mercredi 3 juin 2020

Notes sur la Cerisaie de Peter Brook pour lespremières ( analyse) 2


la «naturalité» des acteurs 

Bien évidemment, dans un théâtre qui refuse d'éblouir par les fastes du décor et des éclairages, l'acteur devient le pivot essentiel du spectacle. On peut dire que Brook a développé un nouvel art de l'acteur, mais il est particulièrement difficile de le définir parce que, comme toute l'esthétique brookienne, il se refuse à tout système.

Il est sûr que le naturel a été le but visé par les deux derniers spectacles (ce qui ne fut pas le cas de tous les précédents: là encore, Brook ne veut pas s'enfermer dans une forme fixe et rigide). 
De ce point de vue, la proximité acteurs-spectateurs exclut tout maquillage excessif (les hommes n'en ont pas, les femmes en ont selon la nécessité naturelle de leur rôle), toute tricherie sur les accessoires et les costumes. Ceux-ci ne ressemblent jamais à des costumes de théâtre. Ils ont toujours l'air d'avoir été déjà portés (quand ils ne paraissent pas carrément sortir d'un marché aux puces Le costume de Lopakhine dans la Cerisaie est incroyablement froissé: il témoigne du fait que le personnage vient de dormir tout habillé, comme il le dit lui-même.
bref, un naturel qui est le fruit du long travail de préparation qui a précédé, et non exactement de répétition, car Brook fait très peu répéter la même chose, afin d'éviter aux comédiens de se figer trop vite dans des effets. 
Jusqu'au dernier moment, la mise en scène n'est pas fixée: il ne cesse de la faire bouger, de demander aux acteurs d'essayer d'autres gestes, d'autres intentions, de modifier les déplacements et les positions. Et cette mobilité entraîne les acteurs à une invention sans cesse renouvelée, à une attention toujours soutenue, car le partenaire doit pouvoir trouver immédiatement une réponse adéquate à la nouvelle proposition. De là proviennent, pendant la représentation, cette concentration du jeu, des regards, cette communication profonde entre tous les acteurs en scène, cette intensité de la présence qui sont très particulières aux comédiens de Brook et qui donnent l'impression qu'ils habitent leur personnage (il faut voir Maurice Bénichou dans le rôle secondaire de Yacha: le regard, ironique ou veule, selon à qui il s'adresse, la manière de fumer le cigare suffisent à faire exister fortement ce personnage de valet snob). La souplesse des mouvements et des gestes fait croire à la spontanéité des acteurs. On n'a pas le sentiment que ceux-ci sont fixés d'avance.
 Dans la Cerisaie, en particulier, il y a un tel bouillonnement d'actions, les personnages sont souvent si agités, se levant, s'asseyant, courant dans tous les sens qu'il ne semble pas qu'un ordre préalable ait présidé à toute cette confusion et qu'on croit voir le surgissement même de la vie. C'est alors que la mise en scène devient transparente au public. Il est vrai que Brook n'impose pas les gestes: s'il en suggère, c'est au même titre que n'importe quel comédien
Il y a, d'une façon générale, de la part de Brook, une très grande méfiance pour les formes fixes. 
Déjà, dans l'Espace vide, il écrivait: «Le théâtre est un art auto-destructeur. Il est écrit sur le sable (...). Une mise en scène est établie et doit être reproduite — mais, du jour où elle est fixée, quelque chose d'invisible commence à mourir. 
  II n'est pas de ces metteurs en scène qui estiment leur travail achevé à la première représentation publique. Longtemps après, le travail continue sur le spec-tacle et des modifications peuvent y être apportées.

 Il lui paraît aussi quasi impossible d'appliquer à une pièce une forme préétablie (comme Ariane Mnouchkine décidant de monter RichardIII en s'inspirant du théâtre nô). Parler à travers un langage emprunté ne peut que bloquer la création, il faut que la forme jaillisse du travail concret et collectif sur le texte. Et l'on voit que, malgré des préférences. Brook ne s'enferme pas dans des principes rigides: si sa prédilection va aux pleins feux, il ne se refuse pas à user d'effets d'éclairage dans les deux derniers spectacles; alors que dans Ubu, l'usage de l'objet était surtout métaphorique, il est ici traité de manière réaliste (ce qui ne l'empêche pas de se charger de multiples connotations symboliques, au second degré); si, en général, Brook préfère des costumes hétérogènes parce que ce caractère, réunissant le présent et le passé, le proche et le lointain, universalise les personnages tout en les rapprochant de nous, il peut, comme dans Carmen pour Escamillo ou pour les personnages de la Cerisaie, choisir l'exacte reproduction historique, quand cela lui paraît nécessaire. Cette flexibilité esthétique doit aussi, par l'impression d'adéquation entre la pièce et son expression scénique, contribuer à rendre cette dernière évidente.

 
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