En mettant en scène Le Soulier de satin, Barrault et Vitez affrontaient un vers d’allure bien différente de celui de L’Échange ou de Partage de midi. Il est, cette fois, exceptionnellement court, et régulièrement long, plus proche d’un paragraphe de deux à quatre lignes. Il présente donc un défi presque constant si l’on veut jouer le jeu du rythme respiratoire.
Lorsqu’il a réalisé sa première mise en scène du Soulier de satin en 1943 à la Comédie-Française, Barrault a travaillé avec Claudel. Ce dernier, qui résidait à Brangues, lui a envoyé, au début de leur travail commun, une édition complète de son texte avec différentes annotations relatives à la mise en scène et à la diction. Ce document a été exploité récemment par Sophie Gaillard.
Claudel y présente la liste de nombreux signes visant à guider la réalisation vocale des acteurs :
О un temps
ϴ demi-temps
< crescendo
> decrescendo
ˈ’ accent tonique
r rapidement
rr plus rapidement
l lent
ll plus lent
s en syllabant
. accentuation de la sonorité
/ monter sur la syllabe
\ descendre sur la syllabe
~ bien marquer la modulation de l’iambe
n. discours naturel
En réalité, seules cinq scènes ont été annotées avec ces signes et, même dans ce cas, leur emploi est restreint. Le signe le plus utilisé est, tout simplement, le soulignement de syllabe ou de mot avec, occasionnellement, des barres verticales à l’intérieur du texte. On remarque qu’aucune de ces indications complémentaires ne mentionne les respirations : on pourra dire que la matérialité du retour à la ligne suffit, mais, très occasionnellement, Claudel utilise quand même le signe О en fin de verset.
Par ailleurs, Claudel est parfois intervenu lors des répétitions pour corriger la déclamation des acteurs. Barrault a notamment reproduit un document où il reprend Mary Marquet et Maurice Donneaud « q[ui] se remettent de temps en temps à bramer ».
Les remarques de Claudel sur la mise en voix du Soulier sont donc ponctuelles et se focalisent sur certains points touchant avant tout à l’articulation. Elles font écho au souvenir rapporté par Ève Francis à propos de L’Otage que nous avons mentionné : les acteurs s’étaient montrés déconcertés par les remarques de l’auteur qui se concentraient tout à coup sur tel ou tel détail. En passant par l’intermédiaire de Jean-Louis Barrault, l’écueil était évité.On a la chance d’avoir un enregistrement de la représentation du 12 mars 1944 qui fut radiodiffusée. Il permet de se rendre compte que les indications de Claudel ont bien été transmises aux acteurs. En revanche, si l’on prend comme support d’étude l’édition encore complète de son drame sur laquelle Claudel avait fait usage de signes prosodiques, il est beaucoup plus difficile d’y relever une véritable attention même si, à certains moments, il semble ne pas faire de doute que Barrault a retenu certaines attentes du dramaturge. On peut par exemple trouver une certaine pertinence à la notion d’iambe marquant l’articulation du verset autour de deux timbres. Cependant, comme le note Sophie Gaillard, on est plus proche « d’un paratexte didascalique que d’un livre de régie ».. Un point est d’ailleurs révélateur : en face de certaines des indications prosodiques de Claudel notées dans l’exemplaire transmis, Barrault avait imaginé une transcription plus évidente pour le lecteur : augmenter le corps du texte ou le diminuer pour les crescendo et decrescendo, le gras pour l’accent tonique, des caractères serrés ou espacés pour traduire les accélérations ou ralentissements demandés. Or, lors de l’édition de la version pour la scène, aucun de ces procédés ne sera utilisé.
Concernant le verset, Barrault ne semble pas avoir cherché à jouer sur le principe de l’unité de souffle, ce qui aurait mis les acteurs en difficulté. À l’écoute, les respirations sont si nombreuses au sein des versets qu’aucune identification n’est possible, quand bien même la fin du verset serait marquée par la reprise du souffle. Cependant, si l’on s’intéresse à l’un des moments clés du drame, la dernière rencontre entre Rodrigue et Prouhèze qui conclut la troisième journée, on constate que sa structure n’est pas totalement négligée. Ainsi, Barrault prend soin de marquer la disjonction :
Le Vice-Roi. — Il m’importe fort peu que Don
Camille, comme vous l’appelez, Ochiali, ou quel que soit son nom de renégat,
Conserve Mogador
Néanmoins, peu après, il reconstruit plus librement l’architecture de ses trois vers :
Le Vice-Roi. — Pourquoi n’aurais-je pas fait
rentrer le Maroc dans cette nouvelle figure des évènements que votre appel,
Achevant l’aspect et moment général de l’univers comme une figure horoscopique,
M’invitait par mon départ à détermine ?
Il les réalise ainsi : « Pourquoi n’aurais-je pas fait rentrer le Maroc // dans cette nouvelle figure des évènements // que votre appel [] Achevant l’aspect et moment général de l’univers comme une figure horoscopique, // M’invitait par mon départ à déterminer ? » Il surjoue ainsi une forme d’enjambement entre les deux premiers versets, mais marque la coupure avant le troisième.
Après avoir écouté la radiodiffusion, Claudel félicite le metteur en scène : « Tout m’a paru parfait. Le dramaturge n’éprouvait, on le sait, aucun fétichisme quant à son texte. Il n’y avait donc aucune raison de le voir s’offusquer d’un traitement vocal libre de son verset.
Quand Vitez propose sa mise en scène de L’Échange, à la fin de 1986, c’est en ayant déjà en vue la création de la version intégrale du Soulier de satin à Avignon. Pour le vers, Vitez manifeste toujours la même exigence, comme le montre le Journal de bord d’Éloi Recoing : « Respecter l’unité de souffle du verset claudélien au risque de manquer de souffle, c’est cela qui permettra de trouver la souffrance à l’intérieur de l’exultatio » « Un verset est comme de la pâte de guimauve que l’acteur peut distordre à volonté mais qu’il ne doit jamais rompre » ; « on peut très bien, sans reprendre souffle, changer de registre à l’intérieur d’un même vers » Pourtant, à l’écoute des enregistrements la longueur des versets impose de nombreuses respirations intermédiaires chez la plupart des interprètes. On sent néanmoins nettement chez certains – Antoine Vitez, bien sûr, mais aussi Didier Sandre ou Ludmila Mikaël – la volonté de maintenir le fil et de marquer le changement de vers qui reste, beaucoup plus que chez Barrault, une sorte de guide. L’écriture dramatique de Claudel ne lui donne plus le même rôle que dans L’Échange ou Partage de midi où il permettait de communiquer un sous-texte derrière l’apparente logique syntaxique. Vitez ne pouvait qu’en être conscient. Dans la scène 8 de la quatrième journée qui voit s’affronter Rodrigue et sa fille adoptive, Doña Sept-Épées, il use d’un subterfuge alors que le verset retrouve tout à coup des jeux de disjonctions proches des premiers drames de Claudel pour traduire le trouble de Rodrigue à l’évocation de Prouhèze décédée :
Sept-Épées. — Mais elle va être là tout à
l’heure. Bientôt. Celle que vous aimiez, bientôt, celle que vous aimiez, vous
allez la retrouver bientôt.
Don Rodrigue.
— Et moi, je pense que ce sera jamais ! Cette absence essentielle,
oui, ma chérie, et même quand vous étiez vivante et que je vous
Possédais entre mes bras en cette
Étreinte qui tarit l’espoir,
Qui sait si elle était autre chose qu’un
Commencement et apprentissage de ce
Besoin sans fond et sans espoir à quoi je suis
Prédestiné, pur et sans contrepartie ?
Ce n’est pas Rodrigue seul qui porte cette expression heurtée, mais Doña Sept-Épées qui tente à plusieurs reprises de faire taire son père en plaçant la main devant sa bouche.
Pour conclure, il ne s’agit pas, bien évidemment, de porter un regard normatif sur l’interprétation du vers claudélien. On peut bien sûr s’amuser des curieuses sinuosités de l’Histoire : Claudel a trouvé en Barrault, non le metteur en scène du verbe qu’il semblait attendre depuis 1912, sensible à la conception à la fois intellectuelle et pratique de son vers, mais celui du corps incarné, avec toute sa richesse expressive qui intégrait bien évidemment la voix.
Il n’a jamais connu Antoine Vitez qui, plus tard, a su respecter le vers claudélien dans sa dimension pneumatique pour lui apporter sa plus belle et sa plus intelligente réalisation vocale. Est-ce pour autant un modèle définitif ? L’approbation que Claudel avait donnée à Barrault, mais aussi les remarques et conseils qu’il avait prodigués à propos du Soulier de satin – dont l’écriture dramatique vient en partie brouiller les cartes par rapport aux versets des premiers drames –, montrent que, pour lui, le respect du vers comme unité de souffle était secondaire : il était finalement beaucoup plus sensible aux articulations, aux jeux de timbres inscrits notamment dans cette notion d’iambe, pour lui si fondamentale et pourtant souvent ignorée ou minorée.
Plutôt que de vouloir établir une hiérarchie, l’enjeu de la comparaison est de mesurer la persistance d’une même fascination pour l’écriture dramatique en versets, fascination d’autant plus forte qu’elle ne peut être réductible à une recette mécanique qui s’appliquerait à tout le théâtre de Claudel, mais qu’elle ne cesse d’interroger l’interprète. Si l’on a pu, non opposer, mais distinguer la perspective davantage anthropologique de Barrault de celle plus politique de Vitez, c’est simplement pour montrer comment la force poétique du langage claudélien tient à la diversité des interprétations qu’il suscite, Claudel lui-même se montrant finalement assez paradoxal. L’énergie de son langage dramatique tient plus aux questions qu’il suscite qu’aux solutions qu’il propose. C’est ainsi qu’il survit, échappant aux recettes. On peut rappeler ce que Vitez déclarait dans l’éditorial du premier numéro de la revue L’Art du théâtre, parue lorsqu’il dirigeait le théâtre de Chaillot :
"Le texte de théâtre n’aura de valeur pour nous qu’inattendu, et – proprement – injouable. L’œuvre dramatique est une énigme que le théâtre doit résoudre. Il y met parfois beaucoup de temps. Nul ne savait comment jouer Claudel au commencement, ni Tchekhov, mais c’est d’avoir à jouer l’impossible qui transforme la scène et le jeu de l’acteur ; ainsi le poète dramatique est-il à l’origine des changements formels du théâtre ; sa solitude, son inexpérience, son irresponsabilité même, nous sont précieuses. Qu’avons-nous à faire d’auteurs chevronnés prévoyant les effets d’éclairage et la pente des planchers ?"
De là cette « démarche inépuisable » que Barrault évoquait dans sa lettre à Vitez et qui s’est poursuivie et encore renouvelée, depuis, pour Le Soulier de satin, avec Olivier Py. Plus qu’un modèle, Claudel, par son écriture indissolublement poétique et dramatique, est toujours source d’inspiration pour le théâtre.