La nudité
conceptuelle et charnelle en danse contemporaine
Années 2000 : Le carcan collectif a cédé au profit
de l’individualisme contemporain pour qui le corps et la sexualité sont
maintenant clés dans la constitution de l’identité et pour l’épanouissement
personnel, même si certains penseurs analysent cet individualisme comme contigu
à un désenchantement du monde (Marcel Gauchet6), emblématique d’une poussée du
vide (Gilles Lipovetsky7) et du narcissisme (Charles Taylor8) ou encore
symptôme de la perte de sens (Cornelius Castoriadis9). Avec la nudité, la danse
contemporaine explore le corps jusque dans ses plis et replis, moins dans ses
aspects sociologiques (déconstruire l’impact du social sur l’individuel) comme
le Body Art, que dans une quête esthétique (créer des formes) mue par une
pensée du corps souvent conceptuelle et à la recherche de la chair.
Pour la danse contemporaine de Jérôme Bel, Xavier Le Roy,
Alain Buffard, Boris Charmatz, Christophe Wavelet, Jan Fabre ou encore Olivier
Dubois, ces sources sont le nu classique, qu’il faut démanteler afin de
retrouver la nudité archaïque, animale, instinctive, dionysiaque ou pour
dé-figurer le corps, dissoudre le figuratif.
Roland Huesca, auteur d’une Danse des orifices –étude sur
la nudité, décrit ainsi une séquence de «Jérôme Bel», qui selon lui est devenu,
avec le temps, «un chef-d’œuvre de la danse conceptuelle»: [...] Placée à
l’avant-scène, une danseuse s’empoigne sous la poitrine, tire sa peau et la
relève sur ses seins. Un danseur la rejoint, attrape l’épiderme de ses
testicules, le remonte et masque sa verge. Dans le fragment de cette
signification commune où s’effacent les marques de la sexualité, les deux corps
entrent en relation. La femme retourne en fond de scène. Lâchant sa prise,
l’homme porte sa main à la bouche, la mouille et dirige sa paume vers la
cuisse. D’un geste circulaire et rapide, il se frotte les poils puis retire sa
main... et voilà la zone pileuse transformée en un amas disparate de petites
pelotes velues. Juste au-dessus de cette surface, l’artiste pointe un grain de
beauté, puis un autre. Obéissant au doigt et à l’œil, la vision du public peine
à distinguer le nu du visible. Bien vite, à l’image des pigments mis à l’index,
les boules de poils se font naevi...
Dans ce travail, Bel explique avoir cherché à montrer
l’intérieur du corps, et à le montrer hors de la sexualité, parce que celle-ci était
devenue «dangereuse» au plus fort de l’épidémie de SIDA qui décimait alors la
communauté de la danse. Dans un entretien avec Christophe Wavelet en 200513,
Jérôme Bel, interrogé sur la réception de son spectacle éponyme, raconte que,
chaque soir, les spectateurs tenaient jusqu’aux limites du supportable pour
eux, puis finissaient par jaillir de leurs sièges et sortir; la scène de
l’urination en scène étant souvent le point limite. La tournée française puis
européenne est une suite de scandales entre agressions verbales et parfois
physiques de la part du public. A Marseille, un spectateur vient frapper le
chorégraphe à la sortie du spectacle. Discutant ensuite avec l’homme, Bel
comprend que celui-ci est choqué parce que pour lui «le corps est sacré».
Jérôme Bel explique que pour lui «non, le corps n’est pas sacré». Il estime que
seuls les danseurs peuvent aller si loin dans la nudité, du fait de leur
rapport à leur instrument-corps, outil désacralisé par le travail sur lui-même,
par la souffrance quotidienne du travail de la danse.
la nudité a parfois été perçue comme l’alibi de ce que
les critiques ont appelé «la non-danse». Finalement, le public y a moins
reproché «l’outrage à la pudeur», que l’absence de danse ou le «presque pas de
danse», en entendant par danse, le travail musculaire et chorégraphié sur le
mouvement. C‘est sur ce motif qu’un spectateur a intenté un procès au festival
de Dublin qui avait accueilli le spectacle Jérôme Bel en 1995
Les polémiques provoquées par les spectacles de Jan Fabre
souvent qualifiés de provocation «épate-bourgeois»—son Histoire des larmes dans
la cour d’honneur du palais des Papes à Avignon en 2005 par exemple avait fait
bondir —montrent que c’est un certain rapport à la nudité qui est conspué. Le
chorégraphe et plasticien flamand, venu de la performance, travaille tout
particulièrement sur l’exaltation des sens, de tous les sens, visuel, mais
aussi olfactif, gustatif, tactile, auditif, dont il estime qu’ils sont
amoindris dans une société contemporaine stérilisée et aseptisée. Héritier de
l’actionnisme viennois pour qui la corporéité était le dernier refuge de
l’authenticité, Fabre provoque le dégoût à dessein, un dégoût qu’il sait
irrépressible. Mais en le théâtralisant, il tente de l’objectiver afin de lui
faire perdre un peu de son emprise. Ce travail commence d’ailleurs d’abord avec
les danseurs eux-mêmes. Luc Van Den Dries, assistant de Jan Fabre sur son
spectacle As long as the world needs a warrior’s soul(2000), rend compte d’une
séance d’improvisation sur le thème de la honte des odeurs, que Chantal Jaquet
nomme «odoriphobie» dans sa Philosophie de l’odorat
.De multiples expériences
de soi et du rapport à l’autre, des explorations du vécu, y sont conduites hors
des tabous habituels du corps: en se sentant, en sentant ses partenaires, en
sollicitant par l’odorat les zones reptiliennes du cerveau et les pulsions
animales. [...] hier, il a conduit un groupe d’acteurs à faire une
improvisation sur les poils pubiens qui cachent les parties intimes de l’homme
et sont le dernier vestige de la fourrure animale. Mais ces poils véhiculent
également des odeurs qui interpellent notre odorat, un des sens les plus
anciens, éclipsé et tombé en désuétude au cours de l’évolution de l’homme. Les
odeurs sont cependant des détonateurs très puissants qui déclenchent une foule
de réactions tant physiques qu’émotionnelles.Dans cette improvisation, c’est
l’instinct qui guide le mouvement en amont de la raison. Jan Fabre y voit un
équilibrage nécessaire entre ces deux polarités et un sain exercice de
purgation des passions: Mon théâtre retourne aux origines de la tragédie qui
est née des rites dyonisiens. L’ivresse y rencontre la raison et la loi. Le
fonctionnement de la catharsis est un
principe important pour moi. Le spectateur est confronté aux passages les plus
sombres de l’histoire de l’humanité. Il est emporté dans une douleur et une
répulsion extrême. Cette confrontation à la souffrance profonde purifie son
âme.
Le succès du spectacle Tragédie d’Olivier Dubois (qui fut
un danseur de Jan Fabre) au festival d’Avignon en 2012, montre comment une
nudité charnelle, certes dépourvue de sécrétions corporelles, peut faire
consensus. Dans cette pièce de danse, neuf hommes et neuf femmes, intégralement
nus, dansent: marches, cadences rythmées par une musique martiale19, chairs
traversées par la sensorialité oscillent constamment entre l’écriture musicale
et la pulsion des corps y répondant. Le scandale de la nudité sur les scènes de
la danse contemporaine est, on le voit, tout relatif et bien plus complexe
qu’une réaction à un «outrage à la pudeur». C’est par la danse e tla performance
que la nudité radicale s’est invitée sur les scènes théâtrales françaises à la
fin des années 1990, avant d’être «normalisée» par l’esthétique du théâtre
public.
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