dimanche 31 janvier 2021

la question du costume au théâtre ( 1)

A la suite du bac blanc , approfondir la question du costume au théâtre.

 

Portail du costume de scène et d'écran

"Les costumes des personnages seront autant de petits décors portatifs. Un costume-théâtre doit être ridicule, immettable à la ville. Quand il est beau et vrai, il y serait monstrueux.1"

 Cette formule lapidaire du peintre Lucien Coutaud, créateur du décor et des costumes du Soulier de satin de Paul Claudel, créé par Jean-Louis Barrault en 1943, révèle la tension entre art et naturalisme sur scène, particulièrement exacerbée lorsqu’elle se matérialise dans le costume. « Vrai » sur scène, donc faux à la ville : l’antithèse condense le caractère artistique de cet élément prosaïque, incontournable, inéluctable du spectacle, qui, parce qu’il est porté par le comédien, subit une tension extrême entre deux aspects : fonctionnel et esthétique

 L’étymologie du terme (du latin consuetudo, habitude), dérivé de « coutume », emprunté à l’italien costume (« coutume ») au XIIIe siècle, prouve son lien historique avec la peinture. Utilisé d’abord par Nicolas Poussin pour définir « l’art de traiter un sujet dans toute sa vérité historique (...) suivant le temps, le génie, le goût, les lois, les richesses, le caractère et les habitudes d’un pays où l’on place la scène d’un tableau »2, le costume est un ensemble de signes plastiques visant à contextualiser et à rendre crédible une scène selon les habitudes locales de ce qu’elle représente

Désignant l’habit de théâtre dès le XVIIIème siècle, il se place au cœur d’une contradiction entre la nécessité d’inscrire le personnage dans une tradition, afin de le rendre repérable scéniquement, pour créer l’adhésion du public avec la fiction, et celle de s’harmoniser avec la scénographie, la direction d’acteur et leurs évolutions historiques. Le costume de théâtre est l’un des nombreux éléments matériels de la représentation, mais sa particularité réside dans ce paradoxe : son invraisemblance (c’est-à-dire sa beauté plastique, à en croire Lucien Coutaud) peut aussi frôler le ridicule, au risque d’y sombrer et d’entraîner avec lui l’ensemble du spectacle. De « trop beaux » costumes peuvent faire la ruine de belles mises en scène.

  Le costume, un enjeu dramaturgique 

 1. « Types » et déguisements  

Historiquement, dans l’Antiquité puis particulièrement dans la commedia dell’arte4, l’une des premières fonctions du costume est de désigner le type de personnage, et de le rendre visible aux yeux du public. Il serait pertinent d’en déceler l’héritage chez Molière, Corneille, Marivaux, ceux-ci conservant les noms, et les type sociologiques, voire psychologiques des comédiens italiens. Arlequin, Matamore, Scapin, Isabelle en sont les successeurs. 

De nombreuses sources détaillent les types de personnages. Le personnage-type de Matamore dans L’Illusion Comique de Corneille nourrirait une analyse problématisée de ce rapport du rôle à la tradition, à travers les choix de costumes accentuant plus ou moins la référence historique selon les metteurs en scène.  

On trouvera chez Molière de nombreuses scènes de déguisements. Mascarille en précieux devant les deux provinciales ridicules, Monsieur Jourdain en noble puis en mamamouchi, Toinette en médecin « passager », pour ne citer que les plus célèbres, illustrent la fascination exercée par le costume sur l’acteur « aux rubans verts », et sa force de signification au service de la satire sociale. Le Bourgeois gentilhomme s’avère particulièrement traversé par la question du déguisement : M. JOURDAIN : [...] vous m’avez aussi fait faire des souliers qui me blessent furieusement

 Cette réplique adressée au tailleur condense le conflit douloureux entre le corps et le masque, la vérité du personnage aux prises avec son rêve inapproprié. Les bas trop étroits, l’épée trop lourde, sont autant de « moules » sociaux auquel la physionomie du bourgeois ne se pliera pas sans souffrance. Comédie du masque et de l’aliénation, Le Bourgeois gentilhomme est aussi celle de l’inadaptation à la réalité, et des désirs contrariés. La fortune de cette comédie-ballet s’explique certes par la débauche de costumes à laquelle elle invite, mais aussi par la profondeur du questionnement sur l’identité et le regard d’autrui qu’elle soulève. Dans quelle mesure Monsieur Jourdain est-il victime de ses illusions ? La nature de cette « indienne »8 que son tailleur lui a dit devoir porter le matin révèle la gravité de sa folie : elle fera du personnage, selon les mises en scène, un simple vaniteux ou un fou dangereux. Le fou rire de Nicole, dans la scène 2 de l’acte III, se justifie par l’aberration du costume du Bourgeois, que chaque époque est libre de réinventer. Costume et déguisement se rencontrent ici, pour nous permettre de les différencier .

  Alors que le « costume » renvoie à l’habitude et au rituel, le « déguisement », inversement, est un habit qui choque en s’opposant à ce qui fait la manière d’être habituelle (« coutumière ») d’une personne. Le « déguisement » dissimule et travestit, quand le « costume » confirme une identité en soulignant une référence sociale, professionnelle ou historique. Cette subtilité sémantique irrigue de nombreux textes dramatiques, notamment dans le registre comique : le déguisement carnavalesque, ingrédient efficace, n’est pas négligé dans les grandes comédies de Molière (l’Acte III de Dom Juan montre Sganarelle « en habit de médecin » et son maître « en habit de campagne », permettant ainsi le quiproquo dont est victime Don Carlos à la scène 3). 

 L’histoire de la pièce Tartuffe montre que le costume du faux dévot, emprunté aux Jésuites lors de la création en 1664, a pu alors indisposer le père Lachaise, aumônier du roi, et ainsi contrarier la création de la pièce, malgré les concessions ultérieures de Molière, prêt à « déguiser » son personnage en homme du monde.

Plus tard, chez Marivaux, L’Île des esclaves et Le jeu de l’amour et du hasard reposent sur un jeu de masques sociaux, échangés en vue de l’éducation des maîtres ou d’une reconnaissance amoureuse
Citons l’adaptation cinématographique du Jeu de l’amour et du hasard, signée Valérie Donzelli, qui montre avec un humour grinçant l’embarras physique autant que moral infligé aux protagonistes « masqués ». Les costumes y sont intentionnellement rigides, posés sur les acteurs comme des panneaux entravant leur gestuelle jusqu’à la douleur. La rigidité des codes sociaux, le conflit entre sensibilité individuelle et statut social, y éclatent dans un registre burlesque proche sans doute de ce que pouvait signifier aux yeux du public du XVIIIème siècle l’échange d’habits « coutumiers ». 

 Le mariage de Figaro de Beaumarchais s’achève quant à lui dans une explosion de quiproquos, machinés par Suzanne vêtue en comtesse, elle-même vêtue en Suzanne, recevant ainsi les hommages de son propre époux. Chérubin (déguisé auparavant en jeune fille avant d’être rapidement démasqué) entre en scène (scène 6, acte V), sans raison apparente, sinon pour décupler les effets burlesques dus aux échanges d’habits : CHERUBIN se baisse en regardant de loin. Me trompé-je ? Á cette coiffure en plumes qui se dessine au loin dans le crépuscule, il me semble que c’est Suzon. L’obscurité, les déguisements, le jeu d’espionnage auquel se livrent Suzanne et Figaro font du costume l’un des accessoires essentiels de cet épilogue : Chérubin veut embrasser la Comtesse ; le Comte se met entre eux deux et reçoit le baiser. [...] CHERUBIN, tâtant les habits du Comte. (A part) C’est Monseigneur !

Cette dimension comique du thème du déguisement explique la difficulté particulière d’inventer des costumes appropriés au genre tragique. Rien de plus fatal à la catharsis qu’un héros romain en collants du XVIIe siècle. Le costume tragique ne souffre pas d’être dénoncé, au risque de rejoindre le déguisement au rayon des erreurs esthétiques. Une étude iconographique des grands rôles tragiques montrerait que les créateurs des XXe et XXIème siècles ont adopté une esthétique hybride, mêlant les références historiques et géographiques pour réactualiser les mythes. L’Agamemnon de Sophocle mis en scène par Peter Stein en 1980 accumulait les références à l’Allemagne des années 30, Médée d’Euripide, dans la mise en scène de Jacques Lassalle en 2000, convoquait le Moyen-Orient, celle de Deborah Warner en 2003 se jouait en jeans et chemises, Electre de Sophocle, mis en scène en 1986 par Antoine Vitez semble se dérouler dans la Grèce des années 1940