Article dans le Monde
Un acteur prend la parole : Nicolas Bouchaud, un de nos plus grands comédiens de théâtre, vient à point nommé parler de son art, en ces temps où le théâtre, empêché, vit dans le souvenir de ceux qui l’aiment. Il signe, chez Actes Sud, Sauver le moment (Actes Sud, « Le temps du théâtre », 180 pages, 20 euros), un beau livre qui, bien plus qu’un simple recueil de souvenirs, est un retour réflexif sur une expérience unique et partageable, celle de jouer, ce « geste impur, à la fois physique et intellectuel, extraverti et introspectif, sublime et ridicule ».
Comment vivez-vous la période actuelle, et la fermeture des théâtres ?
Assez mal, comme toutes les personnes dont le théâtre est la vie, je pense. Il ne s’agit pas de nier l’importance de l’épidémie. Mais il y a, bien sûr, une incompréhension face aux choix opérés par le gouvernement d’ouvrir les centres commerciaux plutôt que les lieux de l’art et de l’esprit. Que sauve-t-on, par ces choix ? A quoi porte-t-on attention, cette attention dont Malebranche disait qu’elle est « la prière naturelle de l’âme » ?
J’observe autour de moi, chez les amis acteurs, monter un immense désarroi psychique et psychologique. Je m’interroge sur ce terme absurde de « présentiel ». Dans les bons jours, j’essaie d’avancer sur le prochain spectacle que j’aimerais monter : une adaptation d’Un vivant qui passe [1997], le film de Claude Lanzmann dans lequel il fait témoigner Maurice Rossel, qui en 1944, délégué du Comité international de la Croix-Rouge, put se rendre à Theresienstadt, présenté comme un camp modèle par les nazis.
D’où le titre de votre livre, « Sauver le moment », vient-il ?
Il vient d’un article du grand critique de cinéma Serge Daney, sur lequel j’ai travaillé pour un de mes spectacles, La Loi du marcheur. L’article s’appelle « John Ford for ever », et Serge Daney y dit ceci : « Impossible de regarder un film de Ford d’un œil torve. L’œil doit être vif parce que dans n’importe quelle image d’un film de Ford, il risque d’y avoir quelques dixièmes de seconde de contemplation pure juste avant que l’action n’arrive. On sort d’une cabane ou d’un plan et il y a là des nuages rouges au-dessus d’un cimetière, un cheval abandonné dans le coin droit de l’image, le grouillement bleu de la cavalerie, le visage bouleversé de deux femmes : ce sont des choses qu’il faut voir tout au début du plan car il n’y aura pas de deuxième fois. Ford filme si vite qu’il fait deux films à la fois : un film pour conjurer le temps (en étirant les récits par peur d’en finir) et un autre pour sauver le moment (celui du paysage, deux secondes avant l’action). »
C’est ce que vous voulez faire au théâtre, « sauver le moment » ?
Ces moments suspendus que l’on peut vivre au théâtre, quelques secondes avant l’action, c’est une des plus belles choses qui soient, je trouve. Je l’ai vécu, en compagnie de Norah Krief, quand nous jouions Le Roi Lear dans la cour d’honneur du palais des Papes à Avignon, en 2007. Juste avant la scène de la tempête, nous ménagions un petit moment de silence. Cette pause, ce suspens donnent une extraordinaire sensation du temps à l’acteur comme au spectateur. C’est très concret, absolument pas théorique. Cette faille dans le temps, ce temps que l’on éprouve sur scène et dans la salle, c’est ce que j’appelle un « reste », quelque chose qui nous appartient en propre : c’est le temps de l’expérience. Un temps d’ouverture, un temps de rien, sans action, où l’on sent, au sens propre, la vie qui passe.
Vous citez Louis Jouvet, quand il dit que jouer, c’est « proprement une destruction de soi, une démolition, un désordre obligé ». Quel sens y mettez-vous ?
Dans tout le théâtre que j’ai fait, aussi bien avec Didier-Georges Gabily ou Jean-François Sivadier que dans mes propres spectacles, le but est toujours de créer de la vie par le biais du théâtre. Si ce que l’on cherche à atteindre sur un plateau ce sont des moments d’intensité de vie, on ne peut pas se mettre dans une position de sagesse, de sachant. Etre à l’endroit de la vie, c’est être à celui de la métamorphose, et donc se laisser traverser par des états et des émotions contradictoires. Cela rejoint Brecht, d’ailleurs, qui disait qu’un acteur peut jouer deux choses complètement opposées dans une même phrase.
Jouer, pour vous, ce n’est pas tant travailler un rôle, un personnage, qu’entrer dans un paysage. Pourquoi cette notion de personnage, qui reste dominante aujourd’hui encore, n’est-elle pas opérante, pour vous ?
Ce n’est pas qu’elle ne soit pas opérante, c’est qu’elle est limitée. Dès mes débuts, avec Didier-Georges Gabily, j’ai compris que c’était en partant de soi que l’on pouvait commencer à travailler un rôle. Le personnage existe, bien sûr – je ne suis pas Galilée ni le roi Lear. Mais ce n’est pas une vérité intangible, gravée dans le marbre, qui serait indépendante de notre regard. Le personnage est une création, une cocréation, en quelque sorte, entre ce qui est écrit et l’acteur qui le joue, sa façon d’être, son état, son histoire et son inconscient, lequel joue un grand rôle.
La distance qui existe entre l’acteur et le personnage, c’est ce que j’appelle le paysage, et c’est à l’intérieur de cet espace que l’acteur doit travailler. Ce qui veut dire, d’ailleurs, que les deux grandes méthodes que l’on oppose souvent, l’identification – celle de Stanislavski – et la distanciation – celle de Brecht –, sont une seule et même chose, en fait. Là encore, Jouvet le dit très bien : « Alceste, c’est celui qui ne pourra jamais être Alceste. » Je ne pourrai jamais être lui, mais on va essayer de faire quelque chose ensemble…
Qu’est-ce qui fait la présence d’un acteur ?
Le grand mystère… J’ai pratiqué l’art du clown, régulièrement, dans mon parcours, ce qui m’a beaucoup appris. Dans ce travail, souvent, la seule chose que vous devez faire, c’est une entrée et une sortie de scène. C’est un exercice fascinant, où l’on voit immédiatement les acteurs avec lesquels il se passe quelque chose, et ceux avec lesquels il ne se passe rien. La présence est de l’ordre de l’apparition. Mais qu’est-ce qui fait qu’elle est là ou pas ?
Je pense que je ne l’avais pas, au départ, cette présence. C’est venu chez moi quand je travaillais sur Gibiers du temps, de Didier-Georges Gabily. J’ai accepté de faire en moi une sorte de vide, de me laisser regarder, de laisser faire. La première chose qui se manifeste chez un être humain qui monte sur un plateau, c’est la fragilité. La présence, c’est peut-être d’accepter cette fragilité et d’en faire un élément de son travail. Il y a autant de façons de jouer que d’acteurs, et la présence, c’est sans doute accepter d’apparaître, soi.
Ce travail sur le clown est-il aussi lié à cette question du temps, qui traverse tout votre livre ?
Dans le clown, tout accident est un motif de jeu, c’est sans doute pourquoi Samuel Beckett aimait tant cet art : plus tu rates, plus tu existes. J’ai appris que dans ce rapport à ces instants successifs que l’on traverse, on crée un temps en tant qu’acteur, un temps dans lequel on embarque les spectateurs, un temps que l’on apprivoise, à force. Jouer, c’est inventer du temps. Mais on ne le réussit pas tous les soirs…
Qu’est-ce qui fait l’unité de l’acteur, qu’il n’explose pas en mille morceaux comme les pièces de son costume d’Arlequin ?
Ces morceaux du manteau d’Arlequin, c’est formidable de les faire cohabiter sur un plateau, je trouve. Dans la conception du jeu qui est la mienne, l’angoisse de partir en morceaux n’existe pas. Jouer est un geste, ce n’est pas faire semblant d’être ce qu’on n’est pas. Jouvet, encore lui, disait qu’on ne vient pas sur le plateau décliner une identité. Le théâtre est profondément matérialiste : on est là pour faire quelque chose, pas pour être.
Ce qu’il y a de beau dans ce métier c’est que normalement, si tout se passe bien, ce qui n’est pas toujours le cas, plus on vieillit, plus ce que l’on joue rentre en écho avec ce que l’on a déjà joué. Plus on avance, et plus on a envie de laisser faire les associations d’idées, les liens secrets, ce qui s’est déposé en nous.
Antoine Vitez disait du comédien qu’il est « un poète qui écrit sur le sable ». Est-ce là la grandeur et la misère du métier, pour vous ?
C’est sa grandeur, sans la misère. Justement parce que ce temps éphémère que l’on crée et que l’on vit en tant qu’acteur est d’autant plus intense qu’il s’enfuit au moment où on l’éprouve.