« Comme il vous plaira » de William Shakespeare [extraits]
Acte II, scène 7 :
L’ancien duc – Tu vois, nous ne sommes pas les seuls infortunés.
Dans ce théâtre immense qu’est l’univers se donnent
D’autres spectacles, et plus attristants, que la scène
Où nous jouons.
Jaques – Le monde entier est un théâtre
Où tous – les hommes, les femmes – sont de simples acteurs.
Ils y ont leurs entrées, leurs sorties, et chacun
Joue bon nombre de rôles dans sa vie, et les actes
Y délimitent sept âges. D’abord, le nourrisson
Qui vagit et vomit, dans les bras d’une nounou.
Puis, l’écolier geignard – face luisante le matin,
Cartable au dos – qui se traîne, lent comme l’escargot,
Jusqu’à l’école. Ensuite, l’amoureux qui soupire
Tel un soufflet de forge et d’une triste ballade
Chante le sourcil de sa maîtresse. Vient le soldat –
Plein de jurons étranges, barbu comme léopard,
Jaloux de son honneur, vif, prompt à la querelle –
Qui s’en va conquérir cette chimère qu’est la gloire
Jusque dans la gueule du canon. Puis, c’est le juge –
Ventre bien arrondi, doublé de bon chapon,
L’œil sévère et la barbe en forme et bien taillée,
Plein de sages dictons, d’exemples rabâchés –
Et tel, il joue son rôle. Le sixième âge figure
Le vieillard de la farce, tout maigre et en pantoufles,
Sur le nez : les bésicles, au côté : l’escarcelle ;
Ses chausses d’adolescent, bien conservées, ballottent
Sur son maigre mollet, et sa voix mâle et forte,
Retrouvant le fausset du gamin, a le timbre
Flûté et chevrotant. Le tout dernier tableau,
Qui clôt cette chronique étrange et mouvementée,
C’est la retombée en enfance, l’oubli total –
Sans dents, sans yeux, sans goût, sans rien du tout.
Acte III, scène 2 :
Rosalinde (déguisée sous le nom de Ganymède) – Dites donc, forestier – vous m’entendez ?
Orlando – Très bien. Que voulez-vous ?
Rosalinde – Que dit l’horloge, s’il vous plaît ?
Orlando – Vous devriez me demander quelle heure il est au soleil. Il n’y a pas d’horloge dans la forêt.
Rosalinde – Alors, il n’y a pas de véritable amoureux dans la forêt. Autrement, un soupir à la minute et un gémissement par heure baliseraient la marche indolente du temps aussi bien que l’horloge.
Orlando – Et pourquoi pas la marche rapide du temps ? Cela n’aurait-il pas été aussi juste ?
Rosalinde – Nullement, monsieur. Le temps passe à des allures différentes selon les personnes. Je vous dirais bien pour qui le temps va l’amble, pour qui il trotte, pour qui il galope, et pour qui il reste immobile.
Orlando – Il trotte pour qui, peut-on savoir ?
Rosalinde – Pardi, il va au grand trot pour une jeune fille entre le jour de la promesse de mariage et celui des noces. L’intervalle ne serait-il que de sept jours, l’allure du temps y est si inconfortable que cela lui semble durer sept ans.
Orlando – Pour qui le temps va-t-il à l’amble ?
Rosalinde – Pour un prêtre qui ne sait pas de latin et un riche qui n’a pas la goutte ; car l’un, incapable d’étudier, a le sommeil facile, et l’autre, ne ressentant aucun mal, mène joyeuse vie. Celui-là ignore le fardeau du savoir qui use et amaigrit ; celui-ci ne connaît pas le fardeau accablant de la misère persistante. Pour ces gens-là, le temps va l’amble.
Orlando – Pour qui galope-t-il ?
Rosalinde – Pour le voleur qu’on mène à la potence ; car, si posément qu’il mette le pied par terre à chaque pas, il estime y arriver trop tôt.
Orlando – Et pour qui reste-t-il immobile ?
Rosalinde – Pour les gens de loi pendant les vacations ; car d’une session à l’autre ils dorment et ne voient donc pas le temps passer.