Lire son texte en préparant des questions sur ce que l'on ne comprend pas pour le prochain cours. A rattacher à la réflexion de groupe que vous avez menée sur la notion de captation.
Présentation technique de la captation
Tous des oiseaux de Wajdi Mouawad, Théâtre national de la Colline, captation archive
La captation a été enregistrée en décembre 2017 (année de la création de la pièce). Elle a été conçue comme une archive, un outil de travail et de communication « pour les services de production à destination des lieux de tournée, les services de la technique pour les reprises de régie, ainsi que pour l’équipe artistique, pour les reprises de rôle » (Tuong-Vi Nguyen, maquettiste vidéaste du Théâtre de la Colline).
Techniquement, le son a été enregistré par quatre micros à l’avant-scène, deux en coulisses. Trois caméras ont recueilli les images : une, centrale, en milieu de salle, pour le plan large fixe, une à jardin et une à cour (avec un objectif 70-200mm) pour les plans moyens ou serrés. Un cadreur, équipé de casque, se trouvait derrière chaque caméra latérale. Une personne en régie leur donnait des indications. Toutes les images proviennent d’une même représentation. La postproduction a été limitée au choix des plans : il n’y a eu ni mixage son, ni étalonnage vidéo. Il n’y avait pas de parti pris particulier pour cette captation, si ce n’est « d’essayer de restituer au mieux le spectacle qui, comme tout spectacle, perd de son caractère vivant à partir du moment où il est filmé » (Tuong-Vi Nguyen).
Rémanence des regards ( Ce qui subsiste dans la captation des regards multiples des spectateurs de la représentation)
Le théâtre est un art vivant, éphémère, dont une des forces réside dans la coprésence des acteurs et des spectateurs, qui se rencontrent dans l’ici et maintenant de la représentation. Peter Brook rappelait en ce sens que « ce qui est purement théâtral, c’est-à-dire ce qui dépend de la relation entre les acteurs et le public [...] est insaisissable par la caméra ».
Le film de théâtre est irrémédiablement marqué par la perte. La première déperdition est peut-être celle de la liberté du spectateur de théâtre. André Helbo oppose en ce sens le spectateur de théâtre au spectateur de cinéma :Tandis que le spectateur de cinéma « reçoit un discontinuum de visions sélectionnées par le cinéaste ; organisées sur l’écran en composition », le spectateur de théâtre, lui, « saisit un continuum d’images scéniques ; il extrait lui-même ses visions dans l’ensemble tabulaire qui lui est offert et les organise en composition dans la diachronie du spectacle [...]. Au théâtre, le spectateur se fait son cinéma ».
Lors d’une représentation théâtrale, le spectateur est en effet libre de porter son attention sur l’action principale, de se focaliser sur un acteur en arrière-plan, un détail du décor, ou bien encore de prendre conscience de la présence du public. Marie-Madeleine Mervant Roux a en outre montré combien la place du spectateur influe sur sa perception de la représentation. Conscient de la diversité de perspectives offerte au public, Wajdi Mouawad a demandé que plusieurs caméras enregistrent son spectacle : « je [souhaite] un montage qui permette des changements d’angle, de points de vue, parce qu’un spectateur est toujours assis au même endroit, mais il y a des spectateurs dans différents points de vue. Certains sont côté jardin, d’autres côté cour ».
La captation de Tous des oiseaux tente de garder une trace de la multiplicité de regards qui se sont posés sur cette création.Le souci exprimé par Wajdi Mouawad fait écho à celui de Peter Brook : mettre une pièce en scène, disait l’artiste britannique, ce n’est pas chercher à imposer son propre point de vue, mais, au contraire, essayer « de donner le plus de points de vue possible », de manière à ce que les spectateurs soient « toujours libres de choisir, dans chaque scène et à chaque instant, les points qui les [intéressent] le plus ». Or, choisir de faire un film, c’est faire « ce qu’un réalisateur ne peut éviter de faire : montrer ce que voient ses propres yeux. Au théâtre, un millier de spectateurs voient la même chose avec un millier de paires d’yeux, mais en même temps, ils participent à une vision composée collective ». Le montage final impose nécessairement une vision du spectacle. Celui-ci ne peut être pérennisé par le film. « Ce que l’on pérennise, c’est autre chose », affirmait Vitez, c’est « le point de vue original de quelqu’un sur le théâtre ».
La captation permet cependant de toucher de nouveaux spectateurs qui, sans elle, n’auraient pu avoir accès à Tous des oiseaux. Pour Wajdi Mouawad, il était primordial que cette archive soit de bonne qualité : « c’est très important par rapport à la question de la démocratisation et de l’accessibilité à tous les élèves parce que l’on ne peut pas aller jouer partout ».
La question de l’émotion
Il reste que la captation peut atténuer le surgissement du trouble susceptible de naître de la rencontre de l’acteur et du public dans l’ici et maintenant de la représentation. Pour Patrice Pavis, la liberté de regard que le théâtre permet au spectateur est liée à une certaine maîtrise des émotions que l’écran, lui, interdit. Le spectateur de théâtre est en quelque sorte son propre réalisateur, il « reste le manipulateur en chef, le machiniste de ses propres émotions, l’artisan de l’événement théâtral : il va de lui-même vers la scène, tandis que l’écran absorbe sans rémission le spectateur de cinéma » . Pourtant, à travers ses mises en scène, Wajdi Mouawad cherche justement cette absorption du spectateur dans l’histoire :« Un de mes grands défis, quand je commence à travailler, est de savoir comment je vais passer d’une scène à une autre sans que le spectateur se réveille. [...] Ce que j’aime au théâtre [...], c’est d’être arraché à ma raison pour être précipité dans mes perceptions et mes sensations. C’est cela le but, l’angoisse même. Comment faire pour qu’il n’y ait pas de retour à l’intellect de façon trop prégnante ou trop régulière chez le spectateur ».
Alors que la recherche de l’émotion est au centre de sa création théâtrale, Wajdi Mouawad semble paradoxalement se défier de celle-ci lorsqu’il évoque la captation du spectacle. Le réalisateur entendait en tout cas échapper à la facilité du gros plan :« ce que je vais essayer d’éviter, c’est le gros plan. J’aimerais arriver à éviter ça pour ne pas mettre l’étudiant dans une trop grande illusion de la réalité, pour ne pas qu’on tombe trop facilement dans la télévision. J’aimerais éviter le gros plan, être autant que possible dans des plans pieds, même si parfois, ça pourrait être des plans plus rapprochés que d’habitude »16.Le metteur en scène affirmait le désir d’une captation fidèle et de qualité, qui rendrait compte de la dimension polyphonique de sa création.
La captation, vestige d’ « une écriture en trois dimensions».
Pour l’artiste en effet, « tout est écriture » :« Je n’ai jamais fait de mise en scène, je n’ai fait qu’écrire : le corps du comédien, la lumière, le son, les accessoires sont des mots. C’est parce que tout est écriture -une “écriture en trois dimensions” pourrait-on dire -que j’arrive à aller au bout du spectacle, car je ne suis pas metteur en scène, je ne suis qu’un auteur ».C’est pourquoi l’artiste souhaitait que la captation soit « un document de qualité en termes d’images, de son, et en termes de montages, qu’il y ait une dynamique, qu’on ait les mouvements du décor, qui eux aussi sont une écriture ». Wajdi Mouawad fut par exemple particulièrement attentif à la prise de son lors de la réalisation du film. À la fin de la première partie de Tous des oiseaux, on entend des avions de chasse. Ce son n’est pas un simple élément de décor. Il dit la guerre, la tension omniprésente qui surplombe les personnages. L’avion participe de la construction du tragique, « c’est de l’écriture pour moi » dit le metteur en scène. Ce que l’on perd néanmoins avec la captation, c’est la puissance du bruit qui résonnait dans la grande salle du Théâtre de la Colline, mais aussi la spatialisation du son, qui donnait aux spectateurs l’impression que l’engin militaire traversait vraiment dans la salle. La captation n’est nécessairement plus qu’un vestige de l’« écriture en trois dimensions »qui se déployait sur le plateau.