Le directeur du théâtre parisien du XXe arrondissement, né au Liban, puis exilé, dialogue intensément avec le tragique et l’adolescence.
C’est autour d’un minuscule pupitre d’écolier que se fait l’entretien, au cœur du grand bureau de directeur du Théâtre national de la Colline (dans le XXe arrondissement parisien) que Wajdi Mouawad occupe depuis 2016. Pour obéir aux règles du portrait, on dira chevelure exubérante, œil clair, lunettes fines, voix douce, jean et baskets. Une allure juvénile qui fait qu’il est là parfaitement à sa place tandis que j’ai peur de rejouer Boucle d’or cassant la chaise du petit ours. «L’enfance est un couteau planté dans la gorge», a-t-il écrit dans Incendies. J’ai une heure pour explorer masquée comment ses mots s’accommodent de ce couteau, le triturent ou l’arrachent.
Il dit avoir parlé très tard, il ne s’est depuis jamais tu. Chacun de ses spectacles, qu’il en soit auteur, metteur en scène, dramaturge, acteur ou vidéaste, s’accompagne de manifestes, de notes d’intentions, de préfaces et de postfaces. Au printemps, quand d’autres faisaient leur pain confiné quotidien, il a écrit et a lu journellement quinze minutes de textes intimes et universels. Plus de 800 000 écoutes : combien d’entre nous pensent désormais à Ponce Pilate ou à Lady Macbeth en se lavant les mains dix fois par jour ? C’est qu’il refuse d’être un idiot, entendez l’idiotès de Socrate, tout entier consacré à sa vie domestique - même s’il confie trouver dans le ménage un «entraînement à l’assiduité». Le vrai citoyen remonte ses manches pour aller discuter sur l’agora. Des mots, mais en mouvement : Mouawad est un obsédé du verbe plutôt que du Verbe. En 2019, en l’écoutant échanger leurs «verbes aimés» avec Valère Novarina, à la Villa Médicis, j’avais pensé que les tapisseries et la vue sur le Vatican étaient un drôle d’endroit pour ces animaux-là, mais aussi qu’on avait en France de vrais auteurs de théâtre.
La seule chose qui lui importe, c’est de «bien raconter une histoire». De «construire une narration qui remette de l’ordre dans les fragments du réel», fruits d’une double explosion : né en 1968, il a grandi au Liban dans une famille chrétienne que la guerre pousse à l’exil, vers la France en 1978, puis en 1983 vers le Canada québécois, où sa mère meurt, deux ans plus tard. Deux coups de couteau, deux âges, 8-10 ans et 16-17 ans, entre lesquels il ne se souvient de rien sinon d’une «sensation de bois mort». Il parle arabe avant, français après - et en conclut «ma langue maternelle, c’est ma jeunesse». Guerre civile, soit peut-être la plus brutale, Méditerranée, double exil, mère, mort : le décor est planté pour écrire la tragédie, mettre en scène la «terreur et la pitié» selon les mots d’Aristote. Même si peu importe la nature exacte de la douleur, puisque «ce n’est pas elle qui compte, mais la mettre en lumière». Alors, il écrit, il met en scène, au Québec , puis en France.
Ses personnages, la plupart du temps jeunes, doivent se «confronter à leur zone sauvage» à la faveur de cataclysmes historiques et individuels s’entre-nourrissant, autant de «grosses béquilles indispensables» dont il se rit. Sans, il s’ennuierait. En lieu d’oracles, des tests ADN révèlent les filiations cachées. Le juif apprend qu’il est arabe ou l’Arabe qu’il est fils de son propre frère, bourreau de sa mère. Les tragédies ne sont-elles pas toujours des histoires d’enfants, parfois devenus parents ?
La recette fonctionne et, en 2009, la tétralogie du Sang des promesses embrase Avignon. Certains trouvent qu’il en fait trop, les grosses béquilles restent en travers, mais il sait indéniablement réconcilier le public, surtout jeune, avec le souffle lyrique de la tragédie. Jusqu’à 2011 et le feu médiatique, cette fois, quand il confie à Bertrand Cantat le chœur de la Trilogie des femmes. Il faut «prendre soin du vivant», explique-t-il alors. Retenons ce programme plutôt que de discuter ici la pertinence du choix du chanteur ou sa performance. Quoi de plus vivant que la jeunesse, que toutes les époques s’appliquent à «domestiquer», à «assécher» voire à «assassiner» ? Wajdi Mouawad veut lui rendre le «goût du jeu» et de se battre pour ne pas tourner en dérision cette «soif insatiable de l’infini» que les hommes partagent avec les chiens qui aboient. Il attrape Lautréamont sur un rayon de bibliothèque, pour y lire la phrase exacte. Et regrette : «Devenir un vieux con est la chose la moins douloureuse.»
A la place, «déployer une clairière» autour de lui. «Quelqu’un» a su l’écouter, encore adolescent. Puisqu’on ne peut jamais payer ses dettes qu’à d’autres, il transmet à son tour - et de ces échanges il se nourrit. Il tâtonne, ajuste - il répète le mot «artisanat» - et le théâtre accueille. Des colloques animés par des 18-25 ans, des ateliers, des jeunes reporters… La réelle représentativité de ces initiatives ? Il concède qu’il faut encore aller chercher plus loin. Il mise sur «le cheval de Troie» : un spectateur enthousiaste se verra invité à revenir avec un ami qui n’a jamais mis les pieds dans un théâtre, ainsi de suite. Ses projets débordent la sphère théâtrale. Dernière incubation, évoquée avec l’historien Patrick Boucheron : un bac «poétique», pour remplacer ce «rituel initiatique» dont le contrôle continu prive 750 000 adolescents.
La reconnaissance a en partie comblé le besoin qu’il avait à ses débuts d’être «aimé inconsidérément». Wajdi Mouawad n’a plus à en faire trop. Alors qu’il re-crée Littoral, pièce de 1997, peut-être qu’il chemine comme Sophocle, qui s’était éloigné des tragédies radicales de ses débuts pour écrire sa révolutionnaire Antigone. Notons, en tout cas, que jamais le sujet de la sépulture empêchée n’aura été si contemporain, quand les cimetières débordent jusqu’en Suisse. Notons aussi qu’il n’y a que lui pour dire Sophocle en jeune poète exalté, découvrant Eschyle à l’âge de 17 ans, plutôt qu’en buste chenu figé dans le marbre.
Quelques bruits de pas dans les couloirs presque vides. Que faire quand les lieux sont clos et que les corps font barrière ? Des initiatives en ligne comme un «fil d’Ariane» avec le public mais pas de podcasts pour ce deuxième confinement, qui se terminera ici le 15 décembre avec Littoral et un spectacle de Simon Falguières. Au lieu de parler à d’autres, Wajdi Mouawad cette fois répète. Seul. Il répète des pièces encore à créer, avec les moyens techniques de la scène sans lesquels le texte n’est qu’un squelette. L’image m’évoque cet enregistrement où il mentionne son père, auquel il demande ce qu’il faisait au Liban, enfermé sous les bombes, sans famille, téléphone ou télévision. Le père finit par répondre : du spiritisme. Il a d’abord convoqué ses morts avant de s’adresser par le même biais aux vivants, ses enfants loin de lui. On peut - il faut - toujours se raconter une histoire.
En sortant, je regarde une dernière fois le petit pupitre. Peut-être parce qu’il y a trois bouteilles d’eau de fleurs d’oranger sur une étagère, je pense soudain à ces tables de cafés libanais où l’on joue à la tawlé. Le «goût du jeu» mais aussi un art de vivre sont ici transmis. Pasolini, dans Nouvelle Jeunesse : «Je pleure un monde mort. Pourtant, moi qui le pleure, je ne suis pas mort.» Pendant ce temps, Wajdi Mouawad cherche en vain la clé qu’il avait pourtant en entrant. Je lui souhaite de chercher encore longtemps.
1968 Naissance à Deir-el-Qamar (Liban).
2016 Directeur du Théâtre national de la Colline
15 décembre 2020 Réouverture du théâtre, et reprise de Littoral.