Commentaire d'un extrait de L'ïle des Esclaves sur France Culture
"L'Île des esclaves" de Marivaux - Étude des scènes IX, X et XI
« Aucune pièce de Marivaux n’a plus de ”philosophie”, aucune n’a plus de ”théâtralité” ; tout y est sens et tout y est jeu ». Voila ce qu’on peut lire dans la notice signée Henri Coulet et Michel Gilot de la célèbre Pléiade à propos de L’Île des esclaves, cette petite comédie en un seul et unique acte et en prose de Marivaux.
Quelle philosophie ?
La Rochefoucauld dirait : une « haute sagesse, fondée sur la méditation de la vie, et donnant une grande force d'âme dans les vicissitudes » (Œuvres, 1655, Maxime 22).
C’est vrai. Mais pour transmettre cette sagesse sans avoir l’air de faire la leçon, Marivaux recourt à la théâtralité propre aux comédiens-italiens pour lesquels il écrit. L’auteur exploite les nouveaux traits que Thomassin a donné à son Arlequin : non plus lourdaud et sans vergogne, comme ses prédécesseurs du XVIIe siècle, mais petit, « silhouette hésitante, un peu benêt, un peu émerveillé, il fait plaisir à voir ». Dans la petite comédie en un acte, ce « petit homme » (Marivaux) devient le véritable acteur/maître de l’action quand Trivelin se contente d’en poser le cadre et les règles.
L'intrigue
L’intrigue de la pièce repose sur un jeu de rôles qui lui-même exacerbe la théâtralité, le travestissement. Rappelons la situation. L’île des esclaves où s’est échoué un navire laisse sur sa grève deux couples formés l’un d’Arlequin et de son maître Iphicrate, l’autre de la soubrette Cléanthis et de sa maîtresse Euphrosine. L’île devient l’espace d’un renversement des conditions de maîtres et valets. Trivelin, organisateur d’une l’épreuve qui doit corriger les maîtres en les « rend[ant] sensibles aux maux qu’on […] éprouve en esclavage » ordonne l’échange des noms et des habits. Non sans ironie, Marivaux utilise ce stratagème pour mettre en lumière les rôles dans lesquels chacun s’enferme, qui conditionnent nos existences.
L'intention
Pour autant, en ce début du XVIIIe siècle, Marivaux ne se sert pas du théâtre comme d’une tribune politique. Le théâtre est alors une boîte où agit le charme de la fiction. L’identification forcée des maîtres aux domestiques et des domestiques aux maîtres conduit chacun à éprouver, pour les uns, la honte d’entendre le portrait peu flatteur qui est fait de soi par ses domestiques et l’humiliation d’être le sujet de leurs projets de mésalliances, et, pour les autres, le ressentiment de s’être vu maltraité par sa maîtresse pendant longtemps, ou, au contraire, la joie malicieuse de se moquer de son maître.
À force de jouer avec la fibre sensible de ses personnages, le « cours d’humanité » dispensé par Marivaux sur l’île finit par porter ses fruits. Lorsqu’Arlequin déclare sa flamme à une Euphrosine qui n’en peut plus, l’ancienne maîtresse répond au valet par une tirade pathétique où, pour la première fois, elle en appelle à sa « compassion ». Le bouffon italien se retrouve tout démuni, ce que Marivaux souligne par une didascalie et une réplique : « abattu et les bras abaissés, comme immobile [il ne peut que dire] : j’ai perdu la parole ».
En trois scènes, Marivaux construit par palier un dénouement vertueux. Le pathétique et le comique s’enchevêtrent, s’imbriquent, de manière singulière pour attendrir les spectateurs tout en préservant le plaisir d’un bon spectacle.
Analyse réalisée par Lucille Perello, professeure de Lettres et de théâtre.