"Appuyons nous sur la scène trois de la première Journée : la première rencontre entre Prouhèze et Don Camille. Dans cette scène, Claudel retravaille une obsession du théâtre symboliste : la scène voilée, partiellement invisible ou tout du moins rendue en partie opaque à la vision du spectateur, exacerbant de fait le « non-engagement » relatif du plateau14. En effet, la didascalie initiale indique :
« Une espèce de charmille formée de plantes aux feuilles épaisses.
Obscurité résultant de l’ombre d’arbres compacts. Par quelques interstices
passent cependant des rayons de soleil qui font des taches ardentes sur le sol.
Du côté invisible de la charmille et ne laissant paraître à travers les
feuilles pendant qu’elle marche au côté de Don Camille que des éclairs de sa
robe rouge, DoñaProuhèze. Du côté visible Don Camille ».
Prouhèze, partiellement cachée derrière des branchages,
converse avec Camille. La mise en scène d’Antoine Vitez joue
ainsi d’un paravent / tapisserie portative et d’un éventail pour figurer ce jeu
de scène.
Cela permet de respecter le souhait de Claudel : cette mise en scène est artisanale et semble montrer les arcanes de la création, puisque la comédienne, alors technicienne (Jeanne Vitez), qui manie le paravent aux côtés de Prouhèze (Ludmila Mikaël), est elle-même visible et rejoue sur le plateau une dissolution de la coulisse.
D’autre part, le passage du paravent à l’éventail permet ici une figuration efficace du drame qui se joue : l’éventail, accessoire cher à Claudel, est employé par Prouhèze comme une protection vis-à-vis du regard de Camille, mais il est également manié comme une arme de défense et d’attaque. Ainsi est travaillée une scène de regard subreptice entre les deux personnages : la femme mariée, interdite, épiée entre les branches par le renégat Camille (Robin Renucci). Le caractère symbolique de ce jeu de scène semble ainsi nous aiguiller : le regard subreptice est ici le paradigme de la tension dramatique, ce qui nous incite donc à en rechercher des signes dans le texte lui-même. Peut-on dire que le texte lui aussi est comme voilé et ajouré, et qu’explicitement il ne s’engage pas sur certaines propriétés du personnage et de sa pensée ? Claudel a-t-il stylistiquement mis à jour le stratagème ? Car il s’agit bien ici d’une stratégie d’évitement que rejouent les paroles elles-mêmes.
Dans cette scène où le spectateur découvre Prouhèze pour la première fois, cette découverte est comme perpétuellement différée. Comme le montre la didascalie, l’hyperbate renvoie l’apparition du nom de Prouhèze à la toute fin de la description du « côté invisible » de la charmille. D’autre part, paradoxalement, le spectateur ne découvre pas Prouhèze avec le héros Rodrigue, mais avec Camille. Ce couple en contrepoint travaille déjà le motif de « la présence absence » (Rodrigue ne rencontrera Prouhèze scéniquement qu’à la fin de la troisième Journée) ; ce qui permet d’autant mieux, dans le refus qu’elle assène à don Camille, de reconnaître Prouhèze comme cette « femme interdite », figure récurrente de la mythologie claudélienne. En effet, comme Ysé dans Partage de midi, Prouhèze est alors mariée à Don Pélage. Les deux femmes se définissent par l’interdit qu’elles représentent, sans pour autant que la défense maritale constitue un obstacle infranchissable, tout comme cette charmille qui n’est qu’une frontière poreuse. De même qu’Ysé ne se trouve pas si « défendue » (jouant sur le double sens, militaire et moral, de ce terme) ; de même Prouhèze dans cette première Journée met ses propres défenses à l’épreuve : elle réclame de Don Balthazar une vive escorte pour se protéger d’elle-même, offre même à la Vierge l’un de ses souliers ; mais c’est finalement pour « tout mettre en œuvre contre » ces entraves : elle ne pourra « s’élancer vers le mal [qu’avec] un pied boiteux ». Ainsi la stratégie est à la fois un évitement et un refus : un refus du mal, qui n’empêche pourtant pas le péché d’exister, comme le tigre derrière ses broussailles.
Or dans cette scène d’opposition à Don Camille, ce va-et-vient entre défense et transgression est reconnaissable à même le texte, dans des jeux de reprise, notamment sur les verbes « permettre » et « défendre ». Ce sont des termes employés par Camille que Prouhèze reprend en litote : « Je ne vous ai rien permis et Don Pélage ne m’a rien défendu ». Il s’agit donc, dans le langage, d’une négation, d’un « rien », qui est en réalité beaucoup, comme l’affirme dans cette même scène Camille parlant de Mogador : « N’est-ce rien que ce rien qui nous délivre de tout ? ». Ainsi, nous pourrions comprendre cette figure de la litote, renforcée par des jeux de reprise, comme une forme de non-engagement du langage qui se voudrait signifiant. Comme l’affirme Prouhèze : « J’ai dit ce que j’ai dit » : la forme prise par le langage constitue le sens autant que les paroles prononcées. Dans ce travail sur la litote, Claudel semble jouer de la référence à un autre Rodrigue,Le Cid, et au « non-engagement » de Chimène, tendue entre « adhésion et refus17 » dans le dilemme cornélien. Le langage pose ainsi la résistance du personnage dans ses contradictions, et permet de problématiser cette réticence à faire le mal, autant que la volonté de Prouhèze de ne pas se révéler tout à fait à son interlocuteur, le renégat Camille. Lui qui se vente de « savoir ce [qu’elle pense] » se voit sans cesse rétorquer de sa part « je ne l’ai pas pensé ». Ainsi, tout l’intérêt de ce non-engagement est justement de le mettre à l’épreuve du temps, et ce face à Camille comme face à Rodrigue : jusqu’à quand Prouhèze va-t-elle demeurer sur la défensive, et va-t-elle finir par transgresser le lien marital ? C’est donc bien dans cette tension que se jouent bon nombre de scènes, et particulièrement celle-ci, qui met ce procédé visuellement en scène de manière originale. Il s’agit en effet, pour Camille, comme pour le spectateur/auditeur/lecteur, d’être sans cesse attentif aux paroles de Prouhèze, dans l’attente de la surprendre en train de s’engager (ou plutôt de se désengager envers son mari). La notion d’engagement et de non-engagement (marital, religieux … ) est donc bien ici en jeu dans le langage lui-même.
Ainsi, ce motif, entre négation et refus, semble effectivement autant explicite qu’implicite, selon les catégories de Dominic Lopes. Il y a un manque dans les mots. Ils disent leur négation avec, de manière latente, l’horizon d’une promesse impossible car toujours déçue : une restriction est donc imposée quant à certaines propriétés qui ne peuvent être énoncées, et ce dans un refus véritable. Prouhèze, notamment dans la scène de séparation ultime avec Rodrigue, doit apprendre à ce dernier à renoncer à elle."
" Choisir de montrer ou de ne pas montrer, autant que de dire ou de ne pas dire. Mais surtout dire sans dire pour affirmer ce qui ne doit pas être. Parfois même avouer sans agir, et s’absenter pour mieux trouver la présence de l’autre. Et enfin promettre sans pouvoir s’engager. Ce modèle du non-engagement dans le théâtre claudélien questionne la figure récurrente de la « promesse qui ne peut être tenue18 » : le salut ne peut être trouvé que dans le refus et l’abandon, dans ce « non » qui fut la seule réponse de Dieu lorsque Claudel désira se mettre à son service. C’est notamment par ce désengagement que l’homme s’engage sur la voie de la rédemption. Il s’agit bien là d’une esthétique théologique et d’un modèle de révélation indirecte propre à la dramaturgie claudélienne. Chez Claudel en effet, on ne peut aller directement à Dieu : la figure féminine est médiatrice, tout en étant elle-même opaque. Les chemins de traverse sont donc parfois des détours bénéfiques, voire même incontournables" N.G.
Sur Claudel et l'éventail : voir son livre-éventail, en référence à la poésie japonaise: Cent Phrases pour éventail.
Lecture des poèmes de CEnt Phrases pour un éventail
Cent phrases pour éventails est un recueil de cent soixante-douze haïkus composés par Paul Claudel entre juin 1926 et janvier 1927 lorsqu'il était ambassadeur de France à Tokyo