Quête des personnages: une quête de l’identité
Le processus de l’immigration (dans ses deux mouvements: le désir d’ailleurs, l’attente ou le désir de retour) est traité comme un phénomène reposant sur une question plus large, qui anime les personnages: la quête de l’identité.
C’est chez Lamine que cette quête est formulée la plus clairement. Cette trajectoire débute dès le tableau 3 (tirade-manifeste adressée à sa mère).Dès l’ouverture, Mariame interroge la légitimité du départ de son fils:
«MARIAME. (exaspérée)[...] Déconstruire! On ne déconstruit pas ce qu’on n’a pas construit, Lamine. Les autres ont construit. Que les autres déconstruisent» (p.8). Lamine cherche à s’émanciper, à se confronter à ses limites: «Mes réponses, je veux les rencontrer moi-même, je pourrais les fabriquer moi-même, les bricoler oui, les bricoler mais qu’elles soient mes propres bricoles, qu’elles sortent de mes propres craintes, mes propres quêtes, mes fautes aussi, au moins qu’elles soient miennes.» (p.11).Il n’exclut pas sa mère de son futur (il reviendrait la chercher, p.8).Car à travers son désir d’ailleurs, s’exprime un désir de l’autre, une forme d’altérité généralisée, comme bien universel:
"Les autres, c’est moi, Mam. C’est moi, déplacé dans d’autres parts du monde; moi existant,moi né, moi ayant vécu, vivant, travaillant, courant, tombant, mourant et ressuscitant dans d’autres parts du monde. Les autres, c’est toi et moi, et toi et moi sommes les autres d’autres qui prévoient, ou pas, d’aller dans les autres parts du monde que toi et moi occupons pour un temps court ou long, mais un temps. Juste le temps que ça se renverse et que nous occupions une autre part du monde quand d’autres occuperaient celle qui fut la nôtre, un temps.» (p.8)
Ce vœu, tragiquement, le liera pour finirà ses camarades d’infortunes, une série «d’autres»qui périssent comme lui: «Jafissou, Marhoine, Alfred, Fayssal, Mounirath, Mbonke, Fullibert, Nazif, Mamoudhou, Basile, Adja et son bébé Nabil, Koum ... Je ne suis pas seul.» (p. 50)
Dès lors, le sentiment d’appartenance au lieu d’où l’on vient participe à l’identité;c’est peut-être la seule chose tangible sur laquelle elle se construit.Dans l’entre-deux entre vie et mort, Lamine est ramené à ce sentiment :«Tout ce que j’ai maintenant, tout ce qui me reste, c’est le sentiment. / Oui, je crois, le sentiment, je l’ai; il est à moi; il me reste / De flotter sur un ciel palpable. / De flotter sur les terres rouges ocre, ou bleues-transparentes, qui me donnent le sentiment qu’elles me connaissent depuis si longtemps. / Qu’elles ont entend uparler de moi, de mon histoire, une fois, ou deux fois, ou plusieurs milliers de plusieurs fois.» (p.15)
.Cette vie que se rêvait Lamine efface sa vie d’avant, ne lui laissant que ce sentiment d’appartenance: «POST. Prenez un bout de papier et déposez-y votre vie, ou... votre non-vie.LAMINE. Impossible.POST. Oubliée?LAMINE. Effacée. [...] Tout ce que je veux, monsieur, c’est retourner chez moi, je suis fatigué/»(p.34)»Dans le tableau8, la question de son identité semble se cristalliser autour de l’intériorité, et du vide qui l’habite, un sentiment d’incomplétude. Les rêves de Lamine sont le dernier rempart de son être:«J’ai déjà laissé tomber ma famille, mon nom, mon identité. J’ai laissé tout ça, derrière. Et maintenant vous voulez que je jette tous mes rêves? Par-dessus bord?» (p.41)«Voilà ce que je suis. Je l’étais même avant de m’en rendre compte. J’avais les yeux grands ouverts et ça ne me suffisait plus, je voulais voir, me voir dans les yeux des «autres». [...] J’avais décidé que la limite de la marche n’était ni la barrière, ni les frontières, ni la mer, encore moins la Méditerranée, ni l’identité, ni les papiers qui la portent, encore moins les pièces en papier, ni le désamour des autres, ni leur haine, ni leur peur, mais uniquement le vide. Ce vide de nous-mêmes face au monde Mariame et Amadou énoncent quant à eux en termes politiques et métaphysiques cette perte d’identité qu’ils comprennent comme un phénomène social plus large,une maladie de l’époque:
MARIAME «Nous sommes dans ce siècle où les hommes ont perdu l’humain en eux. Ils sont à l’envers. Ils donnent toits, lits, repas et habits chauds à des chats; mais à des humains, c’est la rue,son grabat, la nudité grinçante des nuits, le pied du mur. Ils sont à l’envers, Lamine. Et Dieu est absent, qu’il me pardonne» (p.10)
Dans le régime métaphorique du purgatoire, les êtres qui demandent le droit de retour ne sont plus des vies, mais des consciences. POST: «le retour des consciences vers la terre natale» (p.33);
AMADOU «Ce qui est assis, c’est un ensemble incohérent de présence diffuses et de diverses contenances. Des formes presque humaines, souvent sans les choses qui les humanisent le plus: mobiles un temps, immobiles un... [...] Ce sont des consciences! Elles sont craquelées par le vide d’elles-mêmes et l’affront de la mort, comme l’argile quand la sécheresse a aspiré d’elle toute ligne d’eau. Au départ, elles sont projetées dans le monde, portées par la vague fascination de l’inconnu, et elles se sont jetées contre des murailles, et s’étant fracassées elles viennent se déposer là, choquées, déchues, nues, dans l’attente d’une deuxième mort, peut-être.» (p.24)