mardi 4 janvier 2022

Lucinde ou la mélancolie érotique

 Etude du personnage de Lucinde malheureuse parce qu'elle ne peut épouser celui qu'elle aime, donc atteinte de "mélancolie", finissant par feindre une maladie très grave pour obtenir gain de cause.

Extrait d'un article

La mélancolie érotique est parfaitement incarnée par la Lucinde de L’Amour médecin (1665), héroïne moliéresque dont l’amour se voit, comme de juste, entravé par l’autorité excessive d’un père. L’articulation entre mélancolie et thérapie est, en dépit de la brièveté de la pièce, relativement complexe. Sganarelle, père de Lucinde, affirme dès la première scène que sa fille est « dans une mélancolie la plus sombre du monde, dans une tristesse épouvantable, dont il n’y a pas moyen de la retirer ; et dont [il] ne saurai[t] même apprendre la cause ». Les symptômes physiques de ce mal sont effectivement ceux décrits dans les traités sur la mélancolie : tristesse, langueur et soupirs, correspondent à ce qu’évoque Du Laurens dans son Discours des maladies mélancoliques (1597).

Lisette, servante de Lucinde, fait très vite comprendre à Sganarelle que la racine du mal est amoureuse, et que le remède en serait très simple : « un mari, un mari, un mari », scande-t-elle en clôture de la troisième scène du premier acte. Sganarelle affiche une surdité étonnante à ce diagnostic : il refuse d’écouter sa fille et la servante et entre dans une colère rapide sans motif apparent. Il répète « ne m’en parlez point », dans un mouvement obstiné d’évitement et d’aveuglement qui rappelle les comportements obsessionnels des meilleurs maniaques de Molière. Il veut garder son bien et sa fille pour lui, comme il l’indique à la scène 5, lorsqu’il est seul. Face à cet obstacle, Lisette conseille à Lucinde la manière forte : feindre une aggravation foudroyante de son mal, qui se traduira par une volonté de mourir, une pâleur extrême et des pâmoisons. La souffrance de cœur, effective, oblige donc Lucinde à mimer une feinte souffrance corporelle, de sorte que, comme l’affirme Dandrey,( Dandrey, Sganarelle et la médecine, éd. cit., p. LXIII.) « la mélancolie constitue […] le prétexte de la ruse qui fonde l’intrigue et nourrit le comique de la pièce6 ».

Aussitôt averti, Sganarelle appelle des médecins qui tenteront de statuer sur le mal de Lucinde tout au long de l’acte II. Leurs diagnostics se rangent tous sous la même catégorie : le mal du cerveau est selon certains dû à une réplétion d’humeurs dans le bas-ventre, selon d’autres à la pourriture des humeurs ou à l’embrasement du sang, mais tous invoquent un désordre des fluides corporels, qui affecte l’esprit dans un second temps.

À l’acte III, le diagnostic apporté par Clitandre, l’amoureux déguisé en médecin est inverse : le mal vient de l’esprit, d’une imagination déréglée qui possède une influence morbide sur le corps  : « j’ai reconnu que c’était de l’esprit qu’elle était malade, et que tout son mal ne venait que d’une imagination déréglée, d’un désir dépravé de vouloir être mariée ». Patrick Dandrey a montré que la fantaisie de Molière s’appuie sur de solides connaissances médicales : pour discontinues et contradictoires qu’elles soient, les descriptions du mal et leurs interprétations sont fondées sur les représentations étiologiques traditionnelles consacrées à la mélancolie amoureuse. La thèse des causes corporelles au mal amoureux rappelle l’Anteros de Giambattista Fregoso (traduit en français en 1581) ; la position de Clitandre fait écho aux conceptions développées par Guillaume Bouchet dans Les Serées (1584), et la synthèse de ces origines possibles du mal est effectuée en 1623 par Jacques Ferrand dans De la maladie d’amour ou mélancolie érotique. L’affrontement dont témoignent les actes II et III illustre ainsi une alternative doctrinale à propos de la mélancolie amoureuse, qui existe depuis l’Antiquité jusqu’aux humanistes de la Renaissance.

Évidemment les vrais médecins ne parviennent pas à soigner Lucinde : la science médicale est impuissante face au mal mélancolique. En revanche, Clitandre trouve une solution au mal feint qui procède d’un mal véritable : puisque l’imagination déréglée de Lucinde la pousse à vouloir être mariée, il faut effectuer un travail sur cet esprit dysfonctionnant. L’amoureux médecin explique à Sganarelle : « comme il faut flatter l’imagination des malades, et que j’ai vu en elle de l’aliénation d’esprit, et même qu’il y avait du péril à ne pas lui donner un prompt secours, je l’ai prise par son faible, et lui ai dit que j’étais venu ici pour vous la demander en mariage ».

Le remède, médecine de l’âme censée soigner le corps, est précisément ce à quoi se refusait Sganarelle depuis le début de la pièce : Clitandre lui présente le mariage comme une feinte destinée à abuser Lucinde et à calmer son esprit malade. Sganarelle accepte aussitôt cette ruse qui n’en est pas une, et constitue en définitive une feinte à son intention : le faux mariage est une union véritable. Les termes utilisés par Clitandre s’appliquent fictivement à Lucinde, mais véritablement à Sganarelle : en somme, c’est l’imagination dépravée du père qu’il s’agit de soigner. Lucinde, affectée d’un vrai mal mais d’une feinte maladie, utilise la fiction pour faire évoluer son père. Aidée de Clitandre, qui sacrifie lui aussi au jeu théâtral en se déguisant en médecin, elle prolonge la représentation donnée à son père, en offrant le spectacle d’une union présentée comme fausse. Clitandre, feignant de soigner Lucinde, inscrit à son insu Sganarelle dans un dispositif de cure, sa volonté maladive de conserver sa fille pour lui étant déjouée par la fiction théâtrale. Clitandre procède donc à une vraie cure de la mélancolie amoureuse de Lucinde du premier acte, par ce qu’il présente comme une cure des graves symptômes feints du deuxième acte, et qui n’est en fait qu’une cure du père possessif et jaloux.

L’ambiguïté traverse cette œuvre où illusion et réalité semblent se superposer. La maladie de Lucinde est à la fois vraie et fausse : le masque qu’elle adopte est précisément celui de la réalité, mais exacerbée. En outre, le malade le plus grave n’est pas celui que l’on croit : l’obsession de Lucinde, dont la thérapie est simple, dissimule une plus grave maladie dans l’esprit de Sganarelle, une folie obsessionnelle dont le traitement est bien moins aisé. Enfin, les médecins sont très ridicules mais leurs diagnostics et les remèdes qu’ils préconisent sont conformes aux traités médicaux de l’époque : ils ne sont pas aussi farfelus que l’on pourrait le croire – pas plus, du moins, que n’importe quel médecin – mais leur efficacité thérapeutique est sans nul doute supplantée par la fiction théâtrale, capable de soigner Sganarelle et de ramener Lucinde au bonheur jusque-là impossible.

Cette capacité de l’illusion théâtrale à soigner les maux peut être comprise comme une mise en abyme des pouvoirs de la comédie sur les spectateurs. D’ailleurs, l’allégorie de la Comédie, présente dans le ballet final, s’adresse à l’auditoire et revendique des pouvoirs thérapeutiques supérieurs à ceux d’Hippocrate :

Veut-on qu’on rabatte
Par des moyens doux,
Les vapeurs de rate
Qui vous minent tous ?
Qu’on laisse Hippocrate
Et qu’on vienne à nous.

La comédie comme remède plaisant et universel des vapeurs mélancoliques ? C’est bien sur cette proposition que se conclut la pièce.