Vertiges du costume
1. Le costume doit être « à la fois matériel et transparent : on doit le voir mais non le regarder » (Roland Barthes)
La tentation esthétique menace la nécessaire invisibilité du costume « réussi ». Les contributions de certains artistes à la création de costumes de scène nourriraient avec profit un cours sur l’Histoire des Arts. Les costumes créés par Picasso pour l’opéra Parade d’Erik Satie en 1917, et dont on trouve de nombreuses reproductions, ouvriraient la voie à une lignée de créations modernes. Citons sans exhaustivité les dessins d’Alfred Jarry pour ses personnages d’Ubu Roi, les couronnes démesurées et expressionnistes de Macbeth, adapté à l’écran par Orson Welles en 1948, l’archaïsme onirique des costumes de Médée adaptée par Pier Paolo Pasolini, les collaborations de couturiers célèbres (Thierry Mugler pour Macbeth à la Comédie Française en 1985, Christian Dior pour Les fausses Confidences au Théâtre national de l’Odéon mis en scène par Luc Bondy en 2014, Christian Lacroix pour de nombreuses création dont Cyrano de Bergerac mis en scène par Denis Podalydès à la Comédie Française en 2006), et aussi le goût pour la somptuosité (souvent exotique) du Théâtre du Soleil, remarquable depuis le cycle des Shakespeare entamé en 1982.
cf le fameux article de Roland Barthes sur Les maladies du costume de théâtre. Après avoir dénoncé excès et erreurs (jusqu’à l’inadéquation entre visages contemporains et costumes historiques), le sémiologue y détermine ce qui fait la réussite d’un costume : clarté du signe et empathie avec le corps de l’acteur.
Autre fonction positive du vêtement : il doit réveler une humanité, il doit privilégier la stature humaine de l’acteur, rendre sa corporéité sensible, nette et si possible déchirante. Le costume doit servir les proportions humaines et en quelque sorte sculpter l’acteur, faire sa silhouette naturelle, laisser imaginer que la forme du vêtement, si excentrique soit-elle par rapport à nous, est parfaitement consubstantielle à sa chair, à sa vie quotidienne ; nous ne devons jamais sentir le corps humain bafoué par le déguisement.
Cette réflexion critique, alimentée par la découverte en 1954 du théâtre de Brecht en France, nourrira les choix ultérieurs des metteurs en scène de la fin du XXe siècle. Notamment, la conception spécifique de la « costumation » (on entend par là l’activité de chercher, élaborer et fabriquer un costume) telle qu’elle contribue depuis les origines au travail du Théâtre du Soleil mérite une attention particulière.
Plus qu’une collaboration ponctuelle avec un créateur extérieur, la fabrication des costumes au Théâtre du Soleil se fait en collaboration permanente entre l’équipe de costumières et les acteurs. Sollicités dès les premières répétitions, ceux-ci construisent leur personnage en lui inventant d’emblée une corporéité visible. Si le masque, utilisé aux débuts de la compagnie30, a disparu en tant que tel, il perdure pourtant à travers le costume, qui induit immédiatement une silhouette et donc un caractère. Cette compagnie, grâce à l’osmose entre les différents corps de métiers qui la composent, et surtout à l’intérêt d’Ariane Mnouchkine pour les formes traditionnelles de théâtre oriental, a réussi à faire du costume une aide au jeu, en dépassant, tout en l’assumant pleinement, la dimension décorative de cet élément scénique :
"Je ne pense pas qu’on puisse dire qu’un costume travaillé, comme à mon sens il devrait l’être, soit extérieur. Les comédiens cherchent leurs costumes comme ils cherchent, comme nous cherchons, tout le reste. Je ne pense donc pas que le costume soit l’extérieur. Il fait partie de l’intérieur. Le costume fait partie de l’extérieur quand il est livré deux jours avant la première d’après une maquette qui a été décidée trois mois avant la première répétition. [...] Mais quand le costume s’est élaboré avec de vieux bouts de tissus, comme quand un enfant se déguise petit à petit avec des erreurs, alors il devient intérieur. [...] C’est une invocation pour essayer de faire en sorte que le personnage vienne, habite, envahisse31." Ces propos d’Ariane Mnouchkine disent comment peut se résoudre le paradoxe de l’objet vivant, du décor « porté » par l’acteur, si celui-ci secrète son costume par accumulation et sédimentation au long cours durant les répétitions ; ce dernier point n’excluant pas, en outre, un soin porté aux matières, parfois luxueuses comme la soie, les teintures uniques et naturelles, qui font des spectacles du Théâtre du Soleil des tableaux uniques.
Des extraits des spectacles du Théâtre du Soleil, par exemple Les Atrides, dont les costumes sont très stylisés, pourraient être mis en relation avec ces conceptions, qui s’accordent pour confier au costume une valeur essentielle : « dans toutes les grandes époques de théâtre, le costume a eu une forte valeur sémantique : il ne se donnait pas seulement à voir, il se donnait aussi à lire, communiquait des idées, des connaissances ou des sentiments ».
2. Le « costume d’éternité »
Dans un entretien donné par Antoine Vitez lors d’un congrès organisé par la Société française Shakespeare en 1982, ce dernier répond à une question posée sur le costume en distinguant le costume d’Histoire du costume d’Eternité :" Pour atteindre l’effet d’éternité, il faudrait un costume en utopie et en synchronie, c’est-à-dire où se mélangent les styles : un empereur romain, un homme en blue-jean, un Chinois d’il y a cent ans font une utopie, et une uchronie parfaites. Un très beau costume d’éternité, c’est le vêtement de travail, d’exercice, ce que Meyerhold dénomme « le vêtement de production », où l’acteur est dans une sorte de bleu. (...) Si nous nous mettions ainsi à jouer Hamlet, nous toucherions à l’essence. Nous serions tout nus face au texte.35
Son scénographe de prédilection, Yannis Kokkos, pose la question dans Le scénographe et le héron36 : « comment mettre en présence simultanément la dimension historique culturelle et le regard contemporain grâce à ce que l’acteur raconte par sa présence ? [...] Le but étant que le spectateur saisisse l’historicité aussi bien que la présence contemporaine de l’acteur »
On se réfèrera à ce texte d’un créateur de costume qui s’est attaché à écouter les acteurs au sein de projets à l’harmonie indiscutable. Patrice Chéreau exprime lui aussi une certaine méfiance envers les costumes :" Le moment douloureux (...) intervient lorsqu’on commence à mettre les costumes et, parfois, quand on entre dans le décor. Le décor, au moins, lui, on l’a prévu depuis longtemps, on sait a priori à quoi s’en tenir. Avec les costumes, en revanche, c’est très cruel parce qu’on entre aussitôt dans une convention, dans une obligation de jouer avec des habits et non pas avec les oripeaux que l’on pouvait sans cesse changer pendant les répétitions. Cette déception, je l’ai presque toujours vécue37."
Ce désir de « nudité » esthétique, de contourner l’obstacle matériel de l’habit de théâtre est lisible dans son refus par certains metteurs en scènes du XXIème siècle, partisans d’une neutralité sémantique qui effectue un retour aux origines historiques du costume de scène : en habillant les acteurs d’une tenue « de ville » apparemment indistincte de celle des spectateurs, c’est-à-dire en renonçant aux costumes, ou en les dénonçant au sein de la fable en tant que déguisement38, certains artistes abolissent l’histoire, et font de la scène un miroir de la société, de l’acteur un double du spectateur, revenant ainsi à ce qu’avaient dénoncé, en leur temps, Lekain, Talma et Mademoiselle Clairon.