Sur la place de l'émotion dans le théâtre de Wajdi Mouawad
1. Un théâtre de l’ébranlement.
L'émotion est au cœur du théâtre mouawadien : « Je ne crois pas, dit-il, que ça vaille la peine de se déplacer au théâtre si ce n’est pas pour être bouleversé. »
Tous des oiseaux s’ouvre sur une rencontre amoureuse. L’évocation du big-bang traduit l’intensité du vertige ressenti. Elle décuple l’image du coup de foudre tout en lui conférant une dimension scientifique.
La puissance des sentiments des deux personnages n’a d’égale que l’impossibilité de leur relation. Là réside le conflit, dramaturgiquement nécessaire. La violence du rejet de chaque clan éclate lors du Seder.
On a l’impression que les conflits familiaux se répètent
puisque Nora a elle-même épousé David contre l'avis et la vie de son père, communiste qui rejette ses origines juives.
Tous des oiseaux raconte pourtant l’histoire de gens qui s’aiment: « Tous, ils s’aiment tous dit l’auteur, mais la démesure des élans passionnels fait basculer l’amour dans le tragique. »
« Si je la perds, je meurs » confie Eitan p 47.
Comme dans de nombreux spectacles de l’auteur, les jeunes gens sont victimes d’une haine séculaire, dont ils sont, malgré eux, les dépositaires.
Lorsque David saisit le couteau qu’il plante brusquement sur la table, il fait resurgir le souvenir du sacrifice d’Abraham.
L’auteur cherche à travers ses créations à emporter le spectateur dans un récit bouleversant. « J’aime raconter des histoires qui soit porteuses de grandes émotions » dit-il.
L’émotion n’est pas une finalité du spectacle. Elle est une composante nécessaire. Il s’agit de mettre Le public sous haute tension, en mobilisant tous les moyens de la représentation : l’histoire, le rythme du récit, la lumière, le sens, la scénographie. C’est pourquoi le metteur en scène évite les noirs, ces brefs moments de transition qui interrompent la narration, donnant aux spectateurs l’occasion de reprendre son souffle.
Il préfère tuiler les espaces-temps traversés par les personnages ou créer des collisions temporelles. Immerger le spectateur dans sa création, telle est l’ambition de l’auteur metteur en scène.
« Ce que j’aime au théâtre, ou devant une peinture dit-il, c’est d’être atteint, arraché à ma raison pour être précipité dans mes perceptions et mes sensations. C’est cela le but, l’angoisse même. Comment faire pour qu’il n’y ait pas de retour à l’intellect chez le spectateur ».
Regrettant le désenchantement du monde actuel, il explique vouloir renouer avec les grands émois collectifs, tout en étant bien conscient des dérives qu’une telle recherche implique
« J’ai fait en sorte qu’il y ait un moment dans chaque spectacle où il y ait une émotion collective. J’avais l’impression d’être un peu moins seul, là, le théâtre a pris un sens extraordinairement « anti-mort ». C’est comme si ce moment-là répondait à toutes les morts, à toutes les guerres. Tout d’un coup j’arrive à créer une seconde où la majorité des spectateurs sont ensemble dans la même émotion, alors qu’ils n’ont pas eu les mêmes vies. Ça s’appelle la catharsis.Mais j’essaye de faire énormément attention parce que je ne veux pas tomber dans un fascisme qui ferait en sorte que tout le monde doive ressentir exactement la même chose ».
L’auteur a conscience que sa recherche esthétique s’engage à contresens de la voie empruntée par la création actuelle.
« On attend de l’art contemporain qu’il disperse les émotions, qu’il les rendent multiples, non pas qu’il les rassemble. Je viens d’une histoire qui est en manque de cohésion. Il est donc normal pour moi d’écrire dans cette perspective. Le désenchantement est très violent dans le monde dans lequel nous vivons. Il faut creuser pour trouver l’enchantement, on le trouve dans la passion amoureuse, parfois devant l’art, plus du tout en politique. C’est un des maux de notre époque. L’enchantement est personnel, il est très rare qu’il soit collectif ».
La création artistique serait alors l’espace rendant possible une forme de consolation.
Les créations de l’auteur épousent les blessures du monde, tout en tentant de les panser par la consolation du récit.
Dans Tous des oiseaux, pourtant, si l’on en croit le kaddish d’Eitan (« je répète je ne me consolerai pas »), la consolation semble impossible. David est mis à l’écart, mort. Ses proches continuent à vivre. Il n’y a pas de réunion, pas de réconciliation possible. Alors que dans Incendies, tous les personnages se rassemblent à la fin. Mais Incendies évoque un conflit, la guerre civile libanaise, qui est terminé. Le problème du Moyen-Orient, lui, n’est pas résolu. La réconciliation était, de ce fait, impossible.