évoquée (une critique sur douze), la «pudeur» n’est plus guère un concept opératoire. Ce sont bien des arguments esthétiques qui sont avancés, et non moraux.
D’abord, la nudité en scène doit être intentionnelle, justifiée par le sens qu’elle prend dans la représentation. Stanislas Nordey qualifie notamment la nudité de son acteur de «graphique»23.Il explique ne pas avoir souhaité montrer des rapports sexuels mais «une présence de la chair», car «la nudité du comédien devait être évidente et jamais agressive. On a pensé aux modèles qui posent nus, en peinture»24ajoute-t-il.

Des conventions tacites de la nudité dans le théâtre public aujourd’hui peuvent être dégagées. Ainsi la nudité se conforme-t-elle habituellement à l’intégralité ou à la majorité des critères suivants:

1. Le principe d’intentionnalité. La nécessité de la nudité en scène guide toute évaluation de son bien-fondé a priori (par le metteur en scène et l’acteur), a posteriori (par la critique et le public). Le risque de dilution de l’illusion théâtrale et de la distance propre au théâtre que fait courir la nudité doit être justifié par une «valeur ajoutée». La nudité doit décupler  le sens général de la mise en scène, en canalisant le rapt de l’attention au bénéfice du sens.
2.Le refus du réalisme et la métaphorisation. La nudité de l’acteur doit être un concept de mise en scène. La nudité intégrale est rarement la représentation naturaliste d’une scène intime. Sémiotisée, elle se fait signe, idée, pure forme plastique, symbole d’une condition. La scénographie habille et déréalise la nudité prosaïque de l’acteur: lumière, décors, son, renforcement du cadre de scène. La parole est distanciée artificialisée, étrangéisée, poétique, non naturelle
3.Un évitement de la sensualité, du strip-tease érotique et un recours minimal de la gestuelle sexuelle au profit de l’innocence originelle.
 4-Un évitement du touché entre les acteurs nus.
5-Une idéalisation inspirée du nu artistique classique. Le format des corps montrés est largement conforme aux normes actuelles de la beauté féminine et masculine, en matière de morphologie et de pilosité. On évite les corps nus malades, handicapés et âgés. On évite de montrer les sécrétions corporelles et les orifices du corps et toute action prosaïque ou de transformation à vue (même temporaire): rasage du corps, maculage, soins intimes de tous ordres.
Plus de quinze ans après les premières expérimentations, sauf exceptions, l’esthétique théâtrale a digéré les nudités radicales venues des autres scènes d’arts vivants. Quand le Body art interroge un monde répressif à déconstruire et présente des nudités de subversion, la danse contemporaine travaille le corps comme concept ou creuse un corps archaïque, antérieur au social. L’esthétique du théâtre public elle,tend à éviter le prosaïsme de la nudité et à la métaphoriser. Le théâtre en France répugne en outre à représenter l’acte sexuel comme le fait le cinéma, alors même que l’usage désormais fréquent des écrans vidéos permettrait de résoudre le problème de la distance dans les grandes salles. La prééminence du texte explique une partie du phénomène: c’est la parole qui prend en charge la représentation de la «chair». Il faut évoquer aussi un refus du réalisme, comme esthétique et comme éthique.