Dans
Spectacles-Arts, Pierre Marcabru vante «des acteurs clairs, transparents,
limpides»8.
Par ce concert, les critiques ne font qu'emboîter le pas à Peter Brook lui-même
qui affirmait: «Tchékhov voulait que le jeu des acteurs, la mise en scène
soient limpides comme la vie.»
En fait, ce que les critiques vantent par là
(consciemment ou non), c'est une sorte d'effacement total de la mise en scène,
ce que Léonardini appelle «le degré zéro de l'écriture scénique ».
Cette invisibilité de la mise en scène est liée pour eux à sa « nudité », à son
«dépouillement», c'est-à-dire à l'absence de décors, à la rareté des accessoires,
à la simplicité ou à la relative pauvreté des costumes. Comme si l'existence et
l'importance d'une mise en scène se lisaient proportionnellement à l'abondance
et à la richesse matérielles sur le plateau.
«Voici Tchékhov rendu à sa simplicité, voici la Cerisaie
retrouvée» ; Léonardini: «Brook la restitue dans sa
pulsation primitive»; Caroline Alexander: «Nous
voilà au coeur du coeur de Tchékhov. » celui de la «vie». cf l'affirmation
réitérée par Brook, à savoir que le théâtre doit capter et concentrer la vie.
La vie, c'est aussi la familiarité, la simplicité des
personnages, la proximité et l'intimité de leur rapport au public. C'est la vie
dans sa quotidienneté qui rapproche les personnages du spectateur, en fait ses semblables.
Pour Pierre Marcabru, «/a Cerisaie (...) nous devient proche et familière,
intime».
La proximité est ce qui caractérise en premier ce
rapport.
Dans le Théâtre des Bouffes du Nord, Peter Brook n'a pas voulu
reconstruire de plateau surélevé qui établisse une coupure entre la scène et la
salle. On a donc une aire scénique au sol, de plain-pied avec le premier rang
de spectateurs. Cette aire scénique, entourée semi-circulairement par les
gradins du parterre, reproduit en petit la disposition du théâtre antique et la
proximité du théâtre élisabéthain, deux formes qui ont témoigné, à leur
époque, de la vocation populaire du théâtre. Les acteurs jouent donc à deux pas
de nous. Ils nous effleurent parfois; on pourrait les toucher. Cette proximité
est encore renforcée lorsque, comme c'est très souvent le cas, on rajoute, à
même le sol, devant la première rangée de bancs, un ou plusieurs rangs de
coussins pour les spectateurs supplémentaires. Ce rétrécissement de l'aire de
jeu ne gêne pas les acteurs qui sont entraînés, par les nombreux exercices
d'improvisation qui ont préparé le spectacle, à une grande souplesse
d'adaptation. En fait, le spectateur est plus que proche de l'aire scénique, il
y est inclus. De même, dans la Cerisaie, un tapis est déroulé dans l'allée
centrale, poursuivant ceux qui sont sur l'aire scénique.( Le film modifie bien sûr cette proximité physique, mais le sgros plans permettent de suivre le jeu des acteurs de très près.)
Dans le dernier acte de la Cerisaie, quand les
personnages, censés déménager de chez eux, parcourent en cavalcade tout le
théâtre, se répandent dans les balcons, claquent toutes les portes, que Varia
jette les caoutchoucs de Pétia du premier balcon, c'est tout le théâtre qui
devient la demeure de Lioubov et nous sommes, nous aussi, à l'intérieur de
cette demeure. L'impression d'intimité procède en partie de cette
demi-transformation du statut du spectateur en personnage, sinon actif, du
moins témoin, figurant muet de la fiction
L'éclairage a aussi comme fonction d'unifier l'espace de
la scène et celui du public. Peter Brook a une prédilection pour les pleins
feux (qu'il utilisait notamment dans Ubu3*,
joué sans un seul jeu de lumière), mais même lorsqu'il use d'éclairages
différents, il veille à ce que la salle soit éclairée avec la même intensité
que la scène, afin qu'il n'y ait pas de coupure par la lumière entre l'une et
l'autre.
Théâtre «dépouillé»
Peter Brook n'utilise pas de «décor»,
au sens habituel du mot. C'est le théâtre tout entier qui va en tenir lieu,
exploité par chaque spectacle de manière différente et spécifique. Il y a chez
Brook un art extraordinaire de tirer parti de toutes les possibilités de son
théâtre, de jouer avec lui comme d'un instrument auquel on fait rendre les sons
les plus nouveaux et les plus inattendus. Et ce jeu même contribue au plaisir
du spectateur. À la réouverture, en 1974, du Théâtre des Bouffes du Nord, sous
la direction du metteur en scène anglais, le public découvrit avec étonnement
la beauté étrange de ce lieu, qui tenait à la fois du théâtre à l'italienne, du
théâtre grec et de l'espace élisabéthain, dont une certaine préciosité
architecturale contrastait avec un caractère délabré soigneusement conservé39.
Mais, depuis lors, au choc de la découverte, ont succédé un sentiment de
familiarité et d'intimité avec le théâtre et le bonheur de se retrouver dans un
lieu connu et aimé. Avec cette attente et ce plaisir particuliers devant chaque
nouveau spectacle: voir se transformer sous ses yeux, par son fonctionnement à
l'intérieur de la représentation, ce lieu qui n'est « à chaque fois, ni tout à
fait le même, ni tout à fait un autre».
En revanche, dans la Cerisaie, c'est la totalité du lieu
qui est investie, non seulement les balcons auxquels les acteurs accèdent par
l'escalier placé derrière les gradins, mais aussi les ouvertures en hauteur
découpées dans le cadre de scène et l'on croit voir ainsi exister l'immense
demeure de Lioubov et de Gaev, avec ses nombreuses pièces et ses étages. Du
reste, l'utilisation des différentes entrées (allées, dégagements du fond de
scène, les deux portes sur le cadre de scène), des fenêtres, du couloir
extérieur, des escaliers ou des balcons a presque toujours, dans ces deux
spectacles, comme fonction de prolonger imaginairement l'espace de la fiction
suggéré scéniquement.
Dans le
premier acte de la Cerisaie, la porte côté jardin est celle de la chambre
d'Ania, l'autre conduit à l'office tandis que l'allée jardin mène vers l'extérieur
de la maison: c'est de là que Lioubov,
de retour de Paris, arrive; c'est par là que tous les personnages quitteront la
scène à la fin de la pièce.
Les portes sont toujours utilisées de manière réaliste,
comme ouvrant ou fermant sur un lieu précisément défini; on les ouvre avec
douceur; on les claque avec fureur; on y frappe pour s'annoncer. Si bien que,
tout en faisant clairement partie de l'architec-ture théâtrale préexistant au
spectacle, elles fonctionnent exactement comme si elles étaient les éléments
d'un décor naturaliste fabriqué spécialement pour lui. D'où cette impression
d'évidence du lieu, soulignée par la critique. Mais, en même temps qu'elle crée
l'illusion d'un espace réel, l'utilisation du lieu théâtral tel quel, sans
déguisement, introduit au sein même de cette illusion une distance ironique.
Simultanéité de l'illusion et de la distance qui caractérise profondément
l'esthétique de Brook et qui, à la fois, le rapproche de Brecht et l'y oppose
(chez Brecht, on trouve l'alternance entre des moments d'illusion et des
ruptures).
Un certain nombre d'objets servent à la construction de
la fiction, à la caractérisation des personnages. Les critiques sont frappés
par leur parcimonie. En vérité, dans les deux derniers spectacles, les objets
ne sont pas si rares qu'ils le paraissent, mais l'usage qui en est fait en
scène crée cette impression d'extrême économie. L'objet chez Brook est toujours
intégré au jeu théâtral, il est toujours lié à une action; il ne connaît pas
d'existence scénique gratuite, pour lui-même. Il entre en scène au moment où il
devient nécessaire au jeu de l'acteur, il disparaît dès qu'il ne lui est plus
utile. Cela explique qu'il n'y ait jamais beaucoup d'objets en scène en même
temps, seulement le strict minimum nécessaire à la séquence en question. Par
exemple, dans le premier acte de la Cerisaie, Brook n'a pas cherché à
reconstituer toute la «chambre d'enfants» où se passe l'action: quelques tapis
au sol, un paravent, un vieux fauteuil suffisent à créer le lieu; mais la
fameuse armoire est là, recouverte au début d'un tissu. Pour le deuxième acte
qui se passe à l'extérieur, on se contentera d'ôter les éléments qui
désignaient la chambre: paravent, fauteuil, armoire. Pour la scène du bal, on
déroulera un tapis plus neuf et plus riche pour indiquer la salle de réception.
Au dernier acte, les tapis enroulés laissent voir le sol de ciment en accord
avec les murs délabrés du théâtre, et l'ensemble — architecture théâtrale-objets
scéniques-action dramatique — s'harmonise d'une façon qui peut paraître «
miracu-leuse» tant elle est singulière: on croit voir la vieille demeure ruinée
et désertée de Lioubov et de Gaev.
Dans la Cerisaie, les tapis forment la base du «décor»
des quatre actes,
On voit, du reste, que certains objets peuvent reparaître
d'un spectacle à l'autre. C'est surtout le cas des tapis dont Peter Brook
découvrit la valeur au cours de l'expérience africaine et qui avaient été
utilisés de façon importante déjà dans la Conférence des Oiseaux*. Ce
retour de l'objet connu contribue à donner au spectateur ce sentiment de
familiarité et d'intimité que je décrivais à propos du lieu: comme dans les
veillées anciennes, on se retrouve entre amis autour du tapis pour entendre et
voir raconter une nouvelle histoire.
De même qu'il n'y a pas de décor construit spécialement
pour le spectacle, de même les objets ne paraissent jamais fabriqués en vue de
la représentation, mais récu-pérés dans la vie quotidienne et ordinaire: les
tapis sont tous plus ou moins usagés, les sacs sont en toile de jute marquée
d'estampilles diverses, les assiettes sont ébréchées, l'armoire porte le poids
des ans, etc. Ainsi s'établit entre le monde extérieur et le monde de la scène
cette circulation fluide que Brook souhaite: en entrant au théâtre, le
spectateur ne pénètre pas dans un monde radicalement différent du monde
ordinaire; les êtres qu'il voit à deux pas devant lui, à côté de lui, sont ses
semblables puisqu'ils agissent dans un univers constitué des mêmes objets que
le monde extérieur.
Dans la Cerisaie, un bouquet de fleurs naturelles, des
fruits dont un concombre que Charlotte croque goulûment, etc. La présence
dominante de ce type d'objets renforce l'impression de «naturalité» du
spectacle.