jeudi 25 mars 2021

Premières: séance du vendredi 19 mars

Discussion sur les Inamovibles avec Chloé Marchandeau, la dramaturge du TNS. (2H)

Je remets en ligne certains aspects qui ont été traités pendant la discussion afin que vous puissiez préparer vos arguments pour la séance où nous débattrons du texte que nous préférons.


Le cadre spatio-temporel: Lieux 

L’action repose sur une alternance de lieux réels (sinon réalistes) et des lieux plus abstraits,voire qui relèvent de l’imaginaire, parfois précisés par des didascalies. 

 1 tableau en Europe (le 1er) / Tous les autres tableaux sont en Afrique 

-2 tableaux situés de façon réaliste en Afrique (le 3eet le 5e) 

-2 tableaux sur la côte et en mer Méditerranée, entre l’Europe et l’Afrique: on reste près de la côte africaine (4eet 8e) 

-2 tableaux dans le Nothing’sLand (7eet 9e)

 -1 ou 2 tableau.x face au phare, sur un pont au-dessus du Nothing’s Land (6eet le 10epourrait s’y dérouler)

 -1 ou 2 tableau.x non situé.s (2eet 10ème)

 Le tableau 10 reprend les personnages du tableau 6 et leur dialogue évoque l’attente et le phare, comme s’il s’agissait pour eux d’un lieu de prédilection. Mais ce tableau est aussi un épilogue, volontairement désitué,les deux personnages-acteurs restant «debout, côte à côte» (p.57).

 La présentation typographique est également différente, avec des retours à la ligne (vers libres), conférant un statut différent à la séquence. 

1.Lieu: gare de train (Suisse p1-3, personnage de Malik

2. P5 ?

3. Un endroit éclairé par une lanterne p7 (En Afrique), personnages Mariame, Lamine( p7-12

4 Surface des eaux, personnage Lamine p13 -18

5 "Ambiance quartier africain ( potenttiellement Conakry) p19 4 jeunesses ( P19-22

6. Phare, pont au-dessus du Nothings Land P23 personnages: Amoudiu, mariame + présences diffuses "ce sont des consciences p24 (22-32

7. L e Nothings land avec la cabine de Post, personnages Pos-lamine (33-38

8. "des gens assis comme dans des barques en mouvement sur l'eau. la barque prend l'eau, des écalirs dans le ciel" P39 Méditerrannée- récit depuis le Nothings lan personnages: 3 colères et lamine ( P39-44)

9. Le Nothings lan ( personnages Post, lamine, marguerite) P45-56

10; "ce phare" personnages Mariame et Amadou p 57


Que deviennent ceux qui veulent rentrer ? Limmigré, face à l’échec de sa migration, devient apatride; il se retrouve dans le Nothing’s Land. LNothing’s Land(évocation du Lieu de Nulle Part ou du Neverland, «Pays imaginaire»de Peter Pan), tel que décrit par Mariame, développe une dramaturgie du fantastique:«L’espace...est...sans limite. Il coule goutte à goutte dans la rivière de l’oubli. On le voit fuir notre regard. Il s’érode sur les bords, s’évapore... Un non-monde où le monde tente vainement de pousser. Des boules de fumée habitent l’air. Du brouillard [...].Sous le brouillard, un endroit nomade, des roches noires, grosses, des bidons noirs, parfois jaunes, des bouts de chaussures sans pieds, des pieds sans empreintes de pas, des pas sans bruit, des boîtes de conserve usagées, des vêtements solitaires volantparfois, un poste équipé d’un détecteur de conscience et surmonté d’un gyrophare; on y trouve garées des choses égarées et récupérées par les garde-postes [...]» (p.24)Le texte distille cependant des indices d’ultra-réalisme: le Nothing’s Land est une version symboliste, allégorisée, des camps de réfugiés où se dilate une attente infinie («des bidons», «des chaussures», «des pas sans bruit»,«des boîtes de conserve», du «gyrophare» (p.24), l’appel «au mégaphone» (p.26), «la procédure»,«les formalités» (p.31)), et où il est demandé aux individus de se raconter pour justifier de leur présence (lançant la course au récit le plus sordide)

Pour la question du temps, je vous distribuerai vendredi prochain une frise chronologique .


Lumière et obscurité 

La pièce joue sur ces deux polarités et les valeurs qui y sont associées.

La lumière est généralement symbole de connaissance, de vérité, de lucidité, tandis que l’obscurité, angoisse du néant, rappelle l’obscurité de l’enfer. Dans les références archaïques aux figures de prophètes et prophétesses, le fait d’être aveugle peut cependant signifier ou bien l’accès à une vérité invisible aux yeux des non-initiés, ou bien l’insupportable de la vérité (Œdipe). Le texte insiste sur cet aspect  avec les occurrences aux«pupilles», aux «yeux», aux «paupières» et à la cécité du duo d’anciens (ex: Lamine:«peu importe qu’ils me sucent les yeux, de toute façon les yeux je n’en ai plus besoin dans ce noir» p.17 / J’avais les yeux grands ouverts et ça ne me suffisait plus, je voulais voir, me voir dans les yeux des «autres». Y avait-il une chance de voir des yeux mobiles, sans paupières, y avait-il la moindre chance de traverser des regards dénués de teinte, qui ne seraient ni blanc, ni jaunes, ni noirs? De voir, tout voir, tout sauf des barbelées, des grillages, des patrouilles» p.53). Pour Amadou, à qui «ce phare a volé [l]es yeux» (p.26), cette double lecture s’applique: à la fois un personnage de sagesse, e tun homme figé dans l’attente, qui ne peut se résigner à admettre l’illusion, le «mirage» qui fait croire à un possible retour des êtres perdus, bien qu’il la dénonce à la toute fin. «Quand on s’extirpe de sa lumière, / Qu’on ferme les yeux, / On voit qu’il manquait des milliards de couleurs pour que tout soit clair. / Que tout n’était que mirage, illusion.» (p.57)Plus que l’invisible, c’est la question d’un visible qui se dérobe qui est ici thématisée:frustration du regard avec Malick (tableau1) qu’on perçoit mais qui peut ne pas parler directement, ou encore dans le tableau 3, perception frustrée de Lamine et Mariame, dont on n’entend que les voix. Le phare symbolise à lui seul cette duplicité:il chasse le noir, mais sa lumière a pour effet non pas de permettre de voir, mais d’aveugler, de dérober le regard. (Parallèle possible avec Chérie.s de l’ombre, cf. les spectacles de Claude Régy, une «lumière d’outre-tombe», Régy disant que la lumière a le pouvoir de changer la nature des choses). Traitement scénographique: un espace scénique riche de nombreux éléments et points de vue, donc complexe à transposer (Nothing’s Land, quartier africain, phare, cabine de Post vue de l’extérieur, intérieur de la cabine de Post, barque, vagues, surface des eaux... etc.). Le rapport de verticalité est également très important: Mariame qui veut «descendre»pour chercher Lamine, chute de Malick sous le train, Lamine passant par-dessus bord, etc


Frontières: migration, voyage, passage

On note la récurrence des lieux d’entre-deux, de transit, en lien avec la thématique du départ/retour et de la migration: la gare, la barque au milieu de l’eau, le phare qui par extension évoque l’univers côtier, le poste-frontière du Nothing’s Land.

C’est l’une des thématiques clef, déclinée de manière littérale, métaphorique, poétique:

 -MARIAME «Va à tous les bouts de tous les autres mondes que tu veux et ne reviens pas. [...] Va et reste! » (p.7)

 -LAMINE «Je reviendrai. C’est chez moi ici, Mam. Rien ne m’empêchera de revenir». (p.6) / Visa gagné à la loterie (mensonge, p.7-8) 

-MARIAME«Si tu crois vraiment qu’ici c’est "chez toi" tu dois reconnaître l’existence d’autres parts du monde comme étant des "pas chez toi"» / 

LAMINE«Où s’arrête donc le "chez moi" et où commentl es "pas chez moi"? Faut déconstruire tout ça.» (p.8) 


La migration 

«Les nuits, je ne dors pas. Je rêve. Je rêve d’un retour pas comme j’ai rêvé du départ. Ça ne finit pas comme je voulais, alors je reste en éveil. J’attends. Comme tous ceux qui attendent. Que quelque chose arrive. Mais je n’en peux plus d’attendre. Je me demande... Je me demande ce qui arrive quand on voyage sous un train.»

 Abordée surtout par le prisme du retour et de l’attente de ceux qui restent (un angle de vue extrêmement rare),la migration est ici saisie comme un désastre.Malick s’interroge beaucoup sur ce qui l’attend, la façon dont il pourra assumer la honte de son échec, sur les comptes que lui demanderont ceux qui l’ont aidé à partir. Corroboré par les Jeunesses, qui estiment que revenir chez soi ouvrir une épicerie alors qu’on a pu aller en France est honteux, cette pression dont témoigne Malick dénonce le fantasme (cf. les «rêves» de Lamine sur la barque des migrants) d’un éden européen contre une Afrique miséreuse. On retrouve l’idéalisme des pays visés par les migrants: (richesse du Nord, technologie à portée de main, fortune qui se propage dans le cercle familial, etc.). Pour les Jeunesses, même la mort est préférable ailleurs. Dans cette opposition entre le fantasme du départ et la pression de l’échec,réside la tension dramatique: la résistance de ceux qui restent (Mariame, Amadou;les Jeunesses) ne parvient pas à désamorcer la catastrophe, qui semble se répéter immuablement. La possibilité du retour de Lamine enterre natale, ne serait-ce qu«en conscience», vient,un tempsrésorber cette sensation de fuite inexorablemais cet espoir retombe très vite:comme Malick il subit une double mort (sous le train à létranger/en vidéo au pays)

Les «ventres creux» (p.27), et l’image de la faim concrète comme métaphorique, sont une autre déclinaison de cette problématique. AMADOU: «Oui, il y a un creux dans le ventre de nos enfants, qui les bouffe comme du poisson séché. Oui, c’est une gueule mal ouverte dans le silence des siècles, ça ne date pas d’hier, ça ne finira pas demain. Mais qu’on tente de les retenir ou pas, ils finissent toujours par trouver une raison de s’y jeter, alors moi, ce que je fais, je les laisse trouver assez de colère pour le boucher d’eux-mêmes.» (p.26)


Frontières Sud-Nord

La ligne de séparation économique et symbolique que constitue la frontière Sud-Nord s’exprime tout particulièrement dans la bouche des Jeunesses (qui sont restées au pays ou pas encore parties?), avec l’idée d’un «Nord» riche et opulent: «Les plus riches, c’est le nord, les plus pauvres, c’est le...», «Il paraît qu’en Suisse, on ramasse des télévisions écran plat, comme ça, dans la rue» (p.22).Le fait que rejoindre le Nord demeure une illusion de bonheur est cependant presque aussitôt formulée: «Ils se jettent pour les mêmes raisons que des jeunes Chinois ou Suédois qui, torturés par la monotonie écrasante de leur vie, se jettent un matin depuis leur fenêtre» (p.28).Les Jeunesses sont lucides sur l’exploitation dont le continent est victime, qui les réduit au rôle de«ramasse bauxite» pour le Nord: «le coltan, le bois, la bauxite, l’uranium» (p.21), les ressources naturelles extraites du sol del’Afrique, sont les richesses indispensables au développement des nouvelles technologies;


Les outils pour dépasser les frontières 

L’univers des nouvelles technologies (smartphone, réseaux sociaux) et celui du foot sont évoqués tels des promesses de connexion Nord-Sud: -vidéo de la mort de Malick voyageant jusqu’en Afrique, Tweets évoqués par Amadou et Mariame AMADOU. Bien sûr que non. Elle ne tweete pas. Elle gronde l’Afrique. [...]»). -vivier métaphorique du foot: p.14-15, petit passage du monologue sur le foot; p. 34 POST. «Oui, vous qui êtes parti en dribblant le protocole de départ»; p.49«Champions League»; monologue: ballon qui dégonfle à lui qui se dégonfle et perd espoir.