Pour approfondir le travail que vous avez fait ce matin et mieux comprendre le personnage d'Agnès, voici une étude que je vous transmets d'après un article du CNRS:
https://www.ircl.cnrs.fr/productions%20electroniques/arret_scene/5_2016/ASF5_2016_06_candiard.pdf
J'en ai fait une synthèse en trois parties pour la rendre plus claire et j'expliquerai en cours jeudi 28 ce que vous n'auriez pas compris:
Agnès : ce personnage étonnant de jeune fille fruste qui sort soudain de sa passivité sidérée de pupille-‐marchandise pour prendre activement en main sa destinée amoureuse, une forme d’héroïsme.
Mais il s’agit alors plutôt d’un héroïsme romanesque et galant que d’un héroïsme épique ou tragique, comme le suggère la seule référence de la pièce à la notion, dans une réplique d’Arnolphe qui définit justement Agnès a contrario:
Héroïnes du temps, Mesdames les Savantes, Pousseuses de tendresse et de beaux sentiments/, Je défie à la fois tous vos Vers, vos Romans/, Vos Lettres, Billets doux, toute votre Science, /De valoir cette honnête et pudique ignorance3.
Et par la suite, celle qu’Arnolphe présente ici comme l’anti-‐héroïne par excellence va le démentir en accomplissant ce que font traditionnellement les héroïnes de romans galants, et ce dont il la croit incapable : échapper à sa surveillance, écrire une lettre d’amour à son bien-‐aimé, la lui faire parvenir secrètement, le rejoindre et finalement l’épouser.
Cf le « courage vertueux » d’Agnès et son éveil au désir amoureux qui coïncide chez elle avec « l’avènement de la liberté de parole et de l’intelligence
1.Un « portrait de la nature » ?
Cette transformation rapide de l’innocente Agnès en héroïne de roman n’a pas été sans poser problème : les adversaires de Molière lui ont reproché son invraisemblance, à une époque où s’imposent des règles esthétiques de cohérence des caractères. Pour être vraisemblable, Agnès aurait dû apparaître moins niaise au départ, ou alors ne pas multiplier si vite les marques d’intelligence et même d’instruction, comme le fait d’écrire une lettre : autrement dit, elle aurait dû être moins romanesque.
C’est donc, assez naturellement, sur le terrain psychologique que Molière et ses partisans ont choisi de défendre la transformation d’Agnès : pour spectaculaire qu’elle soit, cette transformation ne serait que l’effet naturel de l’amour, dont la pièce donnerait ainsi à voir toute l’étendue de la puissance. Molière semblait déjà anticiper la critique, lorsqu’il faisait dire à Horace : Il (l’amour) rend agile à tout l’âme la plus pesante/, Et donne de l’esprit à la plus innocente.
Et c’est encore avec cet argument de la toute-‐puissance de l’amour que Philippe de La Croix défend la pièce dans La Guerre comique:
Vous vous étonnez que l’amour déniaise Agnès ! C’est un Maître extraordinaire. Il ne se contente pas d’ouvrir l’esprit, il en donne quelquefois. Avez-‐vous pas admiré ces Vers qu’Horace a dit sur le sujet ? (...) Si l’Amour force les obstacles de la Nature, ceux que l’éducation lui oppose seront-‐ils capables de l’arrêter ? La lettre d’Agnès est-‐elle pas comme la ferait une fille qui aurait vécu comme elle sans voir le monde ? Est-‐ce pas un tableau d’unebelle âme pleine de simplicité ? Et peut-‐on désirer quelque chose qui exprime plus parfaitement ce qu’elle pense7 ?
Autrement dit, avec sa pièce, Molière ne s’affranchirait de la vraisemblance que pour mieux être fidèle à la nature : Agnès ne serait plus une convention de théâtre, mais l’image d’une personne, soumise aux bouleversements des passions. C’est cette irruption du naturel au théâtre qui semble avoir frappé les contemporains,
« Portrait de la nature », Agnès ne serait que l’exemple le plus frappant du nouveau procédé de Molière, qui aurait substitué aux rôles-‐types de la comédie des représentations scrupuleuses du fonctionnement de la psyché humaine. L’idée est du reste loin d’être incompatible avec celle d’une Agnès héroïne de romans, le roman galant de cette époque-‐là se présentant justement comme une exploration des complexités de la psychologie et des sentiments.
De ce point de vue, Agnès est un personnage à part dans cette pièce où l’on ne trouve qu’un seul autre personnage féminin, la paysanne Georgette, qui se situe à son strict opposé en termes de construction dramaturgique : Georgette, qui apparaît toujours dans des numéros de duo bouffon avec le valet-‐paysan Alain, présente des actions et des répliques strictement symétriques aux siennes et presque systématiquement interchangeables – à l’exception peut-‐être du bref passage où Alain entreprend de lui expliquer la jalousie masculine en ayant recours à la célèbre comparaison du « potage ».
Contrairement à Agnès, Georgette est intégralement dans la convention du bouffon subalterne, mis sur le théâtre dans le seul but de faire rire et de donner à voir ce que Donneau de Visé appelle des « jeu[x] de théâtre » : sans vraisemblance sociale ou psychologique, elle ne saurait être prise pour l’image d’une paysanne véritable, et ne se distingue pour ainsi dire pas de son homologue masculin.