Témoignages de moments extrêmes où la littérature demeure un recours:
Semprún, L’Écriture ou la Vie - La mort de Maurice Halbwachs
Il avait tourné les talons en m’accompagnant jusqu’au châlit de Maurice Halbwachs.
— Dein Herr Professor, avait-il chuchoté, kommt heute noch durch’s Kamin.
J’avais pris la main de Halbwachs qui n’avait pas eu la force d’ouvrir les yeux. J’avais senti seulement une réponse de ses doigts, une pression légère : message presque imperceptible. Le professeur Maurice Halbwachs était parvenu à la limite des résistances humaines. Il se vidait lentement de sa substance, arrivé au stade ultime de la dysenterie qui l’emportait dans la puanteur.
Un peu plus tard, alors que je lui racontais n’importe quoi, simplement pour qu’il entende le son d’une voix amie, il a soudain ouvert les yeux. La détresse immonde, la honte de son corps en déliquescence y étaient lisibles. Mais aussi une flamme de dignité, d’humanité vaincue mais inentamée. La lueur immortelle d’un regard qui constate l’approche de la mort, qui sait à quoi s’en tenir, qui en a fait le tour, qui en mesure face à face les risques et les enjeux, librement : souverainement.
Alors, dans une panique soudaine, ignorant si je puis invoquer quelque Dieu pour accompagner Maurice Halbwachs, conscient de la nécessité d’une prière, pourtant, la gorge serrée, je dis à haute voix, essayant de maîtriser celle-ci, de la timbrer comme il faut, quelques vers de Baudelaire. C’est la seule chose qui me vienne à l’esprit.
Ô mort, vieux capitaine, il est temps, levons l’ancre…
Le regard de Halbwachs devient moins flou, semble s’étonner.
Je continue de réciter. Quand j’arrive à
… nos cœurs que tu connais sont remplis de rayons,
un mince frémissement s’esquisse sur les lèvres de Maurice Halbwachs.
Il sourit, mourant, son regard sur moi, fraternel.
Mais le tire de l'oeuvre, L'écriture ou la vie, montre bien que pendant longtemps pour Semprun, l'écriture a été associée à la mort et que l'expérience du camp avait paralysé en lui la possibilité d'écrire et de dire: