lundi 9 mai 2022

Agnès, un rôle-type introuvable. (2)

 

 Agnès: Un rôle-­type introuvable

Est-­ce à dire pour autant qu’Agnès échappe tout à fait à la convention théâtrale ?

 C’est ce que suggère une certaine image d’Épinal de Molière comme peintre de l’âme humaine ; c’est aussi ce que souhaiteraient voir, dès cette époque, les lecteurs enthousiastes des grands moralistes ; c’est enfin l’un des lieux communs de l’histoire littéraire traditionnelle, qui fait des grandes comédies de Molière l’acte de naissance de la « comédie de caractère.

 Mais même pour innover, le passage par la convention théâtrale est nécessaire. N’oublions pas, du reste, que la comédienne Catherine Leclerc du Rosé, dite Mlle de Brie, qui créa le rôle d’Agnès, était alors âgée de trente-­deux ans, soit plus du double de l’âge de son personnage, et qu’elle continua de le jouer jusqu’à sa retraite à l’âge de soixante-­cinq ans, ce qui ne s’envisagerait même pas en dehors d’une dramaturgie et d’un jeu très codifiés.

À quelles conventions théâtrales Agnès correspondrait-­elle alors ? 

À partir du XIXesiècle, on parlera de l’emploi d’« ingénue »11 pour désigner les rôles de jeunes filles innocentes et naïves comme l’est Agnès au début de la pièce. La transformation d’Agnès correspondrait à un changement d’emploi opéré en plein cours de la pièce : d’« ingénue », Agnès deviendrait alors une « jeune première », plus vive, plus dégourdie et plus capable d’affirmer et de défendre ses sentiments. mais au XVIIe siècle,  ni la notion, ni la réalité professionnelle des emplois n’existent encore.

examen des rôles de Mlle de Brie : si l’on passe en revue les personnages qu’elle a créés dans le seul répertoire moliéresque, on ne voit nullement s’y dessiner un proto-­emploi d’ingénue. Mlle de Brie a certes joué des personnages de jeunes filles sentimentales et spontanées, assez peu actives sur le plan dramaturgique, comme la Marianne de Tartuffe ou la Mathurine de Dom Juan; mais elle a également créé des rôles plus affirmés et autoritaires, comme celui d’Alcmène dans Amphitryon ou de la méchante belle-­mère Béline dans Le Malade imaginaire. Devant se répartir les rôles féminins avec plusieurs partenaires, Mlle du Parc, Madeleine Béjart et bientôt Armande Béjart, Mlle de Brie obtient le plus souvent à cette époque des rôles de jeunes filles amoureuses, il est vrai volontiers sujettes aux effets pathétiques, tandis que Madeleine Béjart se réoriente au même moment vers les rôles de soubrettes et qu’Armande Béjart est sur le point d’entrer dans la troupe en inaugurant une série de rôles (Elmire, Célimène, l’Angélique de George Dandin) que l’on rangera par la suite dans la catégorie des « coquettes » ; mais il semble que cette répartition procède plutôt d’une nécessité d’organisation interne de la troupe que d’une spécialisation absolue des comédiennes concernées.

Molière accorde une confiance professionnelle importante à Mlle de Brie, à laquelle il confie des rôles souvent de premier plan, et qu’il ne craint pas de lui demander pour L’École des femmes de déployer une variété de jeu particulièrement large.

Variété de jeu imposée par le rôle d’Agnès:

Tout est fait, dans les répliques des personnages, pour attirer l’attention du spectateur sur le changement qui survient chez la jeune fille. 

Dès la première scène de la pièce, le dialogue entre Arnolphe et Chrysalde opère et creuse à l’envi la distinction entre la « sotte » (censée selon Arnolphe garantir son mari contre le risque de cocuage) et la « femme habile » ou « femme d’esprit » (toujours susceptible selon lui de le duper). 

Et à partir de l’acte III, Arnolphe et Horace multiplient les formulations de ce que nous appellerons ici le « paradoxe » d’Agnès, que l’on croyait d’abord sotte et qui agit finalement en femme d’esprit: cf Arnolphe : « Épouser une sotte est pour n’être point sot : / Je crois en bon Chrétien, votre moitié fort sage ; / Mais une femme habile est un mauvais présage. » (I,1,v. 82-­84). Chrysalde : « Une femme d’esprit peut trahir son devoir ; / Mais il faut, pour le moins, qu’elle ose le vouloir ; / Et la stupide au sien peut manquer d’ordinaire, / Sans en avoir l’envie, et sans penser le faire. » (v. 113-­116.)

Les contemporains l’ont naturellement comparée à Isabelle dans L’École des maris, pièce que la troupe de Molière avait créée un an et demi plus tôt. Outre la proximité chronologique et la similitude des titres, c’est aussi la distribution qui invite au rapprochement entre les deux pièces : dans les deux cas Molière y interprète le rôle du barbon jaloux, auquel s’oppose un vieillard plus traitable et plus raisonnable joué par L’Espy, et le barbon se trouve finalement dupé par un couple de jeunes amoureux joués par Mlle de Brie et La Grange.

Donneau de Visé souligne ainsi à propos de L’École des femmes: Tous ceux qui l'ont vue sont demeurés d'accord qu'elle est mal nommée et que c'est plutôt L'École des maris que L'École des femmes. Mais comme il en a déjà fait une sous ce titre, il n'a pu lui donner le même nom. Elles ont beaucoup de rapport ensemble, et dans la première il garde une femme dont il veut faire son épouse, qui, bien qu'il la croie ignorante, en sait plus qu'il ne croit, ainsi que l'Agnès de la dernière, qui joue aussi bien que lui le même personnage et dans L'École des maris et dans L'École des femmes ; et toute la différence que l'on y trouve, c'est que l'Agnès de L'École des femmes est un peu plus sotte et plus ignorante que l'Isabelle de L'École des maris.

Agnès serait donc la petite sœur, en un peu plus maladroite peut-­être, d’Isabelle, comme Arnolphe serait l’héritier plus méfiant et plus retors de Sganarelle. Cela est tout à fait frappant, quand on se souvient que la quasi-­totalité des interventions d’Isabelle sur scène dans L’École des maris consistent à tromper la méfiance de son tuteur et suggérer des stratagèmes à son amant.

Est-­ce à dire qu’Agnès, une fois opérée la transformation de l’amour, devient une femme d’esprit, une « femme industrieuse », pour reprendre le titre d’une farce de Dorimond dont s’inspira Molière pour L’École des maris?

De fait, si l’on examine dans le détail les interventions d’Agnès sur scène, on est quelque peu surpris : on s’aperçoit d’abord qu’elle y apparaît peu, et qu’elle y intervient moins encore, puisqu’elle n’a de répliques que dans six scènes sur trente-­deux ; et on constate surtout que la totalité de ses initiatives rusées pour contrer la surveillance de son tuteur se produisent hors scène et ne sont connues du spectateur que par le récit enthousiaste qu’en livre Horace à Arnolphe.

On apprend ainsi, à l’acte III scène 4, qu’elle a trouvé le moyen de lui faire passer une lettre en faisant mine de le chasser avec un grès ; à l’acte IV scène 6, qu’elle s’est arrangée pour le faire entrer dans sa chambre et a eu la présence d’esprit de le cacher dans son armoire pour qu’Arnolphe ne le voie pas ; et à l’acte V scène 2 qu’elle a profité du trouble de ses geôliers après la chute d’Horace pour sortir de la maison et le rejoindre dehors. 

Mais sur toutes ces actions, le spectateur doit croire Horace sur parole, car aucune d’entre elles n’est représentée sur scène par la comédienne. Elles sont toutes racontées au cours d’un long intervalle de temps, entre l’acte III scène 2 et l’acte V scène 3, intervalle pendant lequel Agnès ne reparaît pas sur la scène.

 Et lorsqu’on la retrouve au milieu de l’acte V, ce n’est pas une habile femme d’intrigue, mais une jeune amoureuse que l’on voit à l’œuvre : ses adieux pathétiques à Horace à la scène 3 et ses protestations contre la tyrannie du barbon à la scène 4 sont des attitudes tout à fait habituelles de l’amoureuse de comédie.

 Elles sont certes surprenantes s’agissant d’Agnès : ses trois premières interventions dans la pièce n’étaient pas des scènes d’amoureuse. 

Il y a donc bien une transformation du personnage, qui sort de son inhibition initiale et devient une amoureuse de comédie ; mais cette transformation théâtrale ne recouvre pas vraiment la transformation intellectuelle et psychologique évoquée dans les dialogues. Cela est d’autant plus remarquable que les conventions comiques qui se trouvent alors à la disposition de Molière comportent la possibilité de représenter sur scène la mise en œuvre de ruses féminines, comme en témoigne L’École des maris ; mais Molière, pour des raisons que nous tâcherons d’analyser tout à l’heure, choisit de ne pas les donner à voir directement.

 Il y a donc deux niveaux parallèles dans la pièce : d’une part, ce qui est raconté, et d’autre part ce que les spectateurs voient, et les deux niveaux sont loin de coïncider.