Entretien avec le comédien Nicolas Bouchaud sur la situation des acteurs en temps de Covid
par Catherine
Robert sur ARCENA 9mars 2021
Dans Sauver le moment (sorti en janvier 2021 chez Actes Sud mais écrit six mois avant le début de la pandémie), Nicolas Bouchaud raconte ce que c’est que jouer, à partir de sa propre expérience de la scène. Cruelle ironie d’un titre quasi prémonitoire : en ces temps de fermeture des salles de spectacle où le moment de la représentation a été sacrifié, le comédien analyse ce que c’est que de ne pas jouer et met en garde contre les calculs d’épicier d’une politique qui oublie que « l’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art ».
Comment analysez-vous ce qui vous arrive, après un an de pandémie ?
Nicolas Bouchaud : Pendant le premier confinement, en mars 2020, Christian Biet (professeur d’histoire et esthétique du théâtre à l’université de Paris-Nanterre, NDLR) m’avait proposé d’écrire un texte pour la revue Théâtre/Public à partir de la question : « Qu’est-ce que jouer ? » Pour y répondre, j’avais légèrement modifié la question en me demandant plutôt : « Qu’est-ce que ne pas jouer ? ». Cela correspondait mieux à notre situation de confinement. J’avais alors écrit que ne pas jouer, c’était manquer un rendez-vous. Aujourd’hui, après une année où je ne me suis quasi pas retrouvé sur scène face à des spectateurs, je pense toujours la même chose : ne pas jouer, c’est manquer tous les soirs un rendez-vous à heure fixe avec un public dans des lieux qu’on appelle des théâtres. La chose qui m’a été enlevée cette année, c’est cela et non pas de jouer Shakespeare, Lagarce ou Dostoïevski. Je manque un rendez-vous. Acteurs et spectateurs, nous manquons notre rendez-vous, et plus nous le manquons, plus nous nous sentons seuls, et plus nous nous sentons seuls, plus nous devenons maussades. L’acte de jouer ne se mesure pas seulement à la qualité d’une interprétation mais aussi à l’espace imaginaire et partageable qui se dégage d’une représentation. Cet espace imaginaire et partageable est un espace public. En être privés, nous empêche les uns et les autres de construire nos propres représentations. Comme dit Gunther Anders dans Nous, fils d’Eichmann : « Lorsque nous sommes empêchés de faire notre tentative de représentation, nous sommes naturellement empêchés aussi de faire l’expérience de notre échec et donc de percevoir la chance que représente cette expérience ».
Que répondez-vous si l’on vous rétorque que les écrans peuvent valoir comme substituts ?
Nicolas Bouchaud : En ce qui concerne le spectacle vivant, les captations filmées, sauf exception, ne peuvent être qu’un pis-aller. Même chose, d’ailleurs, pour les expositions. La visite virtuelle du Louvre, ça va cinq minutes ! Mais c’est quand même mieux d’aller y voir ! C’est toujours l’histoire de la rencontre, du rendez-vous. On se déplace d’un lieu vers un autre et tant pis, au fond, si l’exposition ou le spectacle nous ont déçus. On aura fait le voyage. On se sera fait cette promesse. Depuis un an, nous bougeons peu, nous bougeons moins. Nos pratiques culturelles sont circonscrites à notre espace domestique, à notre espace privé. Depuis un an, on regarde des films en DVD ou sur des plateformes numériques. Le temps s’étire, se dilue, devient une pâte molle. Il m’est arrivé de passer trois heures à regarder un film qui, en réalité ne durait d’une heure et demie. Le temps devient liquide. Le problème, ce ne sont pas les écrans eux-mêmes mais l’utilisation qu’on en fait dans l’espace domestique. Si l’idée d’une culture numérique signifie une culture chez soi, pour soi et pour ses proches, là, je crois qu’il y a un vrai problème. On a bien vu, lors du premier confinement que l’espace privé, l’espace domestique, la maison, n’était peut-être pas l’endroit le plus épanouissant ni le refuge idéal. Il est très important de ne pas laisser l’espace public se refermer. Il ne sera jamais remplacé par l’espace privé. Comment appartenir à une société à travers ce que produit cette société ? Quand on est trop abandonné ou trop seul, quels sont les bons objets transitionnels ? Est ce que ce livre est bien ? Est ce que ce film est bien ? Est ce que je peux lire l’autre ?
Autre chose que l’on oppose souvent aux artistes : pourquoi se plaignent-ils alors que les subventions assurent leur survie ?
Nicolas Bouchaud : Je suis actuellement payé pour tout ce que je ne fais pas, pour toutes les représentations qui n’ont pas lieu. Parfois en chômage partiel, parfois selon le prix prévu par la représentation. Récemment, nous n’avons pas joué au Théâtre national de Strasbourg mais avons été payés comme si nous avions joué. En temps de pandémie, nous bénéficions, dans le domaine de la culture comme dans d’autres professions, d’un soutien financier, d’un filet de sécurité. Mais au-delà de la pandémie, et sur l’idée même d’une culture subventionnée, il y aurait beaucoup à dire. Est ce que cette idée a encore un sens pour ceux et celles qui nous gouvernent ? Et si oui, quel sens ? On croit toujours qu’avec l’argent qu’on donne à quelqu’un, on va pouvoir acheter son silence. Alors, c’est vrai, de quoi se plaignent-ils, ces artistes subventionnés par l’État ? Eh bien, ces artistes subventionnés par l’État croient en la possibilité d’un minimum de recherche artistique. Ils croient à l’existence d’un art qui ne soit pas soumis à la simple loi du marché sans devenir pour autant un art élitiste. Ils défendent, par exemple, l’idée que la création artistique ne doit pas se plier au goût du public, à la demande du public comme le préconisait Nicolas Sarkozy en 2007, dans la lettre de mission adressée à sa ministre de la Culture, Christine Albanel. Je préfère, pour ma part, penser avec John Cassavetes que « ce qu’aiment les gens est différent de ce qu’ils désirent. Il faut leur donner ce qu’ils désirent, pas ce qu’ils aiment ». Lorsque l’on demande à l’art de répondre à la demande, il n’y a plus d’art. C’est le problème de l’utilité et de l’inutilité d’une œuvre. Or, c’est l’inutilité qui est utile. La grossièreté du langage communicationnel de nos gouvernants triomphe à travers la distinction entre activités essentielles et activités non-essentielles. Appliquée à l’art et à la création, cette distinction n’a pourtant aucun sens. Car l’art est précisément ce qu’on ne peut pas quantifier et c’est justement cette part d’inquantifiable que l’on décide de prendre en compte quand on dépense de l’argent pour la culture. On ne peut jamais quantifier, ni prévoir quelle expérience nous allons faire ou ne pas faire face à un film, un livre, un tableau, un morceau de musique ou un spectacle. Une politique culturelle se doit de penser un temps pour que ces expériences soient possibles, indépendamment d’une logique de rentabilité. Construire un temps pour que quelque chose qui n’existe pas encore puisse advenir, ou pas.
Avez-vous le sentiment de subir un traitement inique ?
Nicolas Bouchaud : Nous avons été littéralement mis de côté jusqu’à être déclarés, je l’ai dit, non-essentiels. Mais nous ne sommes pas les seuls dans ce cas. Et la situation est encore plus difficile et plus violente pour les jeunes générations. L’an dernier, il a fallu attendre trois discours du président de la République qui s’était présenté à nous comme un lettré, pour entendre le mot culture et subir cette vidéo hallucinante et hallucinée dans laquelle il s’entretenait avec plusieurs artistes et qui n’a débouché sur rien, sinon ces étés culturels et apprenants qui n’étaient ni plus ni moins que la version abrégée d’une politique culturelle, présente dans le cahier des charges de tous les théâtres subventionnés. Ce n’est donc pas un oubli de la culture mais une volonté de la mettre à l’écart. C’est un acte assumé assez crânement par le gouvernement. Un acte qui prend une valeur symbolique, mais qui est aussi et surtout un calcul économique. Mais cette situation, nous aurions pu la voir venir depuis 2003 et à travers tous les mouvements des intermittents qui ont suivi.
Pourquoi ?
Nicolas Bouchaud : Depuis 2003 et l’annulation cette année-là du Festival d’Avignon, la culture n’est apparue dans le discours politique que sous son aspect économique. Quelle est la valeur économique de la culture ? C’était la question qui masquait le désintérêt progressif pour la culture de toute une génération de femmes et d’hommes politiques, de gauche comme de droite. Lorsqu’au printemps 2014, j’allais à la radio pour défendre notre régime d’assurance chômage, j’avais appris par cœur toute une série de phrases et de chiffres qui tendaient à montrer l’apport exceptionnel de la culture au PIB. Tout cela n’était pas faux, ni inutile à rappeler. Mais aujourd’hui, nous voyons ce qui arrive à la culture lorsqu’elle n’est vue qu’à travers le prisme de l’économie. Il faut alors revenir à la question que nous posons depuis 2003 à tous les gouvernements : quelle conception de la culture un gouvernement veut-il défendre ? Cette question devrait devenir commune car elle concerne aussi l’ensemble de la population, du moins tout ceux que cela intéresse. Mais pour cela, il faut arrêter d’inventer des catégories absurdes et des oppositions stériles, comme celle-ci, énoncée récemment par la ministre de la Culture qui opposait culture patrimoniale et culture numérique, essayant d’instrumentaliser la culture et d’en faire, avant tout, un marqueur social. Ce type de discours démagogique ne fait que reconduire la séparation qu’il prétend dénoncer. N’importe quelle pratique artistique apporte, dans les faits, un démenti immédiat à ce genre de discours. Car toute pratique artistique se fonde sur notre égale et commune capacité d’attention, sur notre égale et commune capacité d’invention. Il y a, depuis plusieurs années, un discours très ambivalent sur l’idée que la culture subventionnée n’aurait pas atteint son but, que la démocratisation culturelle n’aurait pas aussi bien marché qu’on l’espérait. Nous savons, nous, combien ce discours est faux et comment le déconstruire. Mais nous aimerions parfois que d’autres voix s’ajoutent aux nôtres. Rappelons ici ce que dit la Charte des missions de service public pour le spectacle vivant : « La recherche en art, dont l’importance pour la société est aussi grande que la recherche scientifique qu’elle côtoie et croise souvent, est une nécessité absolue ».
Pourquoi n’avoir pas envisagé 2020 comme une année sabbatique ?
Nicolas Bouchaud : Parce que le confinement est un temps imposé : ça n’a rien à voir avec une année sabbatique ! J’ai répété un spectacle, Les Frères Karamazov, d’après Dostoïevski, mis en scène par Sylvain Creuzevault, sans pouvoir le jouer ; nous avons passé une année dans le flou et le brouillard. Notre incompréhension et notre colère sont grandes car la courte reprise du mois de septembre a montré que les théâtres, les salles de cinéma et les musées ne sont pas des clusters et qu’un très gros travail avait été fait pour accueillir les spectateurs en respectant les règles sanitaires. Les grosses institutions se remettront sans doute de cette situation ; ce sera beaucoup plus dur pour les compagnies. Dans quel état seront-elles à l’issue de cette période d’épidémie ? Cette fermeture des lieux de spectacle restera comme une grande claque assénée au monde de la culture. Et on ne pourra pas en accuser uniquement le virus. L’instantané photographique du 15 décembre 2020 restera dans nos mémoires : consommation (ouverture des commerces), religion (ouverture des lieux de culte), sécurité (article 24 de la loi sur la sécurité globale). De même, cette nouvelle langue, sinistre et désincarnée : présentiel, distanciation sociale, essentiel, non-essentiel… Il faudra la réinventer, la réenchanter, trouver d’autres mots, d’autres pensées pour nous remettre debout. Car comme le disait Robert Filliou : « l’art c’est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art ».
Catherine Robert
Catherine Robert est professeur de philosophie au lycée Le Corbusier d'Aubervilliers depuis vingt ans et journaliste pour La Terrasse depuis quinze ans. ...